mercredi 24 octobre 2018

Traduire


Entretien avec André Markowicz (né en 1960 à Prague) avec Cécile Bouanchaud, paru en mars 2018 dans Le Monde (à l’occasion du Salon du Livre où la Russie était à l’honneur).

Le traducteur André Markowicz, qui a re-traduit tout Fiodor Dostoïevski (1821-1881), est un passeur de la littérature russe en France ; il revient sur son travail et l’impossibilité de traduire une œuvre « dans l’absolu », emmenant ainsi le lecteur « entre deux mondes ».
Le premier principe, c’est qu’il n’y a pas de principe. Si je devais en trouver, je dirai que c’est rendre sensible à autrui la lecture que je fais d’un texte. C’est une lecture appliquée, la traduction doit rendre compte de la structure du texte et doit prendre en compte tous les éléments de cette construction, c’est particulièrement vrai pour le style. Traduire, c’est rendre compte de la matérialité de la langue. 
Les textes que je traduis n’ont pas été pensés en langue française, donc ils ne doivent pas répondre à des règles d’une langue littéraire française préétablies. La traduction est un exercice d’accueil et d’enrichissement des possibilités de la langue française. On ne peut pas juger un texte traduit en fonction de lois qui ne sont pas les siennes.
C’est pour cela que j’ai traduit les œuvres complètes de Dostoïevski, pour que le lecteur puisse s’habituer, qu’il comprenne que ce n’est pas la langue de San Antonio, par exemple, et qu’il n’y a pas à comparer. C’est pour cela que je traduis par cycle, par grands ensembles, aucun livre séparé ne peut exister.
Qu’est-ce qui vous anime dans le travail de traduction ?
Ce qui me plaît, c’est le travail sur la langue. Ou plutôt, le travail sur les langues, celle au départ et celle à l’arrivée. La traduction, c’est toujours un entre-deux, on est ni là ni ailleurs. Il ne faut jamais penser que le livre en français d’un auteur russe équivaut au livre russe. Aucune traduction n’existe d’une façon absolue, c’est à chaque fois des interprétations, des tentatives, non pas pour passer d’un monde à l’autre, mais pour faire comprendre au lecteur que l’on est entre deux mondes.
Je décris cela dans mon nouveau livre, L’Appartement*, dans lequel j’explique comment un traducteur vit entre deux mondes, entre deux temps, en l’occurrence entre la Russie et la France. La traduction est un lieu physique, qui redevient un lieu mental, puis un nouveau lieu physique.
* A Saint-Pétersbourg, André Markowicz a hérité de l'appartement dans lequel vivait sa grand-mère depuis 1918. Cet appartement, devenu propriété de la famille au moment de l'effondrement du système communiste, est le prétexte d'un récit mêlant souvenirs familiaux, réflexions sur le régime communiste, la littérature, les intellectuels russes, dessinant une forme d'autobiographie sensible du poète et traducteur.
Est-ce que cela n’est justement pas frustrant de ne jamais pouvoir traduire un texte dans son « absolu » ?
Il ne faut pas prendre cette situation de déplacement comme quelque chose de tragique, mais comme quelque chose de l’ordre de la nature : c’est comme ça. Comme quand il pleut, ce n’est ni bien ni mal, c’est comme ça. Il y a toujours de la frustration et du renoncement. Mais que voulez-vous, plus le temps passe, plus je m’aperçois qu’il y a des personnes plus jeunes que moi, c’est frustrant, mais qu’est-ce que je peux y faire ? Je me plains beaucoup ou je pleure.
 Qu’est-ce qui est constitutif de la culture russe et qui vous pose des difficultés en tant que traducteur ?
J’ai commencé à traduire Dostoïevski avec L’Adolescent. Ce personnage a une idée : il veut être Rothschild, non pas pour être l’homme le plus riche du monde, mais pour être l’homme le plus libre. Car Rothschild est le seul à pouvoir faire ce qu’il veut ou à ne pas le faire. La liberté russe, ce n’est pas la liberté de l’action, c’est un accord libre et sans contrainte avec un ordre préexistant. Un Occidental américanisé a du mal à comprendre cette idée. Par ailleurs, dans la culture russe, la prise en compte de l’individu n’existe pas, elle est toujours secondaire.
Un autre exemple que l’on retrouve dans la culture russe : dans la vie de tous les jours, il y a une exacerbation des sentiments et des choses, une sorte de violence extrême et en même temps une sorte de grande chaleur humaine. Une confrontation tragique entre la conscience de l’histoire et la conscience de la valeur d’une vie humaine, dans laquelle Fiodor Dostoïevski n’entre pas, à l’inverse de Léon Tolstoï, Mikhaïl Boulgakov ou Vassili Grossman.
Dans La Fille du capitaine, d’Alexandre Pouchkine, quand Pougatchev prend une forteresse et va pendre les officiers de celle-ci, les hommes chargés de les traîner à la potence, leur disent « ça va aller ». Tout cela est dit avec compassion, gentiment, mais ils les pendent. Cet état d’esprit est une caractéristique russe. Évidemment, la Russie ne se résume pas à cela. D’ailleurs, je ne sais pas ce que c’est la Russie, je n’ai absolument pas envie de le savoir, il n’y a pas d’essence sur le sujet de la culture.
Y a-t-il des mots russes qui sont particulièrement difficiles à traduire ?
Les difficultés fondamentales de traduction sont dans Dostoïevski. Dans Crime et Châtiment, un personnage mineur, qui n’apparaît que deux fois sans être nommé, aperçoit Raskolnikov, et lui dit un seul mot : « assassin ». Mais ce n’est pas exactement cela, il s’agit d’un mot russe, imprégné de langue populaire et de légende biblique, et qui ne signifie pas exactement qu’il est un assassin, mais qu’il a enfreint le commandement de Dieu en tuant. Si je traduis « assassin », je traduis l’intrigue du roman, mais pas l’idée, pas le sens. C’est pour cela que j’ai délibérément mal traduit, en disant : « tu as tué ». C’est cela qui compte. Ces difficultés-là, c’est constant, il y en a des centaines auxquelles les traducteurs se confrontent.

En complément, des extraits d’un entretien datant de 2012, paru dans "Place publique" (Rennes)

Je suis né à Prague (1960) mais par accident. Mon père était un militant communiste français, fils d’un juif arrivé en France au début des années trente après avoir été expulsé de Pologne. Journaliste dans la presse communiste française, en particulier étudiante, mon père avait, lors d’un séjour en Union soviétique, rencontré une jeune fille russe qui parlait français et qui allait devenir ma mère. Elle était née en Sibérie où ses parents étaient déportés. Elle était médecin. 
Après, mon père a travaillé à Moscou et j’y ai donc vécu jusqu’à l’âge de quatre ans. Là-bas, j’ai été éduqué en russe par ma grand-mère et par ma grand-tante… Imaginez, toutes deux avaient vécu le tsarisme, la guerre de 14, le stalinisme, le blocus de Leningrad, les campagnes antisémites... Ma grand-mère considérait que les petits enfants pouvaient tout comprendre, qu’on pouvait leur parler comme à des adultes. Ainsi me disait-elle les poèmes de Pouchkine, notamment Eugène Onéguine. J’ai appris à parler en parlant Pouchkine.
Ensuite, quand on est venus en France, ma mère a fait des études de lettres, a passé son agrégation de russe et est devenue prof d’université. Pour elle, c’était impossible de me parler dans une autre langue que le russe. Même si elle parle français comme vous et moi, elle ne peut pas parler autrement qu’en russe quand elle s’adresse à un petit enfant… ou à un animal. Si le russe est ma langue maternelle, pour le reste, j’ai été éduqué comme un petit Français normal de la banlieue parisienne des années soixante. En trois mois, j’ai changé de langue. Ma langue, c’est le français de l’école publique. J’ai adopté ma langue paternelle.
Ma mère connaissait un professeur de Leningrad, qui s’appelait Efim Etkind. Élève des grands formalistes russes, il avait été expulsé d’Union soviétique. En Russie, il était aussi l’un des grands spécialistes de la traduction. Quand j’avais 16 ans, il m’a demandé si je ne voulais pas traduire Pouchkine. 
J’ai eu une autre grande chance, celle d’avoir rencontré Hubert Nyssen, l’éditeur d’Actes Sud. Je lui ai proposé de traduire l’intégrale de Dostoïevski. Il a accepté, ce que plus aucun éditeur ne pourrait faire aujourd’hui. Il s’est engagé pour une durée de dix ans par simple contrat verbal. Mais pas que cela.
Au même moment, j’ai rencontré quelqu’un d’aussi fondamental pour moi : Antoine Vitez, le metteur en scène, qui était alors administrateur de la Comédie française et qui m’a introduit dans le monde du théâtre. 
Je travaille surtout «à l’oreille». Il me faut aussi rendre hommage à ma mère qui relisait toutes mes traductions en comparant avec le texte russe. D’un autre côté, Françoise (son épouse) a tout relu en français. Double lecture fondamentale. S’y ajoute la relecture d’Hubert Nyssen et de Sabine Wiespieser qui, à l’époque, ont réalisé un vrai travail éditorial.