mercredi 27 mars 2019

Ascèse et passion - avant de refermer provisoirement l'ouvrage



Le temps est venu de boucler la boucle. Nous nous apprêtons à refermer provisoirement la biographie d’Alberto GIACOMETTI par Anca VISDEI.
Respectueux de la chronologie, l’auteur nous accompagne.
Mais qui dit cycle se cantonne-t-il strictement à la dimension du temps ?

Aux toutes dernières lignes de l’ouvrage, nous nous retrouvons dans ce même Val Bregaglia du premier chapitre, celui de l’enfance, celui des montagnes, avec ses rochers, ses arbres, sa présence humaine et ô combien familiale, ses valeurs sociales dont l’art est une composante majeure.
Lieux qu’Alberto n’avait certes pas totalement abandonnés mais à distance desquels, à Paris, il avait vécu les deux-tiers de sa vie.

Autre boucle mise en relief : ascèse et passion d’un côté, et nerf de la guerre de l’autre.
Dès le début l’auteur rappelle la valeur record atteinte par sa statue L’Homme au doigt en 2015 lors d’enchères chez Christie’s.
Giacometti avait déjà rencontré le succès de  son vivant, mais sans s’attacher à l’argent ni, par exemple, devenir propriétaire.

Dans les dernières pages - Alberto Giacometti et après - on assiste au ballet entre l’héritière et son avocat, à la mise en tutelle de celle-ci, à la création d’une Fondation française qui mènera de front les mises en valeur artistique... et autres... des nombreuses oeuvres du sculpteur dont elle dispose.

Reprenons le fil. Nous en sommes à la période qui va de fin 1963, après son opération, à sa mort au début de 1966.

Période de ruptures :
Annetta, sa mère, disparaît à l’hiver 1964.
Au cours de cette même année, il rompt avec Maeght qui avait, lors de l’inauguration de sa fondation, omis d’en remercier la cheville ouvrière - Louis Clayeux qu’Alberto appréciait.
Et il rompt avec Sartre qui, dans Les Mots, avait accommodé à une sauce indigeste la relation de l’accident qu’il avait eu place des Pyramides 20 ans auparavant.

1965 est l’année des voyages - plus que Giacometti n’en n’a jamais fait : à Londres, à Copenhague, à New-York...
Villes auxquelles, il faut ajouter Bâle avec la mise en place en fin d’année d’une Fondation suisse à son nom et la capacité d’exposer désormais d’un nombre appréciable des ses oeuvres à Zurich, Bâle et Winterthur.

Mais, en ce mois de décembre, son état nécessite qu’il soit l’hospitalisé : il n’ira que là où il a confiance et quitte Paris pour Coire, le chef-lieu du canton des Grisons.

Sa traversée de la ville à pieds sous la neige qui commence à tomber, une valise héritée de son père à la main, nous aspire en une écriture quasi filmique.
On sait qu’à l’approche de la fin, il arrive que votre vie se mette à défiler sous vos yeux.
L’identification ici suggérée au lecteur emprunte le mode interrogatif :
Sait-il que… Imagine-t-il… qu’il ne poussera plus [ces] portes… qu’il ne traversera plus [la place]... qu’il ne montera plus les marches… ? Il n’essaiera plus de déchiffrer… Il n’ira plus au Musée…

Améliorations, rechutes. Sa femme essaie d’interdire l’accès de la chambre d’hôpital à sa maîtresse... que, lui, réclame.
La flamme s’éteindra le 11 janvier, deux ans environ après sa mère.
Sont présents Annette puis Caroline - et ses frères - Diego finalement seul lui tenant la main.

Exposé d’abord dans l’atelier créée par son père à Stampa, il sera enterré quelques jours plus tard dans le cimetière tout proche de Bergonovo où, sous des dalles de la pierre grise du lieu, lui et les siens se sont depuis progressivement rassemblés.
La température est de -20°C, enfants de l’école en tête, le cortège fait plus d’un kilomètre.

J’en connais qui, ayant participé aux relectures avant impression, pourrait vous confier qu’à la quatrième encore les larmes lui venaient aux yeux.

L’épisode s’y prêtait, certes. Il s’inscrit tout autant dans la tonalité d’un ouvrage qui permet au lecteur de ne pas se limiter à être un visiteur de musée, un curieux qui compulse des catalogues, un auditeur de gloses expertes - toutes démarches qui privilégient l’objectivité voir la distance.

Dès son avant-propos l’auteur nous avait prévenu :
pour cette biographie comme pour les précédentes, j’ai tenté d’investir la personnalité de mon sujet, d’habiter son corps, d’emprunter son regard.

Alberto GIACOMETTI - Ascèse et passion, est paru chez Odile Jacob

La photo de la tombe, prise en 2010, et les références correspondantes sont accessibles par le site :



samedi 9 mars 2019

Un temps pour vivre



De la même façon que dans les précédents articles, ces quelques lignes ne sont que des aperçus de la biographie d’Alberto Giacometti, par Anca Visdei : Ascèse et passion (paru tout récemment chez Odile Jacob). Ils ne peuvent que s’effacer devant la lecture de l’ouvrage lui-même.

Nous en sommes à l’avant-dernière étape : nous l’avions accompagné au cours de sa jeunesse dans sa contrée natale - les Grisons en Suisse, puis lors de sa venue à Paris, du temps de l’aventure surréaliste, puis sa “longue marche” et ,enfin après la Guerre,  les étapes de la quête et la reconnaissance.
La femme qui a le plus compté dans la vie d’Alberto Giacometti est, de toute évidence, sa mère. Outre Flora, l’américaine du temps de la Grande Chaumière, et une femme dont Alberto n’a pas dit grand-chose, sauf que leur relation fut pour lui alors importante, nous avons évoqué celle particulièrement intense avec Isabel. À Genève, pendant la Guerre, il a rencontré Annette, elle l’a suivi à Paris et elle est devenue sa femme alors qu’il approchait de la cinquantaine. Une bonne part de ses rencontres sont avec des prostituées : on en comprend progressivement les raisons en parcourant la biographie que nous livre Anca Visdei. J’ai eu l’impression qu’elle l’a clairement souligné lors d’une des émissions de présentation de son ouvrage à la radio : ce type de relation avait l’avantage de ne pas interférer avec sa recherche artistique.
Après la longue marche, la quête et la reconnaissance, le voici à 60 ans. Caroline est trois fois moins âgée. Il la rencontre dans un bar à filles de Montparnasse. Certes un peu vulgaire, elle fréquente aussi la pègre, mais fascinante - et elle sait l’écouter. Ce sera un amour profond pour ses dernières années : car il ne lui reste encore que cinq ans à vivre.
Y compris physiquement. Autrement formulé : sa vie d’homme commence. Il se plie à ses caprices. Significatif : Marlène Dietrich est à Paris, lui fait une cour presque éhontée, l’invite à dîner - Alberto refuse à la demande de Caroline. Il offre à celle-ci bijoux, parures, cabriolet : ils sillonnent Paris… Paris sans fin - titre d’un recueil de ses lithographies. Elle pose pour lui.

Couverture du recueil récemment édité de lithographies d'Alberto Giacometti,
alors qu'il accompagnait Caroline dans la voiture qu'il lui avait offerte.

Cabriolet MG rouge de vers les années '60 
Tension entre Annette (qui de son côté se rapproche du Japonais Yanaihara) et Caroline : Alberto, qui a, toute sa vie, été locataire offre un appartement à Annette et poursuit sa relation avec Caroline.
Son activité de dessinateur, peintre et sculpteur ne faiblit pas. Il reçoit une commande monumentale pour le Plaza de New York, expose à Venise, se consacre à un décor pour le Godot de Beckett, participe à une rétrospective qui lui rend hommage à Zurich.

“En attendant Godot” à Avignon - 1978
L’arbre du décor s’inspire de celui conçu par Giacometti
Photo : Michaud/Gallica/Wikipedia

Mais la fatigue commence à le guetter. On l’opère de l’estomac en lui cachant qu’il s’agit d’un cancer. Il finira par l’apprendre - ce qui le décidera à rompre avec ses médecins pourtant très proches.

samedi 2 mars 2019

Alberto Giacometti - de la quête à la reconnaissance





De l’après-guerre à 1960 nous pourrions nous croire en terrain connu.
D’une part, le lecteur a des points de repères plus nets que ce qu’on a pu lui rapporter sur la première moitié du 20ème siècle - par lui-même ou par sa famille, par des connaissances proches ou par des témoins directs, ou grâce à des livres, des articles, des films…
D’autre part, beaucoup d’œuvres phares d’Alberto Giacometti - celles que tout un chacun saura évoquer spontanément, remontent à cette époque.


La Quête et La Reconnaissance sont les titres qu’Anca Visdei a choisis pour les chapitres correspondants. Qui sait son attachement pour le répertoire et l’interprétation de Jacques Brel ne s’étonnera pas de ce choix : La Quête - également connue comme L’inaccessible Étoile - est un sommet de l'Homme de la Mancha… créé au théâtre de la Monnaie à Bruxelles.


Titre de chapitre auquel elle associe cette citation du sculpteur :
Faire, faire et refaire. C’est cela créer. Refaire sans cesse, c’est là ou j’en suis.

N’est-ce pas ce thème dont elle a souligné la permanence dans l’œuvre et dans le parcours d’une vie d’ascèse et passion ?
Et ce sur quoi elle est revenue dès les premiers entretiens radiophoniques qui ont suivi la sortie son ouvrage. Ils ouvrent à des horizons dont la trop habituelle contemplation esthétique ex-post (celle, après coup, des œuvres “achevées”) n’aurait pas laissé soupçonner le parcours (et quel parcours !) qui avait précédé.


Écoutez le podcast de l’émission Entrez sans frapper à la RTBF - tiens, tiens, la radio belge !

Ou celui de Radio Delta :

C’est tout autant le thème de la quête inaccessible que l’on retrouve dans le pénétrant documentaire de Jean-Marie Drot, réalisé en 1963 :


La Quête - Chapitre bref qui, alors que Giacometti ne parcourt en rien le monde, nous familiarise avec Pierre Matisse (fils du peintre et sculpteur Henri Matisse), marchand à New York, où il organise des expositions sur ses tableaux et ses bronzes, qui seront de francs succès.
Qui nous familiarise avec Eberard Kornfeld, ce grand marchand d’art à Berne, qui connaissait très bien Giacometti et qui a apporté d’inestimables témoignages sur l’artiste.
Qui nous familiarise avec Aimé Maeght et le directeur de sa galerie, Louis-Gabriel Clayeux, qui joueront en France le rôle que Pierre Matisse jouait à New York - la Fondation Maeght près de Saint-Paul-de-Vence reste un lieu de passage obligé pour y voir des sculptures de Giacometti.

Le chapitre suivant - La Reconnaissance - s’attache à des personnes et personnages dont la fréquentation d’Alberto nous éclaire, et sur eux-mêmes et, en retour sur Giacometti.

Jacques Dupin, jeune écrivain ; Jean Genet dont la sensibilité est  proche de l’artiste ; le philosophe japonais Isaku Yanaihara qu’Alberto réussira à retenir presque jour après jour pendant trois bons mois en France, au prétexte qu’il doit continuer à poser pour son portrait en cours - et qui reviendra encore quatre étés - ce qui a donné de nombreux portraits ainsi qu’un témoignage minutieux à partir des notes qu’ils consignait ; Michel Leiris autre figure littéraire et poète ; Paola Caròla qui, non seulement, a presque imposé que Giacometti lui fasse son buste mais qui, devenue psychanalyste lacanienne et promotrice de la pensée de Lacan et de sa pratique en Italie, fut ensuite assez proche d’Annette, la femme d’Alberto.

Le titre du chapitre se mentirait à lui-même si on n’y retrouvait pas les expositions qui ont constellé cette période de 1955 et 1960 : chez Maeght, à Londres, au Guggenheim de New York, à la Biennale de Venise, au Kunsthalle de Berne…

Et surtout, loin de la sécheresse de l’énumération ci-dessus, l’ouvrage d’Anca Visdei combine la richesse de l’information et la pétillance qui font de sa lecture un plaisir.