mercredi 30 août 2017

letabataba


Alors que des journalistes cherchent à analyser la politique suivie à l’égard du tabac en terme de stratégies intra-administratives (Bercy et Matignon vs le ministère de la Santé) ainsi que de lobbyisme de la part des buralistes - le tout se jouant  autour du “paquet neutre” et de la montée de son prix * un coup d’œil au baromètre de Santé publique en France apporte un autre éclairage.

En 2016, 34,5 % fumaient (28,7 % tous les jours). Ces chiffres (qui portent sur les 15-75 ans) sont stables depuis 2010.

En revanche, chez les fumeurs quotidiens, ce taux a augmenté de 35,2 % à 37,5 % parmi les personnes aux revenus de la tranche la plus basse, alors qu’il a diminué de 23,5 % à 20,9 % parmi les personnes aux revenus de la tranche la plus haute.

La même tendance est observée suivant le niveau scolaire. Les personnes diplômées de l’enseignement supérieur fument de moins en moins (21 % contre 23 %). Inversement, le tabagisme quotidien a bondi de cinq points parmi les Français sans diplôme (de 34 % à près de 39 %).

Par ailleurs, l’étude fait remarquer qu’avec un tiers de fumeurs, le tabagisme est beaucoup plus fort en France que dans les autres pays occidentaux où il baisse de manière continue : l’Allemagne, l’Espagne et les Pays-Bas comptent environ un quart de fumeurs, l’Italie et la Grande-Bretagne un cinquième et les États-Unis environ 15 % de fumeurs parmi les adultes.

En cherchant à vérifier ce dernier point (la comparaison internationale), j’ai eu le sentiment que les sources étaient parfois contradictoires. Le recours non critique à des sources pourtant souvent appréciées comme Wikipedia, risque d’alimenter des arguments “pour” ou “contre”, un peu à l’aveuglette.

Reprenons les sept pays mentionnés ci-dessus et allons faire un tour, d’une part dans l’article “Tabagisme” qui renvoie aux statistiques de l’OMS, et d’autre part, dans l’article “Liste des pays par taux de tabagisme”. Alors que la France est la lanterne rouge en % de fumeurs quotidiens, elle serait parmi les meilleurs en nombre de cigarettes par personne....

Pays
% fumeurs quotidiens *
Nb cigarettes/personne **
France
33,7% (2010)
993
Espagne
29,9% (2009)
1 265
Allemagne
25,7% (2009)
1 480
Pays-Bas
25,0% (2011)
1 396
Italie
21,9% (2012)
1 443
Grande-Bretagne
20,0% (2011)
827
États-Unis
19,0% (2011)
1 083
* Source OMS - usage du tabac dans la population adulte :
** Source TOBACCO ATLAS ( http://www.tobaccoatlas.org/ ) dans la mouvance de l’OMS, soutenu par American Cancer Society et World Lung Foundation. Chiffres figurant dans “Liste des pays par taux de tabagisme” (Wikipedia).

Revenons dans l’Hexagone : il y a trois mois, le “Quotidien du Médecin” a publié un des graphiques tirés du baromètre de Santé publique en France, qui illustre bien les disparités de la situation et de l’évolution selon les groupes sociaux étudiés :



Dis moi comment tu fumes je te dirai qui tu es
1
Classique
Position la plus répandue, la plus pratique et la plus simple.

2

Houellebecq
Oscille entre délicatesse et malaise.
Instable et peu pratique, elle demande beaucoup d'assurance.
3
Intellectuelle
Ne vous dérange pas quand vous tapez à l'ordinateur ce qui en fait une favorite des étudiants et des gens de lettres.
4
Temps de pluie
Vous permet de protéger votre cigarette de l'averse en ne laissant dépasser un petit bout de filtre.
4
Confortable
Réservée à ceux qui ne font qu'une chose à la fois et qui comptent bien profiter de leur clope, en regardant le soleil se coucher.
6
Bandit
C'est la clope des marlous, c'est la force tranquille.
7
Triforce
Que vous fumez en 10 secondes avant d'aller faire un braquage ou de passer un entretien d'embauche.
8
Exotique
Souvent aperçue chez les manutentionnaires chinois. Il s'agit d'une Houellebecq stabilisée très très rare en Europe.
Lewis_Hine,_Newsies_smoking_at_Skeeter's_Branch,_St._Louis,_1910
Coin de bouche
Permet d'accomplir n'importe quelle tâche tout en continuant de fumer. Difficile de la maîtriser. Vous pourrez même parler sans que cela ne trouble votre élocution, vous saurez alors que vous êtes prêts.
Bonus : La Guerrière - Deux clopes, directement dans les narines : avant tout un état d'esprit, une sorte de majeur en l'air dressé face au monde.


mercredi 23 août 2017

LES ROBOTS TUEURS, C’EST POUR QUAND ?


Repéré sur les réseaux sociaux.
Ce qui suit est un condensé d’informations obtenu en sautant d’un lien Internet au suivant :
http://blog.garniera.com/2017/08/non-il-n-est-pas-trop-tard-pour-arreter-les-robots-tueurs.html 

Une lettre ouverte aux Nations unies signée par 116 signatures de fondateurs d’entreprises de robotique et d’intelligence artificielle demande l’interdiction des robots tueurs autonomes.
LE MONDE | 21.08.2017

« Les armes autonomes mortelles menacent de devenir la troisième révolution de la guerre », écrit Toby Walsh (chercheur australien, professeur en intelligence artificielle à l’université de Nouvelle-Galles du Sud, à Sydney) dans une lettre ouverte aux Nations unies, rendue publique le 20 août 2017.

Par « arme autonome mortelle », on désigne des robots militaires capables d’ouvrir le feu sans intervention humaine — et qui vont d’armes ouvrant automatiquement le feu sur des intrus à des robots et drones beaucoup plus complexes.

Cette lettre a été signée par cent seize fondateurs d’entreprises dans la robotique et l’intelligence artificielles de vingt-six pays, et demande l’interdiction pure et simple des armes autonomes.

Parmi les noms les plus connus se trouvent Elon MUSK, le fondateur de Tesla (Tesla Motors vise notamment à produire des véhicules électriques accessibles - par ailleurs, son président est né un 28 juin) et Mustafa SULEYMANE, fondateur de DeepMind, chez Google (cette entreprise cherche à développer des systèmes informatiques capable de jouer à des jeux complexes comme le GO - un des meilleurs joueurs mondiaux de GO a ainsi été battu, il y a un an).

Les armes autonomes sont pour la plupart au stade de prototypes. Mais contrairement aux scénarios de science-fiction, il est sûr qu’elles arriveront sur le marché de la guerre — et ce d’ici deux à trois ans, prédit le chercheur.
« Ces armes peuvent être des armes de terreur, des armes que des despotes et des terroristes utilisent contre des populations innocentes, et des armes piratées pour agir de façon indésirable. Nous n’avons pas longtemps pour agir. Une fois que la boîte de Pandore est ouverte, il est très difficile de la refermer. »

La littérature sur le sujet est assez claire : Plus d'autonomie >> Plus de capacité d'action. On peut imaginer un scénario où un pays mal intentionné se mette à produire des milliers ou des millions de robots tueurs pour conquérir les pays limitrophes. Vous ajoutez une pincée de drones et la guerre totale semble à portée de main.

On n'arrêtera pas certes le apprentis sorciers et les chercheurs sur ce domaine. Ils aident aussi aux autres usages des robots autonomes : médicaux, sauvetage, livraison etc... autant de bonnes raisons de continuer à rendre les robots autonomes.

On les stoppera comme on a fait pour les armes chimiques et bactériologiques. Par la loi et l'interdiction. Cela n'a pas arrêté la recherche en chimie ou en bio. Mais cela a bloqué les dictateurs en tout genre sur le sujet. Et même si ils s'y sont essayés, la communauté internationale a réagit.

D’où la proposition d’une résolution à l'ONU.

Quand on relit l'histoire de l'interdiction des armes chimiques par exemple. Il a fallu du temps pour que le monde redevienne raisonnable.

Raison de plus pour commencer le plus tôt possible.


lundi 21 août 2017

Marcher ? la meilleure façon de penser

Von Dirk Schümer (dans DIE WELT) Veröffentlicht am 06.06.2017
* Dirk Schümer est lui-même l’auteur d’un ouvrage sur le sujet : Zu Fuß. Eine kurze Geschichte des Wanderns. Munich 2010 (“À pied. Une brève histoire de la marche”, non traduit en français).

Marcher, c’est encore mettre un pied devant l’autre, et recommencer. Cette évidence, mise en pratique par les plus grands philosophes allemands, est aujourd’hui redécouverte.
Repéré par COURRIER INTERNATIONAL
Wie geht’s ?Comment ça va ? (littéralement : “Comment ça marche ?”). Voilà une question hautement philosophique, la plus philosophique de toutes. Et voilà la réponse la plus vertigineuse qui soit : Geht soÇa va (“Ça marche”). Aucune langue n’exprime mieux que l’allemand le (bon) sens de la marche à pied dans l’existence, ni de manière plus condensée. Cela dépasse le hasard de la langue. Et concevoir la vie comme une longue marche vers l’inconnu n’a rien d’un banal ersatz de religion, apte à donner une touche mystique à tout problème et à toute joie.
Loin de là. Depuis quelques années, la marche a les pieds bien sûr terre : c’est une activité physique à la mode chez les intellectuels, chez les gens dynamiques et chez les jeunes. Les temps sont révolus où marcher sur les sentiers forestiers était un loisir du troisième âge, d’adhérents à un club de randonneurs au fin fond du Sauerland [une chaîne de petites montagnes dans l’ouest de l’Allemagne]. Randonner, faire de la marche, cela sentait jadis la chemise à carreaux et la sueur, les soirées bon enfant au gîte d’étape, le romantisme du feu de camp, les excursions en groupe avec tous les attributs quasi militaires qui vont avec – sorties encadrées, guides, uniformes, chants de circonstance – ; bref, cela avait le parfum de cette Allemagne qui méritait de disparaître au plus vite.
Aujourd’hui, du nord au sud du pays, de la lande de Lunebourg jusqu’aux forêts de Bavière, des régions entières, déshéritées mais magnifiques, profitent du nouvel engouement pour la marche. Fini les hommes à l’indéniable embonpoint, vêtus de knickerbockers et de vestes en loden, ce sont aujourd’hui des citadines branchées, en tenues de sport dernier cri, qui arpentent à grandes foulées les meilleurs sentiers balisés, de Bonn à Wiesbaden (le Rheinsteig), de Hambourg à Celle (le Heidschnuckenweg) ou de Trèves à Boppard (le Saar-Hunsrück-Steig). Les fabricants de vêtements pour randonneurs, de bâtons et de systèmes de navigation affichent une croissance bien plus galopante que l’industrie automobile.
Mais quel rapport avec la philosophie ? Faut-il aujourd’hui être un connaisseur érudit de la pensée occidentale pour mettre un pied devant l’autre, occupation écervelée s’il en est ? Évidemment que non, point n’est besoin d’être diplômé pour s’adonner à la marche. C’est précisément la facilité qui fait la beauté de cette activité et lui donne son caractère démocratique. Mais si on retourne la question, elle devient particulièrement intéressante : peut-on élever sa pensée sans marcher ?
Les vertus thérapeutiques de la marche sont soulignées à l’envi par les médecins de toutes les caisses d’assurance maladie. Marcher aide à lutter contre presque toutes les maladies de notre civilisation, de l’hypertension au burn-out, en passant par l’arthrose et la dépression. Marcher apaise et libère les organes de toutes les tensions. Et surtout, marcher vide la tête – ce qui ouvre manifestement de nouvelles pistes et perspectives pour l’interprétation de notre monde en crise, système et modèle philosophique compris.Ô surprise : au pays des romantiques, au pays de Martin Heidegger et des “chemins qui ne mènent nulle part” [ainsi qu’a été traduit en français, aux éditions Gallimard, le titre de son essai Holzwege (1950)], il y a bien longtemps que le lien entre l’esprit et la marche a été exploré.
Mais l’engouement des philosophes pour la randonnée a de longue date dépassé les frontières de l’Allemagne pour devenir un mouvement mondial. Ce n’est pas précisément un produit d’exportation allemand, mais c’est une école de pensée qui voue un immense respect à quelques pionniers tels Goethe, Nietzsche ou Heidegger. Sur les sentiers sinueux de la philosophie en marche, la réflexion par trop cérébrale redécouvre ses racines – à ses pieds.
Prenons le philosophe italien Duccio Demetrio qui, outre la fondation d’une Académie du silence, a un certain nombre de publications sur le sujet à son actif. Et ce en Italie, au pays des inconditionnels de Ferrari ou ne serait-ce que de Fiat, qui n’hésitent pas à prendre le volant pour aller chercher un paquet de cigarettes à 500 mètres de chez eux.
En Italie, les randonneurs passeraient-ils pour de drôles de fous qui se seraient égarés dans un désert torride en passant du café au glacier ? Pas du tout. D’une part, dans la chaîne des Apennins, entre Lucques et Rome, un tronçon de l’antique route de pèlerinage de la Via Francigena a été aménagé ces dernières années, balisé et remis au goût du jour sur le modèle lucratif du chemin de Compostelle. Et d’autre part, Demetrio livre la théorie qui va avec : le grand penseur italien remonte à la plus vieille école de philosophie, à Athènes et à Aristote, qui instruisait ses étudiants péripatéticiens en marchant.
Pour Demetrio, ce lien causal entre marcher et apprendre se prolonge en Occident dans les cloîtres des monastères ainsi que dans les foules de pèlerins en chemin pour Jérusalem, Rome ou Compostelle. Et d’ailleurs, le premier grimpeur attesté, mû par la curiosité intellectuelle, n’était-il pas aussi un Italien ? Difficile de trouver un ouvrage de réflexion sur la marche qui ne mentionne pas Pétrarque, le poète érudit qui gravit dès 1336 le mont Ventoux, en Provence, pour atteindre le grand horizon de la pensée.
C’est en référence à cette tradition que Duccio Demetrio parle de “méditation méditerranéenne” – la marche comme modèle méditerranéen du lâcher-prise : il faut marcher pour pouvoir changer de point de vue, se faire dépasser et découvrir sans cesse de nouvelles perspectives. Vivre dans cette filiation européenne implique de ne pas se retrancher derrière des règles et des axiomes, mais de cheminer en permanence : “Pourquoi la marche est-elle pour nous apprentissage et expérience ? Parce que l’immobilisme est le coup d’arrêt de l’un et l’autre.
Pour le philosophe italien qu’est Demetrio, Goethe est l’archétype originel du marcheur – Goethe qui vint à Rome et trouva en Italie le paysage idéal, Goethe qui fait le lien entre la Méditerranée et les forêts obscures des romantiques. Après lui, ce sont les intellectuels allemands qui, avec leur sens du tragique, trouvèrent dans la forêt un univers alternatif au monde impur de l’industrie et au rationalisme des Lumières.
Mais attention ! Comme le souligne le Français Jean-Louis Hue, marcheur endurci et philosophe, en aucun cas la modernité ne se laisse réduire à un mouvement anti-romantique d’adeptes des chaises à porteurs, des chemins de fer et des autoroutes. Pour lui, la référence idéale, c’est Jean-Jacques Rousseau, le philosophe de la nature. Dans son essai L’Apprentissage de la marche [Éd. Grasset, 2010], Hue présente Rousseau comme un esprit méditatif en mouvement.
Mais Hue montre également que la pratique esthétique de la marche est une invention moins européenne qu’extrême-orientale : elle porte d’abord le sceau des moines chinois qui pratiquaient des marches de l’éveil en arpentant les collines en “dents de dragon”. Ou bien le sceau du Japon de l’époque classique, qui distinguait dix catégories de paysage en fonction de la position du Soleil, de la saison et du temps [météorologique], et les recommandait à l’exploration des marcheurs. Que sont, face à pareille classification, les GPS d’aujourd’hui et les forfaits rando avec transport des bagages ?
L’idée géniale de Jean-Louis Hue est son approche quasi phénoménologique de la philosophie de la marche. Hue a étudié les cannes et les bâtons de marche de ses idoles, et il a même pu faire quelques pas avec la canne originale de Rousseau (reproduite par milliers d’exemplaires après sa mort, comme souvenirs). Chacun avait ses particularités : ainsi, Thomas Hobbes dissimulait dans le pommeau de sa canne un encrier et une plume pour noter ses idées dans ses pérégrinations, tandis que Friedrich Nietzsche ne sortait jamais dans les montagnes de l’Engadine [dans le canton suisse des Grisons] sans un parapluie jaune, qui assurait son pas dans les passages escarpés, l’abritait en cas de pluie et protégeait ses yeux sensibles des rayons du soleil.
On voit donc que, dans le monde entier, la philosophie de la marche ne s’engage pas sur les sentiers battus. Aujourd’hui, sur les traces de la critique d’art et féministe californienne Rebecca Solnit, le trekking à tonalité politique est dans le vent chez les écolos du Pacifique. Le titre original de son merveilleux ouvrage – Wanderlust [traduit chez Actes Sud sous le titre L’Art de marcher] – est déjà en soi un hommage au pays de référence [qu’est l’Allemagne puisque, outre-Rhin, l’expression signifie “l’envie de flâner”]. Cette approche romantique s’adapte parfaitement à la pratique des manifestations, de l’occupation rebelle des lieux, de la résistance physique, que la féministe Solnit développe dans sa conception de la marche. Selon elle, il suffit d’en revenir à la sagesse de la petite enfance : à la manière du tout-petit, qui apprend à marcher à force de tomber.
Ce chapitre politique de la marche pourrait se décliner des grandes marches anticoloniales de Gandhi jusqu’au groupe d’urbanistes rebelles “Stalker” formé autour du philosophe italien Francesco Careri. Ces derniers mesurent la qualité d’un espace à l’aune des friches industrielles à l’abandon, des cavités formées par les fondations et des zones de verdure le long des rues, des voies ferrées et du béton.
La théorie de Careri sur les espaces piétonniers dans le maquis urbain fait écho aux rappeurs, qui évoluent en freestyle sur les ponts et dans les souterrains, ou bien aux golfeurs sauvages, qui jouent dans les parcs publics et les couloirs du métro. En revanche, le spécialiste de Foucault Frédéric Gros est catégorique sur un point : cela n’a rien à voir avec du sport.
Dans Marcher, une philosophie [Éd. Carnets Nord, 2009 ; l’ouvrage a été traduit en allemand], il décrit magistralement le retour à la lenteur, individuel, non mesurable et non commercialisable.
Dans ses promenades poétiques, le philosophe français révolutionne définitivement le genre. De la tête aux pieds. Des méandres de sa pensée émergent en passant un univers en totale opposition avec le frénétique immobilisme du mouvement numérique. Les nerds qui évoluent dans leur monde artificiel, les mains pleines de données, et qui bataillent avec les logiciels restent indubitablement coincés dans un monde postmoderne.
Les randonneurs du réel, eux, prennent le risque de s’égarer, de se retrouver sur des chemins qui ne mènent nulle part, de se faire tremper par la pluie et, des ampoules aux pieds, de ne plus savoir comment avancer. Mais ce contact avec la réalité aide à relativiser et favorise la pensée. Tandis que les prophètes de l’écran restent collés à leur chaise tels les rationalistes coupés de leurs émotions.
J’ai marché toute ma vie, écrit Jean-Louis Hue, pour pouvoir marcher à présent que mes pieds se font lourds. Lao-Tseu ne disait rien d’autre, lorsqu’il parlait de toujours commencer un long voyage à petits pas. N’y a-t-il pas, dans cette apparente contradiction, la quintessence de la sagesse ? Quand, après un très long chemin, on apprend enfin à marcher, n’est-on pas arrivé au but ? Il est enfin temps de partir.

 

jeudi 17 août 2017

JEANNE MOREAU



This article appeared in the Obituary section of the print edition of THE ECONOMIST under the headline "Life as defiance" - Aug 10th 2017 (Tentative de traduction).


C’est à 16 ans que Jeanne Moreau est tombée amoureuse de vouloir jouer - quand elle a vu l' "Antigone" de Jean Anouilh. Elle n'était pas autorisée à aller au théâtre, alors elle a menti à son père et y est allée de toute façon. Pour son plus grand plaisir, la pièce portait aussi sur une fille qui disait non.
C’est ce qu’elle a dit à nouveau quand son père, quelques années plus tard, a essayé de l'empêcher d'être une actrice en l'appelant putain et en lui giflant le visage. Elle est allée au Conservatoire, puis à la Comédie Française, puis au Théâtre National Populaire, où sa Maggie, chancelante et magique, dans "Un Chat sur un toît brûlant" réussit bientôt à ravir Paris. "Vous voyez ?", lui dit-elle silencieusement.
Quand elle est devenue, dans les années 1960, l'actrice la plus célèbre en France et une star internationale du film, les gens l'ont appelée Grande Dame. Ce n’est pas ce qu’elle aurait dit. Elle était une femme, qui était un titre suffisant pour elle : quelquefois muse et parfois amante de ses chers amis Louis (Malle), François (Truffaut), Luis (Buñuel), Joseph (Losey) et Orson (Welles). Elle était simplement elle-même. La Nouvelle Vague qui balayait le cinéma français à la fin des années 1950, et à laquelle Malle l'avait amenée après quelques incursions infructueuses dans le film, lui a permis de se faufiler en dépit de la contrainte exercée par les costumiers qui se plaignaient de ses poches sous les yeux et de son manque de beauté à la mode. Au lieu de cela, elle était dans un monde réel de caméras portables, de lumière naturelle, de peau non maquillée, de pluie : une liberté totale.
Elle pourrait désormais jouer des femmes complexes et réfléchies. Et elle ne voulait pas se se plier aux castings classiques. Certes, d'abord, elle donna à répétition dans le thème des femmes ennuyées et bourgeoises qui à la recherche de l'amour, errant dans les rues nocturnes et dans les parcs avec presque trop d'agitation émotionnelle débordant de ses yeux que le monde fatiguait . Mais elle pourrait aussi exprimer une légèreté de garçon manqué, comme la Catherine enchanteresse et taquineuse de "Jules et Jim", ou de l'insolence sautillante, comme Célestine dans "Le Journal d’une femme de chambre", ou un burlesque de porteuse de flingue, avec Brigitte Bardot dans "Viva Maria !". Un côté exagéré qu’elle a mis sur le dos de son sang anglais, de sa mère Tiller Girl. Ce qui lui a permis de transgresser la convention d’une manière qui, si elle n’avait été que purement française, elle n'aurait peut-être pas osé.
Ces rôles étaient encore principalement ceux de femmes fatales. Mais ils avaient pour armes un cerveau, de l'esprit, ainsi que du sexe. (Sans spirits qui, comme Lidia dans "La Notte", la conduisirent vers les pilules avec leur vide.) Dans presque tous ses rôles, le spirit se manifestait dans un mouvement de mâchoire, souligné parfois par la façon dont ses traits se creusaient vers le bas autour de sa bouche, d’où elle laissait pendre une cigarette, puis en chasser  la cendre. Elle était peut-être la seule à pouvoir rendre le défi si désirable.
La «sensualité» était le mot qu'elle voulait. La «sexualité» réduisait tout juste une femme à un objet, à un morceau de viande. La sensualité signifiait le pouvoir, comme quand on la voit manger une fraise dans "Les Amants" en 1958, très lentement, la savourant pour que son amant potentiel puisse le voir. C'était le film dans lequel elle montrait au monde, pour la première fois sur le celluloïd, comment une femme se sentait vraiment à la hauteur du plaisir. Les spectateurs en sont restés bouche bée, et les censeurs ont coupé, mais quel intérêt ? Elle avait brisé le tabou. Dans "Lumière", le premier film qu'elle  a dirigé par elle-même, des femmes qui ont l’air plus ou moins vieilles sont assises tout autour, en parlant de leurs affaires. Encore une fois, elle a montré les femmes telles qu'elles étaient, sans contrainte. Non pas comment les hommes les dépeignent - même si c'est toujours un monde d'hommes.
Eh bien, c'est peut-être ça. Pourtant, elle l’a enrobé de fraîcheur : Malle et Truffaut, Marcello Mastroianni et Miles Davis, Peter Handke et Tony Richardson, Pierre Cardin. (Tout Paris pensait qu'il était gay, mais elle l'avait vu.) Elle aimait facilement, profondément ; puis, lorsque le parfum s'était évanoui, elle allait ailleurs. Ses deux mariages ont été brefs, parce qu'elle ne voulait pas être sous contrôle. Elle se voulait responsable : elle ôtait des tasses quand elles n’étaient pas compatibles et mettait des serviettes rationnellement en tas ; elle cessait de boire quand ça commençait à aller trop loin ; elle a renoncé à posséder des maisons parce qu'elle s’y attachait. De la discipline dans chaque partie de sa vie.
En ce qui concerne cette vie, c'était comme un morceau de terre qu'elle aurait reçu en cadeau, et qu’elle devait cultiver avec concentration et dévouement. La meilleure chose qu'elle pouvait faire était de jouer. Et jouer signifiait qu'elle devait s'exposer aux nerfs à vif ; ou plutôt, mettre à nu le personnage imaginé par quelqu'un d'autre. Sous la surface la plus simple, elle a construit des histoires élaborées, en particulier pour les morceaux qu'elle a acceptés à mesure qu'elle vieillissait. Rien ne serait dit à l'écran explicitement ; mais quand elle a joué, par exemple, la grand-mère solitaire dans "Le temps qui reste" de François Ozon (2005), elle pouvait encore briller avec une histoire secrète de passion satisfaite.
Son amant favori
Cette lueur restait en elle aussi, et beaucoup d'histoire cachée. Elle a résisté à en parler. Le mystère a ajouté à son attrait. Qui étaient ses influences? Un veuf qui lui avait appris des noms de fleurs, un grand-père qui lui avait montré les étoiles. Son directeur préféré ? Vous pourriez également vous demander qui était son amant favori. C'est Buñuel qui remarqua que, en talons, elle marchait un peu instable, comme si elle n'était pas si sûre d'elle-même. Elle a admis que la seule chose dont elle était certaine était ce qu'elle ne voulait pas faire.
Elle savait que ses films ont contribué à une révolution dans le cinéma, en particulier pour représenter des femmes. Et oui, une grande partie de sa vie était en elles, d'une manière ou d'une autre. Mais pourquoi se fixer sur le passé? Quand quelqu'un a demandé si elle regardait ces films, si elle leur prêtait une quelconque attention ... la réponse arrivait de nouveau, avec un rire enfumé, une manière parfaite de rejeter les cheveux, et cette torsion de la mâchoire : c’était non, et non.