mercredi 26 avril 2017

Xavier NIEL : comment changer ce pays qui va élire son président?



À 49 ans, il oscille en permanence entre différents mondes: celui des télécommunications, celui du numérique (dont l’opérateur FREE), celui des médias (coactionnaire du quotidien Le Monde) et celui du pouvoir. Cet entretien date d’avant le 1er tour.
-- Les candidats à la présidentielle s’opposent à coups de programmes et de propositions de réformes. Vous prouvez, avec l’Ecole 42 et Station F, que vous changez ce pays à votre manière. Faire bouger la France, c’est donc possible?
Xavier NIEL:
Je suis né en France. J’y ai grandi dans une famille de la classe moyenne, en banlieue parisienne.
Ma conviction, forgée au fil de mon itinéraire personnel et professionnel, est que ce pays a besoin de plus de transgression et de moins de fatalisme.
Rien que l’idée de pouvoir acquérir un métier sans suivre une formation académique classique y semble révolutionnaire
Alors que nous la mettons en pratique à l’Ecole 42, devenue l’une des meilleures écoles au monde pour le codage informatique.
Tout, à mon avis, devrait tourner autour d’une seule question: quel métier dans dix ans?
L’école 42 est une école différente. Elle est gratuite, ouverte à tous. Trois mille étudiants s’y croisent. Parmi eux, 42% n’ont pas le baccalauréat. C’est un ovni qui, à son échelle, change la France.
Mon constat d’entrepreneur est assez simple: les Français, les jeunes en particulier, ont besoin qu’on leur donne envie.
C’est ce que l’on s’efforce de faire avec l’Ecole 42 ou Station F. Inventer un lieu pour changer les choses et les approches.

– Se focaliser sur un projet, avancer seul plutôt que de solliciter les acteurs publics: c’est la recette NIEL?
La France est un cadre rêvé pour entreprendre et innover.
La question, c’est de créer les conditions pour que se produise le miracle de l’innovation. Et cela ne vaut pas que pour le numérique, mais dans tous les domaines!
Dans le cas de Station F, notre campus de start-up parisien géant qui sera lancé à la fin juin, ma démarche a été simple.
Nous avons visité, avec la directrice Roxane VARZA, Américaine d’origine Iranienne, des dizaines d’incubateurs de petite ou moyenne taille dans le monde.
Et j’ai décidé d’inventer un lieu, quelque chose qui rayonne, dont la finalité ne soit pas de gagner de l’argent mais d’être une rampe de lancement.
Comment y sommes-nous arrivés? Grâce aux investissements consentis bien sûr (250 millions d’euros, soit plus de 266 millions de francs) mais aussi grâce à notre démarche.
Station F est dirigée par une équipe de 15 personnes. Six nationalités et passeports différents.
Une résidence de 600 logements pour les entrepreneurs sera bientôt inaugurée de l’autre côté du boulevard périphérique, à Ivry-sur-Seine.
Tout cela en lien avec la mairie de Paris qui nous a permis de nous installer dans la Halle Freyssinet, lieu historique classé.
Lorsque tous ces chemins se croisent, la France bouge et change.
– Sauf que la France, ce n’est pas Station F. Un lieu ne peut suffire pour changer un pays.
Comment en tirer les leçons, pour les étendre au-delà du périphérique parisien et de l’innovation numérique?
En France aujourd’hui, les initiatives de la société civile pèsent plus lourd et sont plus fortes que toutes les décisions politiques.
Les créations d’entreprises, le tissu entrepreneurial, la vitalité des associations constituent le meilleur moyen de faire évoluer ce pays.
L’échelle n’est pas la même, certes. Mais ça marche.
Les dossiers de start-up que nous recevons tous les jours démontrent que les jeunes français veulent faire bouger les choses.
Et la plupart, croyez-moi, ont pour ambition de ne pas dépendre de l’Etat.

– Quelle est la clé pour insuffler ce changement?
– La clé, c’est d’abord la transgression éducative et sociale.
Regardons la France en face:
Si vous êtes issu d’un milieu favorisé, que vous avez grandi dans un bon quartier, la chance d’intégrer une bonne école publique est assez élevée. Puis les portes des grandes écoles s’ouvriront aux meilleurs.
Dans le cas contraire, que se passe-t-il? Les jeunes qui n’ont pas la chance d’être bien nés voient les portes se fermer les unes après les autres.
Le succès de Free [Opérateur télécoms français lancé en 1999 par Xavier NIEL, ndlr] est d’avoir bousculé cela, d’avoir misé sur la diversité, d’avoir cassé les codes, de n’avoir pas fait de différence entre les banlieues et le 16e arrondissement de Paris.
L’Etat ne peut pas et ne doit pas être le seul interlocuteur de la jeunesse.
Il faut que les jeunes qui ne réussissent pas au bac aient d’autres alternatives.
Il faut que des partenaires s’intéressent à eux.

– Vous dénoncez les inégalités d’accès - ce que le candidat Emmanuel MACRON a mis au centre de son programme…
– Regardez les études de l’OCDE qui placent la France en dernière position pour la notion d’égalité, alors que les responsables politiques brandissent sans cesse cette devise.
Nous avons tous une part de responsabilité.
D’où l’importance de soutenir, chacun dans son secteur, les initiatives pour débrider le modèle et le système français.
L’élection présidentielle n’est qu’une partie de l’équation. On peut aider, soutenir en dehors du cadre de l’action politique.

Ce discours d’entrepreneur n’est-il pas aux antipodes de la culture française de l’Etat-roi, où la politique, le bien public, passe avant l’économie et le secteur privé?
– Vous m’avez sollicité pour parler d’innovation, pour évoquer ce qui change et peut changer en France.
Je vous réponds avec mon caractère, mon approche, qui est celle d’un capitaliste qui s’assume comme tel. Je suis capitaliste, oui, et ce n’est pas un problème.
Au contraire, car la France permet aux entrepreneurs de demain de grandir.
Nous avons une presse libre.
Nous avons des filets sociaux comme le Revenu de solidarité active (RSA).
Le système offre des béquilles, des soutiens, des appuis. Tant mieux.
Mon rôle à moi est de donner l’envie de créer et de fabriquer, de pousser les jeunes vers l’avant.
Tout en posant à l’Etat les questions qui fâchent.
Pourquoi, par exemple, le niveau des formations est-il si différent selon les quartiers et les territoires? Vrai sujet.
L’égalité dans l’éducation nationale, en France, n’existe plus.
La qualité de l’enseignement est un débat trop absent de cette campagne.

– Beaucoup de jeunes entrepreneurs numériques affirment qu’en France, tout devient difficile après les premières années.
La France sait incuber, mais pas aider à grandir.
On entend le même refrain dans l’éducation: les petites classes se portent bien, les collèges puis les lycées beaucoup moins.
Un mal français?
– Je connais ce discours et je vais être brutal.
Je ne connais pas de bonnes idées, appuyées sur un bon «business plan» qui ne soient pas parvenues à trouver les financements adéquats.
Il y énormément d’argent dans le monde. Trop d’argent même.
Celui qui inventera le nouveau Google cartonnera! Je n’ai aucun doute là-dessus.
J’investis pour ma part dans deux ou trois start-up dans le monde par semaine.
Mais il faut que les Français ouvrent les yeux: le marché est mondial.
Et la mortalité des jeunes entreprises fait partie des réalités. Nous ne sommes plus entre nous.

– Allez-vous être entendu? Marine Le Pen, aujourd’hui favorite des sondages pour le premier tour, veut au contraire refermer les frontières. Jean-Luc Mélenchon la talonne…
La réalité du monde numérique contredit absolument les thèses des extrêmes.
Le moindre ordinateur relié à Internet montre que tous les présupposés économiques protectionnistes ne tiennent pas.
L’enjeu économique, pour la France, est d’être au cœur d’une Europe capable de concurrencer l’Inde, la Chine ou les Etats-Unis.
Or pour cela, la monnaie unique est notre principale chance.
Nous parlons déjà des langues différentes. Nous avons des histoires différentes. Des cultures différentes. Plus encore, des fiscalités différentes.
Notre meilleur atout est donc que les sociétés civiles européennes échangent, soient en lien permanent, donnent vie à ce grand marché qui devra, fiscalement, se normaliser.
Nous avons besoin du cadre européen, de la structure européenne car elle nous permet de créer de la valeur.
Un pays seul, ou deux pays, même la France et l’Allemagne, ne peuvent plus faire la différence.
Un pays déconnecté crée du chômage.
Nous devons essayer de créer pour le XXIIe siècle au lieu de dépenser l’énergie de nos pouvoirs publics à imaginer un Google franco-allemand qui, de toute façon, sera boiteux.

– Vous passez outre le grand problème de l’économie numérique: elle crée bien moins d’emplois que l’industrie. D’où la tentation de revitaliser le «Made in France»…
Le numérique crée des emplois. Nos étudiants de l’Ecole 42 trouvent très facilement des jobs salariés de bon niveau.
La question cruciale est de faire en sorte que les formations offertes correspondent aux emplois demandés. Faute de quoi vous créez de la pauvreté.
Je ne dis pas que l’économie mondialisée est un paradis. On ne peut pas tout faire bien.
Mais il est possible de trouver sa spécialisation, de l’étoffer, d’exister comme pays, comme acteur économique, comme société innovante.
[…]
– Un récent sondage a montré que 40% des Français ne seraient pas contre un régime autoritaire.
Discipline, ordre, stabilité… vous adhérez à cela?
– Vous rigolez? C’est une blague?
La démocratie est évidemment le meilleur des systèmes pour l’épanouissement des individus, des entreprises et de nos sociétés.
Je regrette que même en France, on l’oublie parfois.
Il est vrai qu’il y a les attentats, la menace, les peurs.
Ce que je redoute le plus, c’est que cette campagne devienne une formidable chambre d’écho aux angoisses des Français.
[…]


mardi 18 avril 2017

La douleur rebelle

Si vous n’avez aucune douleur, ni aucune maladie, vous êtes au paradis. Avant, je ne le savais pas.
Quand elle s’installe, la douleur rebelle chamboule toute l’existence. La douleur rebelle frappe autant les hommes que les femmes.
Un cinquième de la population en souffre, à des intensités diverses. Cette proportion devrait augmenter dans les années à venir à cause du vieillissement de la population.
Ses principales causes : arthrose, dos, cancer (avec ses atteintes liées au traitement), traumatismes (suite à des accidents), chirurgie (séquelles post-opératoires), migraines.
La dépression, l’anxiété, les troubles du sommeil et la fatigabilité sont souvent associés aux douleurs chroniques.
La sensation pénible qui attire l’attention sur un danger (une brûlure sur une plaque chauffante, par exemple) sert utilement au diagnostic médical. La douleur chronique, non.
Rebelle aux traitements antalgiques, elle détériore les capacités fonctionnelles et émotionnelles des patients.
La bataille est âpre et longue, échouant souvent à éradiquer le mal.
Une alliance forte entre médecins et malades a des chances de l’emporter.
Les premiers devraient s’adapter à la singularité irréductible de leurs patients.
Ces derniers devraient mobiliser toute leur énergie sans jamais se résigner.
La douleur chronique déchire toute l’existence.
Elle n’est pas cantonnée au corps, elle a d’innombrables conséquences sur le plan individuel, relationnel et social.
Elle perturbe en profondeur la famille, lorsque la personne souffrante ne peut plus s’occuper de ses enfants comme avant, déléguant par exemple cette tâche à son conjoint.
Les proches doivent faire preuve de plus d’écoute, de patience, tenir compte des capacités diminuées du malade. Au point de réorganiser leur emploi du temps.
La gestion du temps du malade est également bouleversée. Toute sortie devient souvent problématique et dépend de la disponibilité d’autrui.
La douleur chronique signifie en fait l’échec de la médecine hospitalière ou spécialisée. Elle favorise donc le recours à différents thérapeutes, avec toujours l’espoir d’en venir à bout.

En réalité c’est surtout l’incertitude qui prédomine chez les patients. Ils oscillent entre espoir et résignation. Ce qui faisait le goût de vivre disparaît : On ne le reconnaît plus.
L’impuissance naît de la difficulté à relater son expérience au médecin et à son entourage
La douleur met en échec le langage.
Pour parler d’elle, on utilise des métaphores communes: c’est comme une brûlure, un piolet enfoncé dans le crâne… Mais ces images ne sont jamais fidèles au ressenti.
Impossible à objectiver, invisible, la douleur est difficilement intelligible par les autres. Surtout si aucune cause organique ne vient l’étayer. La douleur s’éprouve mais ne se prouve pas.
Le risque est réel de sous-estimer la douleur d’autrui. Les patients se heurtent en effet souvent à une suspicion et à des jugements dénonçant leur supposée sensiblerie ou leur pusillanimité.
Exemple : le patient plié en deux ; le médecin examine ses radios ; il s’entend dire: Vous n’avez rien!
Certains médecins décrètent: c’est psychologique : les douloureux chroniques le vivent comme un désaveu violent.
La suspicion peut aussi gagner l’entourage du malade, ou son milieu professionnel (risque de perte d’emploi).
Il est de douleurs qui en cachent d’autres, plus inavouables ou terrifiantes
On sait que les abus sexuels, les maltraitances ou le manque d’amour subis dans l’enfance provoquent des séquelles.
Ces douleurs enfouies se réveillent parfois à la faveur d’une autre situation difficile à vivre et s’installent dans la chronicité.
Le paradoxe c’est qu’une douleur peut conjurer une autre souffrance, indicible. On observe cela chez les adolescents qui se font mal au corps pour avoir moins mal à leur vie.
Chez certaines d’entre elles, lorsque leur emploi était vécu comme pénible ou dangereux, investissent la douleur : elle leur donne un statut.
D’où les conflits avec la médecine du travail quand elle n’atteste pas leur incapacité.
Une bonne prise en charge implique une redéfinition du rôle du médecin et de celui du patient
Ne plus voir le malade comme un corps mais comme un sujet souffrant.
Prendre en compte l’histoire du patient et la façon dont la douleur s’y inscrit.
La médecine n’est pas une science exacte mais un art. A fortiori en matière de douleur rebelle.
Le praticien doit bien sûr maîtriser un maximum de connaissances médicales, mais il ne pas peut pas tout savoir.
Il doit aussi s’appuyer sur son savoir-faire, c’est-à-dire son expérience, sa qualité de présence, d’écoute, son implication.
Explorer de nouvelles pistes.
Les centres hospitaliers dédiés à la douleur ont recours à une pluralité d’intervenants.
C’est souvent essentiel pour cerner le problème et augmenter les chances de le résoudre.
Du côté du patient?
Un vrai pacte doit le lier à son médecin. Croire que la médecine peut opérer seule est un leurre. Il faut une volonté conjuguée des deux parties pour trouver une solution.
Le patient ne doit donc jamais se considérer comme une victime. Or la douleur peut le piéger dans ce rôle.
On sait que plus on pense à sa douleur, plus on a mal. Il faut impérativement sortir de ce cercle vicieux.
Pas de solution unique : trouver la pratique qui convient à chacun (yoga, méditation, jardinage, discipline artistique…).
Tout ce qui redonnera le goût de vivre est bon à prendre.
Il est devenu difficile aujourd’hui d’envelopper sa souffrance dans des croyances religieuses, comme la rédemption ou la promesse d’un au-delà radieux.
L’individu parvient souvent, à travers une narration intime, à relier sa souffrance à son enfance, ses relations conjugales, ou à un licenciement par exemple.
C’est une manière d’échapper au chaos, à l’incompréhension, qui sont dévastateurs. De reprendre sa vie en mains, de ne plus la subir.
Ce qui implique parfois des ruptures (familiales ou autres), des bifurcations.
David LE BRETON – Tenir. Douleur chronique et réinvention de soi (Ed. Métailié).