mercredi 21 novembre 2018

Restauration d'enluminure

Souvent, avant de rentrer le soir, elle faisait un détour pour aller voir François, le restaurateur de manuscrits.
Elle se penchait sur des dessins de vierges bleues dont le visage pâle la regardait.
Des feuilles d’acanthe s’enlaçaient parfois dans leurs cheveux.
Puis elle scrutait les arabesques des enluminures qui dessinaient des lettres aériennes.
  
François savait raviver leurs couleurs, redonner de la fraîcheur à des peintures ternies par le temps.
Il lui détaillait la souplesse des parchemins, lui découvrait la finesse du trait qui réapparaissait au gré de ses interventions.
Elle comprenait la lenteur, admirait ces artistes sans nom qui mettaient des visages sur des mots calligraphiés avec des volutes singulières qui lui citaient Voltaire : l’écriture est la peinture de la voix.
  
Alors, elle se penchait pour les entendre, si près que, parfois, il la tirait en arrière, les mains sur ses épaules, sur ses joues, vers sa bouche qu’il ne touchait jamais, comme s’il voulait la sauver de la noyade, l’éloigner d’un fleuve sur les rives duquel ils avançaient, dans cette partie sombre du sous-sol que les bruits et les autres avaient depuis longtemps désertée.

 Un jour, il lui montra une enluminure sur laquelle il effectuait une restauration difficile.
Il n’était pas venu la voir depuis trois jours déjà.
Elle s’aperçut qu’il lui avait manqué quand elle le suivit. Il avait une nuque puissante partagée par une ligne profonde.
La miniature représentait Mélusine allaitant : une femme nue à la queue de poisson, prise entre les barreaux de colonnes graciles qui soutenaient créneaux et tours d’un château.
On devinait son sein. Au fond, il y avait un lit.

Ce soir-là, ils allèrent au restaurant et chez elle.
Il la caressa longtemps, avec minutie, comme s’il retirait des couches de couleur sur son corps.
Elle se laissait faire, le souffle court et, quand elle lui demanda de prendre sur son bureau un pinceau pour la caresser au creux de ses jambes, il sourit, conquis par cette audace, qui la courba dans ses bras.
Elle pensa à son double de peinture. Elle n’avait jamais rien ressenti de pareil.


Cette enluminure semble être extraite du codex Manesse (nom d’une famille de patriciens de Zurich) - qui est un recueil de poésies courtoises compilées au 14ème siècle et qui est depuis conservé à Heidelberg.

La poésie courtoise des troubadours a pris naissance vers le 11ème siècle dans les pays de langue d’oc, puis s’est répandu vers les pays de langue d’oïl avec les trouvères et la chanson de geste, et à l’Europe tout entière.  Ce recueil qui contient aussi 137 enluminures fut publié quatre siècles plus tard.

La présente image est la planche 249 du recueil, associée à des poèmes du 13ème siècle, de Konrad von Altstetten, ménestrel issu d’une famille seigneuriale (vers 1400). alors que ce document est attesté, certains rattachent aussi l’image au Perceval du Conte du Graal (composé à la fin du 12ème siècle), la femme se penchant vers lui pouvant être Blancheflor, Ultime interprétation : le faucon pourrait, comme un double, symboliser Perceval et faire le lien avec l’épisode des trois taches de sang.