Signes avant-coureurs
Les prises de conscience – notamment de la part de
l’entourage – ne sont pas spontanées. Vient néanmoins un moment où des indices
s’accumulent, sans cependant pouvoir bien nommer ce dont il s’agit. La
nécessité qu’il y a quelque chose à faire se transforme en une évidence.
Un petit nombre d’années auparavant, son médecin traitant
avait décelé de premiers troubles et orienté Magali vers le service de gériatrie d’un hôpital parisien.
Il s’en était suivi l’inscription à un atelier d’aide à la mémoire auquel elle
se rendait de façon assez espacée. Deux fois par mois ? Puis, en raison
d’une faible motivation ou à la suite de quelque sombre raison administrative,
ça s’était arrêté après l’interruption due à des vacances d’été.
Ce qui semble avoir mis la puce à l’oreille dans son
voisinage et, par contre coup, parmi ses proches, a été une suite de petits
incidents.
Exemple :
Elle se rend, sans le ticket qu’elle dit ne pas retrouver, dans une teinturerie
pour y récupérer des draps. L’employée n’en n’a pas trace. Magali s’emporte, soupçonne un trafic, et reviendra quelques
temps plus tard dénoncer l’employée à la patronne et menacer d’une déposition
au commissariat. Histoire de calmer le jeu, la patronne lui remet des draps qui
traînaient depuis longtemps dans l’arrière-boutique, le véritable client n’étant
jamais venu les rechercher.
Par l’intermédiaire de la gardienne de l’immeuble où elle
habite, certains voisins ou commerçants ont obtenu le numéro de téléphone d’une
de ses sœurs ou de son frère : ils les ont appelés afin de s’assurer que
ceux-ci étaient au courant de comportements qui commençaient à les inquiéter.
Moins à proximité mais néanmoins en contact assez suivi, la fratrie
a également l’occasion de prendre la dimension des évolutions en cours. Ainsi,
invitée chez une de ses sœurs pour fêter ses 70 ans, elle participe pleinement,
souffle ses bougies, se déclare enchantée. Les invités s’en vont, on débarrasse
la table, Magali
regarde les restes du repas et des bougies : Oh ! On a
fêté un anniversaire… Mais de qui ?
Des prothèses pour une mémoire défaillante…
Progressivement, dans son entourage immédiat – en premier lieu,
des sœurs et son frère – on s’aperçoit qu’elle se met à noter de plus en plus
de petites choses élémentaires dans son agenda.
Non
seulement un rendez-vous tel jour à telle heure mais les coordonnées de la
personne en question, de façon détaillée comment s’y rendre, les indications
des lignes de métro, les correspondances, les escaliers et couloirs à
emprunter, comment se repérer dans la rue, alors qu’elle a déjà fait 36 fois le
trajet…
Bien que faisant si besoin appel à sa sœur Véra ou à son frère Trevor, qui sont comme
elle en région parisienne, pour l’aider à constituer ou finaliser quelque
dossier administratif, les indications données se diluent au moment où elle se retrouve seule avec elle-même.
Absolument sûre un jour, incertaine le lendemain, d’avoir envoyé sa déclaration
d’impôts, elle ne sait tout d’un coup plus à quelle adresse : au Centre des
déclarations de son arrondissement parisien ? Ou aux Services de recouvrement par
mensualisation du Trésor, à Montpellier ? Ou peut-être l’a-t-elle même expédiée
au conseiller financier de sa banque toute proche ?
Dans son appartement, ses dossiers (électricité,
banque, impôts, mutuelle…) commencent à s’étaler sur la table, puis sur un
canapé, sur des chaises, puis sur le plancher. C’est pour mieux
les avoir rapidement sous les yeux... dit Magali… Mais il lui arrive régulièrement
de ne plus savoir retrouver le dossier qu’il faut pour y classer un nouveau
document.
Encore faudrait-il qu’elle ait au préalable ouvert son
courrier : il n’est pas rare que plusieurs enveloppes déjà là depuis un certain
temps, attendent sagement déposées dans un fauteuil. Un jour, désespoir, appels
à l’aide au téléphone : où est passé son sac à main ? Elle mettra
plus de 24 heures pour le retrouver, masqué par un rideau qu’elle avait tiré,
la nuit tombante.
Au sein de l’agenda comme sur les dossiers et les documents,
une constellation de petits post-it multicolores viennent
s’abattre : ils sont censés rappeler à chaque fois le quoi, avec qui,
quand… Rassurants sur le moment, presqu’aussitôt oubliés – ce qui justifiera de
les recouvrir par d’autres presqu’identiques quelque temps plus tard.
… qui ont néanmoins une relative efficacité
Même si cela a effectivement semblé surprenant à ses proches
et conduit à une énumération fastidieuse pour le lecteur, de telles démarches ont
une réelle signification. Au fur et à mesure que la mémoire spontanée se met à
faire défaut, Magali
a l’intuition de mettre en place une mémoire de secours : par écrit et en
faisant appel à des savoir-faire qui lui viennent de sa vie professionnelle.
Tant que ces procédés la maintiennent dans un cadre
structuré bien connu, ils s’avèrent efficaces : avec la disposition des
semaines, des jours et des heures, l’agenda lui permet de se situer dans le
temps. Il renvoie aussi à un répertoire alphabétique où les noms adresses et
numéros de téléphone sont systématiquement consignés… Ce qui lui fait d’ailleurs
bénéficier d’une autre mémoire de secours dont elle ne manque pas d’user –
parfois d’abuser… en téléphonant à son environnement familial et amical. Cela
peut aller de confirmer la date du jour, un point mentionné dans son agenda, à bien d’autres choses.
Mais si un tel cadre est absent (c'est le cas le floraison des post-it), les inconvénients s'additionnent : perte de temps à les rédiger et inutilité de fait car ils ne seront pas relus.
PC, télé, téléphone
Autre dégradation : une difficulté grandissante pour
utiliser des objets techniques courants.
Quelques années auparavant – au moment d’abandonner la vie
dite active, son entourage s’était cotisé pour participer à l’acquisition d’un
PC – son ordi. Magali en avait déjà un peu tâté à titre professionnel,
avait opté de suivre quelques cours d’initiation, et s’y était, tous comptes
faits, assez bien mise.
Principales
utilisations : le traitement de texte et la messagerie. Déjà, en raison de
la responsabilité qu’elle assumait en tant que présidente de l’association des
copropriétaires de son immeuble ; comme participante active d’une
association paroissiale et culturelle au centre de Paris ; et, sans conteste, au
sein des flux de messages échangés à titre familial ou amical.
C’est sans doute l’ordi qui a été l’une des premières victimes
des troubles de mémoires.
D’abord quant à son fonctionnement général :
Retrouver
le dispositif de branchement électrique pour recharger la batterie, s’assurer
que la connexion – dite WiFi – avec le réseau Internet s’est bien
allumée ; réagir aux messages de la protection anti-virus…
Mais aussi pour l’organisation personnelle en cours
d’utilisation :
L’une
de principales causes de l’abandon qui en est résulté a été de ne plus savoir
organiser le flux des messages. Ceux-ci ont cessé d’être classés ce qui a
conduit à ne plus avoir que deux dossiers véritablement actifs – chacun
regroupant un ou deux milliers de messages depuis 3 ou 4 ans : le dossier
des messages envoyés et celui des messages reçus … Avec une volonté farouche de
ne rien effacer. Les connaisseurs vous diront que ce n’est pas merveilleux mais
néanmoins à la limite gérable…
Sauf que, si on clique par inadvertance sur
l’en-tête de la colonne des dates – et ce ne fut pas rare – l’écran commence
par vous donner la liste des messages les plus anciens (ceux de 2007, par exemple,
alors que vous êtes en 2010), au lieu de vous présenter ceux qui sont arrivés
au cours des derniers jours. Le problème s’aggrave quand l’utilisateur ne
s’aperçoit pas de ce retournement et commence à répondre à ses correspondants
sur la base d’une affaire qui n’est plus du tout d’actualité.
Après celui du PC, c’est un autre écran qui est bientôt mis
en sommeil : celui de la télé – outre quelques questions de
branchements, cela a certainement été dû à l’emploi du zappeur. Le cumul d’une
assistance familiale, d’une bonne volonté dans le voisinage et d’une
intervention technique n’y ont pas fait grand-chose. Le mal était moindre, Magali étant davantage
portée à la lecture que fidèle téléspectatrice.
Plus crucial a été le cas du téléphone. C’était déjà
auparavant un instrument privilégié – il est devenu le parachute de secours
indispensable quand les troubles de mémoire se sont manifestés. Mais la
téléphonie moderne regorge de traquenards, au point que les bonnes intentions
pour doter Magali
d’un téléphone mobile – dont plus d’un voyait pourtant l’utilité – n’ont pas
abouti. Tenons-nous en donc au téléphone fixe.
Aux deux téléphones fixes plutôt, à partir du moment où PC
veut dire Internet, et qu’Internet veut dire 2ème ligne téléphonique
avec forfait illimité. L’avantage de cette dernière est économique : on la
consacre aux appels vers l’extérieur. L’avantage de garder aussi la ligne
classique est que son numéro est connu des correspondants de Magali depuis des
lustres et qu’il n’était pas question d’en changer : elle est consacrée
aux appels qui lui sont destinés.
L’heureuse surprise a été que cette
spécialisation arrivée/départ n’a pas posé de problème majeur. En revanche, de nouveau les questions de branchements, électrique
et téléphonique, se sont multipliées.
À la moindre difficulté, recours aux
méthodes éprouvées en téléphonant aux services d’assistance depuis, par
exemple, une cabine téléphonique du quartier… pour s’entendre répondre qu’après
vérification technique, la ligne jusqu’à l’entrée dans l’appartement, fonctionnait
parfaitement – voire l’envoi de lettres recommandées, guère plus efficaces. Le
retour à la normale résultait habituellement du passage d’une connaissance ou
d’un voisin, en mesure de rebrancher ce qui ne l’était plus.
Plus
pernicieux car moins grave mais éventuellement plus dérangeant pour ses
correspondants a été un cafouillage quant aux touches à utiliser.
Posés sur
leur socle, les téléphones d’aujourd’hui font appel à une touche verte pour débuter la communication et à une
autre, rouge, pour y mettre fin… Mais que se passe-t-il quand on appuie sur la touche verte sans
avoir auparavant tapé le numéro du correspondant désiré ? Presque
n’importe quoi, comme l’appel automatique d’un numéro déjà appelé auparavant…
et qui ne va pas s’effacer pour autant. Conséquence : à la grande surprise
de Magali elle-même, s’effectue
une série obstinée d’appels renouvelés vers quelqu’un qui finit à juste titre par s’en étonner.
Pernicieux notamment parce que ce genre de répétition
détériore un tant soit peu la solidité d’un réseau amical constitué au cours de
toute une vie… et dont le côté indispensable devient justement évident en de
tels moments.
Fatigue intellectuelle
Questionner, obtenir une réponse, la noter, y revenir car
partiellement oubliée ou parce qu’on débouche sur un nouveau sujet… il n’est
pas rare qu’une communication dure autour d’une heure. Mais l’usage du
téléphone révèle une autre faiblesse : rapidement débordée, Magali s’épuise et se
déclare fatiguée. Lors d’une explication qu’elle a sollicitée et dont elle
tient à avoir le fin mot, elle confie qu’elle commence à perdre le fil et
demande d’arrêter la conversation.
Ce billet est le second d’une
chronique vécue (et en cours) sur l’Alzheimer. Les noms des personnes et des
organismes ont été changés, afin d’en préserver l’anonymat.
L'illustration est une des peintures réalisées par Magali à l'occasion d'activités qui lui ont été proposées.
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