mercredi 19 décembre 2018

Le pourboire - mode d'emploi



À mi-juin de cette année 2018, DIE WELT a rendu compte, sous la plume de Thomas Maier, d'une étude  universitaire qui a été faite sur la pratique du pourboire. J'en donne une traduction des plus approximatives : se référer prioritairement au  texte original.


Das Trinkgeld ist eine Anerkennung für guten Service – oder? Forscher der Universität Frankfurt haben jetzt herausgefunden, dass ganz andere Faktoren eine Rolle spielen. Etwa, mit wem man beim Essen sitzt.

Über Geld spricht man einer Redewendung zufolge bekanntlich nicht. Ähnlich ist es auch beim Trinkgeld, das in Deutschland von einer Vielzahl von Konventionen bestimmt wird. Diese sind aber nicht eindeutig definiert – und sorgen damit oft für Irritationen. Dies haben Forscher im Fach Wirtschaftssoziologie an der Universität Frankfurt herausgefunden.

Das fängt schon damit an, dass keiner genau weiß, was das Servicepersonal in Restaurants oder Bars an Trinkgeld bekommt. Fragt man die Empfänger, dann gehen diese von zehn Prozent aus. Die Gebenden wiederum sprechen gerne von fünf bis zehn Prozent – oder runden mit einem freundlichen „Stimmt so“ einfach auf.


Unter Anleitung von Professor Christian Stegbauer haben Studierende in einem Forschungsseminar in ausführlichen Interviews rund 40 Kellner und Gäste befragt. Dabei wurde Wert auf einen Querschnitt gelegt – vom Café über die Bar bis zum teuren Restaurant.


Schwerpunkt war dabei, wonach sich die Gäste beim Trinkgeld richten. „Das hat oft nichts mit der Qualität des Restaurants zu tun. Es geht vielmehr um die Beziehung der Gäste untereinander“, sagt Stegbauer.

So hat das Seminar festgestellt, dass sich Gruppen beim Trinkgeld stark aneinander orientieren. Jede Gruppe entwickelt dabei ihr eigenes Ritual. Wenn man sich einigermaßen gut kennt, legt man beim Zahlen oft zusammen. Bei der Höhe des Trinkgelds wird dann geschaut, wer was gibt. Diskutiert wird über die Höhe des Trinkgelds aber meist nur, wenn die Beziehungen wie etwa unter guten Freunden oder in der Familie sehr eng sind.

Ganz schlecht kommt an, wenn zum Beispiel unter Arbeitskollegen der Chef weniger Trinkgeld gibt als seine Untergebenen. Das kann dann auch noch am Tag danach für viel Gesprächsstoff im Betrieb sorgen – so ein weiteres Ergebnis aus den Interviews.

Der Einfluss der Gruppe scheint beim Trinkgeld also immens. „Wenn man großzügig sein will, muss man nur die eigene Gruppe übertrumpfen und sonst niemanden“, sagt Stegbauer. Verblüffend sei, dass viele dennoch behaupteten, sie ließen sich beim Trinkgeld vom eigenen Umfeld nicht beeinflussen.


Nicht verwunderlich ist dagegen, dass beim ersten romantischen Date besonders viel Trinkgeld fließt. Schließlich geht es darum, bei der Partnerin oder dem Partner im Restaurant einen guten Eindruck zu hinterlassen.


Daneben ist das Trinkgeld aber immer auch ein wichtiges Signal in der Kommunikation zwischen Gast und Servicekraft. Der Flirt-Faktor kann laut Seminar bei den Geschlechtern in beiden Richtungen eine Rolle spielen: Auf Körperkontakt sei ein Gast aus, wenn er der Bedienung das Geld in die Tasche stecke. Den Faktor könnten sich auch Kellnerinnen mit bestimmter Kleidung und entsprechendem Lächeln zunutze machen, hieß es.

Manchmal sogar mit Anweisung, wie die Interviewer herausgefunden haben: Eine weibliche Servicekraft wurde demnach von einem Wirt dazu angehalten, den älteren Herrschaften doch immer wieder mal den Arm auf die Schulter zu legen. Aber auch Kellner könnten beim weiblichen Geschlecht einiges an Trinkgeld herausholen.

Das Trinkgeld kann neben einem adäquaten Service zudem auch der gerechte Lohn für ein prima Essen sein. „Vieles wird dabei auf den Geldbetrag reduziert“, sagt Stegbauer. Soll heißen: Gesprochen wird über die Qualität des Essens meist nicht so gern mit der Servicekraft – vor allem wenn es schlecht war. „Selten wird da die Wahrheit gesagt“, weiß der Soziologe.

Wo landet aber letztlich das Trinkgeld? Nur bei der Servicekraft oder am Ende doch beim Wirt? Das Seminar hat in den Interviews alle möglichen Formen gefunden. Oft wird das Geld auch mit der Küche geteilt.

Trinkgelder gelten, wenn sie als Anerkennung des Services ans Personal gehen, als steuerfrei. Wenn es nicht so üppig ausfällt, ist es für die Servicekräfte aber immer auch Anlass, über die Gäste zu lästern. Auch dies ist ein Ergebnis der Studie.


Donner un pourboire c’est en reconnaissance d’un bon service - non ? Des chercheurs de l'Université de Francfort viennent de découvrir que des facteurs très différents y jouent un rôle. Par exemple, selon avec qui vous êtes assis en mangeant.

L'argent, on n’en parle pas - c’est bien connu. Il en va de même pour les pourboires qui, en Allemagne, sont déterminés par une multitude de conventions. Celles-ci ne sont pourtant pas clairement définies - ce qui est parfois énervant. C’est ce qu’ont découvert des chercheurs en sociologie de l’économie de l’Université de Francfort.


D’abord, personne ne sait précisément ce que personnel en service dans les restaurants ou dans les bars reçoit à titre de  pourboire. Si vous le demandez aux bénéficiaires, ils vous disent que c’est plus que 10%. Ceux qui donnent, quant à eux, préfèrent parler de cinq à dix pour cent - ou bien simplement d’arrondir le montant, acccompagné d’un sympathique C’est bon comme ça (gardez la monnaie).

Sous la direction du professeur Christian Stegbauer, des étudiants qui participaient à un séminaire de recherche ont interrogé une quarantaine de serveurs et de clients au cours d'entretiens approfondis. Au cours de ce sondage, on s’est attaché à avoir un échatillon représentatif - en allant du café au bar puis un restaurant cher.

L'accent a été mis sur le jugement que porte le client sut le pourboire. Selon Stegbauer : Cela n’a souvent rien à voir avec la qualité du restaurant. Il s’agit plutôt de la relation qui s’est établie entre les clients.

Ce travail a ainsi permis de constater que les groupes ont une attitude fortement marquée sur ce sujet. Chaque groupe développe son propre rituel. Quand on  se connaît assez bien, on met souvent des consommations en commun. On examine ensuite quel sera le montant du pourboire pour savoir qui donne quoi. En fait, le montant du pourboire n'est généralement discuté que si les relations sont très étroites, par exemple entre de bons amis ou en famille.


Il est assez mal vu que, par exemple entre collègues de travail, le chef donne moins de pourboire que ses subordonnés. Un des conclusions des entretiens est que cela peut se traduire le lendemain par bon nombre de commentaires au sein de l'entreprise.

  
L'influence du groupe semble donc considérable en ce qui concerne les pourboires. Si vous voulez être généreux, il vous suffit d’être le seul à surpasser votre propre groupe, déclare Stegbauer. Il est ainsi surprenant que beaucoup prétendent encore ne pas se laisser influencer par leur propre environnement.

Il n’est en revanche pas étonnant qu’à l’occasion d’un premier rendez-vous romantique le montant du pourboire soit particulièrement élevé. Ne s’agit-il pas, au fond, de laisser une bonne impression à la ou au partenaire dans ce restaurant. ?


Par ailleurs, le pourboire est toujours un signal important dans la communication entre le client et le personnel. Une des conclusions de l’étude est que le facteur flirt peut jouer un rôle entre sexes - dans un sens comme dans l’autre : il s’établit un contact physique si le client met l'argent dans la poche de la serveuse. Ce facteur - a-t-on dit - peut également être mis en oeuvre par les serveuses selon leur vêtement et le sourire qui va avec.

C’est parfois même une consigne, comme les enquêteurs l'ont découvert : un patron a ainsi exhorté une servante à mettre systématiquement son bras sur l'épaule des vieux messieurs. De même des serveurs arriveraient à soutirer des pourboires de la part des femmes.



Le pourboire peut aller au-delà d’un service adéquat ainsi que du juste prix d’un bon repas. Pour une bonne part, on se limitera au montant de l'addition, déclare Stegbauer. En d'autres termes, les gens n’ont pas beaucoup tendance à parler de la qualité de la nourriture avec le personnel de service - surtout si c'était mauvais. On dit rarement la vérité , dit le sociologue.


Dans poche de qui va le pourboire ? Seulement celle du personnel ou, finalement, dans celle du patron ? A cours des interviews, on a rencontré tous les cas. Souvent, l'argent est également partagé avec la cuisine.


Encore une conclusion de l'étude : Comme les pourboires sont considérés comme exempts d’impôt s’ils sont adressés au personnel à titre de reconnaissance d’un service, et au cas où il n’est pas très généreux, c’est au moins une occasion pour le personnel de service de maudire les invités.


jeudi 6 décembre 2018

Livres, aiguillages et ripaille



Cela fait un mois,  9 novembre, une mésaventure due à une erreur d'aiguillage a obligé un train à revenir en gare de Lyon, à Paris. 
Et pas n'importe lequel, car ce train était celui qui conduit chaque année le cortège d'auteurs et de journalistes à la Foire du livre de Brive-la-Gaillarde.

Pourtant, ce convoi spécial était bien parti à 9h31 -l'heure annoncée- de la gare de Lyon.
Mais un peu moins d'une heure après le départ, le contrôleur a annoncé aux passagers du train:
Ne riez pas, il y a eu une erreur d'aiguillage...
Le train s'est alors arrêté et a été contraint de revenir en gare de Lyon le temps de corriger l'aiguillage.


Finalement, le train des auteurs est arrivé en gare de Brive-la-Gaillarde avec plus d'une heure de retard sur l'horaire prévu.
Cette mésaventure pourrait coûter cher à la SNCF. La loi dispose qu'au delà de 60 minutes de retard prévisible, les voyageurs peuvent demander un dédommagement.
La Ville de Brive-la-Gaillarde, organisatrice de la Foire du livre depuis 1973, va voir son organisation bousculée par ce retard et pourrait par conséquent demander un remboursement.

C'est une première dans l'histoire de la foire a déclaré François David, commissaire de la Foire.
Présent dans le train, il est venu saluer les participants et les rassurer à travers les allées.
Mais ce retard n'a en réalité fait que prolonger un voyage devenu traditionnel grâce à ses coutumes épicuriennes uniques depuis 1985.
Pendant tout le trajet, des repas régionaux sont distribués aux participants et les liqueurs coulent à flots... dès 9 heures du matin.
Ce qui lui a valu le surnom de train du cholestérol (appellation que l’on attribue à Bernard Pivot)


mercredi 21 novembre 2018

Restauration d'enluminure

Souvent, avant de rentrer le soir, elle faisait un détour pour aller voir François, le restaurateur de manuscrits.
Elle se penchait sur des dessins de vierges bleues dont le visage pâle la regardait.
Des feuilles d’acanthe s’enlaçaient parfois dans leurs cheveux.
Puis elle scrutait les arabesques des enluminures qui dessinaient des lettres aériennes.
  
François savait raviver leurs couleurs, redonner de la fraîcheur à des peintures ternies par le temps.
Il lui détaillait la souplesse des parchemins, lui découvrait la finesse du trait qui réapparaissait au gré de ses interventions.
Elle comprenait la lenteur, admirait ces artistes sans nom qui mettaient des visages sur des mots calligraphiés avec des volutes singulières qui lui citaient Voltaire : l’écriture est la peinture de la voix.
  
Alors, elle se penchait pour les entendre, si près que, parfois, il la tirait en arrière, les mains sur ses épaules, sur ses joues, vers sa bouche qu’il ne touchait jamais, comme s’il voulait la sauver de la noyade, l’éloigner d’un fleuve sur les rives duquel ils avançaient, dans cette partie sombre du sous-sol que les bruits et les autres avaient depuis longtemps désertée.

 Un jour, il lui montra une enluminure sur laquelle il effectuait une restauration difficile.
Il n’était pas venu la voir depuis trois jours déjà.
Elle s’aperçut qu’il lui avait manqué quand elle le suivit. Il avait une nuque puissante partagée par une ligne profonde.
La miniature représentait Mélusine allaitant : une femme nue à la queue de poisson, prise entre les barreaux de colonnes graciles qui soutenaient créneaux et tours d’un château.
On devinait son sein. Au fond, il y avait un lit.

Ce soir-là, ils allèrent au restaurant et chez elle.
Il la caressa longtemps, avec minutie, comme s’il retirait des couches de couleur sur son corps.
Elle se laissait faire, le souffle court et, quand elle lui demanda de prendre sur son bureau un pinceau pour la caresser au creux de ses jambes, il sourit, conquis par cette audace, qui la courba dans ses bras.
Elle pensa à son double de peinture. Elle n’avait jamais rien ressenti de pareil.


Cette enluminure semble être extraite du codex Manesse (nom d’une famille de patriciens de Zurich) - qui est un recueil de poésies courtoises compilées au 14ème siècle et qui est depuis conservé à Heidelberg.

La poésie courtoise des troubadours a pris naissance vers le 11ème siècle dans les pays de langue d’oc, puis s’est répandu vers les pays de langue d’oïl avec les trouvères et la chanson de geste, et à l’Europe tout entière.  Ce recueil qui contient aussi 137 enluminures fut publié quatre siècles plus tard.

La présente image est la planche 249 du recueil, associée à des poèmes du 13ème siècle, de Konrad von Altstetten, ménestrel issu d’une famille seigneuriale (vers 1400). alors que ce document est attesté, certains rattachent aussi l’image au Perceval du Conte du Graal (composé à la fin du 12ème siècle), la femme se penchant vers lui pouvant être Blancheflor, Ultime interprétation : le faucon pourrait, comme un double, symboliser Perceval et faire le lien avec l’épisode des trois taches de sang.


mercredi 24 octobre 2018

Traduire


Entretien avec André Markowicz (né en 1960 à Prague) avec Cécile Bouanchaud, paru en mars 2018 dans Le Monde (à l’occasion du Salon du Livre où la Russie était à l’honneur).

Le traducteur André Markowicz, qui a re-traduit tout Fiodor Dostoïevski (1821-1881), est un passeur de la littérature russe en France ; il revient sur son travail et l’impossibilité de traduire une œuvre « dans l’absolu », emmenant ainsi le lecteur « entre deux mondes ».
Le premier principe, c’est qu’il n’y a pas de principe. Si je devais en trouver, je dirai que c’est rendre sensible à autrui la lecture que je fais d’un texte. C’est une lecture appliquée, la traduction doit rendre compte de la structure du texte et doit prendre en compte tous les éléments de cette construction, c’est particulièrement vrai pour le style. Traduire, c’est rendre compte de la matérialité de la langue. 
Les textes que je traduis n’ont pas été pensés en langue française, donc ils ne doivent pas répondre à des règles d’une langue littéraire française préétablies. La traduction est un exercice d’accueil et d’enrichissement des possibilités de la langue française. On ne peut pas juger un texte traduit en fonction de lois qui ne sont pas les siennes.
C’est pour cela que j’ai traduit les œuvres complètes de Dostoïevski, pour que le lecteur puisse s’habituer, qu’il comprenne que ce n’est pas la langue de San Antonio, par exemple, et qu’il n’y a pas à comparer. C’est pour cela que je traduis par cycle, par grands ensembles, aucun livre séparé ne peut exister.
Qu’est-ce qui vous anime dans le travail de traduction ?
Ce qui me plaît, c’est le travail sur la langue. Ou plutôt, le travail sur les langues, celle au départ et celle à l’arrivée. La traduction, c’est toujours un entre-deux, on est ni là ni ailleurs. Il ne faut jamais penser que le livre en français d’un auteur russe équivaut au livre russe. Aucune traduction n’existe d’une façon absolue, c’est à chaque fois des interprétations, des tentatives, non pas pour passer d’un monde à l’autre, mais pour faire comprendre au lecteur que l’on est entre deux mondes.
Je décris cela dans mon nouveau livre, L’Appartement*, dans lequel j’explique comment un traducteur vit entre deux mondes, entre deux temps, en l’occurrence entre la Russie et la France. La traduction est un lieu physique, qui redevient un lieu mental, puis un nouveau lieu physique.
* A Saint-Pétersbourg, André Markowicz a hérité de l'appartement dans lequel vivait sa grand-mère depuis 1918. Cet appartement, devenu propriété de la famille au moment de l'effondrement du système communiste, est le prétexte d'un récit mêlant souvenirs familiaux, réflexions sur le régime communiste, la littérature, les intellectuels russes, dessinant une forme d'autobiographie sensible du poète et traducteur.
Est-ce que cela n’est justement pas frustrant de ne jamais pouvoir traduire un texte dans son « absolu » ?
Il ne faut pas prendre cette situation de déplacement comme quelque chose de tragique, mais comme quelque chose de l’ordre de la nature : c’est comme ça. Comme quand il pleut, ce n’est ni bien ni mal, c’est comme ça. Il y a toujours de la frustration et du renoncement. Mais que voulez-vous, plus le temps passe, plus je m’aperçois qu’il y a des personnes plus jeunes que moi, c’est frustrant, mais qu’est-ce que je peux y faire ? Je me plains beaucoup ou je pleure.
 Qu’est-ce qui est constitutif de la culture russe et qui vous pose des difficultés en tant que traducteur ?
J’ai commencé à traduire Dostoïevski avec L’Adolescent. Ce personnage a une idée : il veut être Rothschild, non pas pour être l’homme le plus riche du monde, mais pour être l’homme le plus libre. Car Rothschild est le seul à pouvoir faire ce qu’il veut ou à ne pas le faire. La liberté russe, ce n’est pas la liberté de l’action, c’est un accord libre et sans contrainte avec un ordre préexistant. Un Occidental américanisé a du mal à comprendre cette idée. Par ailleurs, dans la culture russe, la prise en compte de l’individu n’existe pas, elle est toujours secondaire.
Un autre exemple que l’on retrouve dans la culture russe : dans la vie de tous les jours, il y a une exacerbation des sentiments et des choses, une sorte de violence extrême et en même temps une sorte de grande chaleur humaine. Une confrontation tragique entre la conscience de l’histoire et la conscience de la valeur d’une vie humaine, dans laquelle Fiodor Dostoïevski n’entre pas, à l’inverse de Léon Tolstoï, Mikhaïl Boulgakov ou Vassili Grossman.
Dans La Fille du capitaine, d’Alexandre Pouchkine, quand Pougatchev prend une forteresse et va pendre les officiers de celle-ci, les hommes chargés de les traîner à la potence, leur disent « ça va aller ». Tout cela est dit avec compassion, gentiment, mais ils les pendent. Cet état d’esprit est une caractéristique russe. Évidemment, la Russie ne se résume pas à cela. D’ailleurs, je ne sais pas ce que c’est la Russie, je n’ai absolument pas envie de le savoir, il n’y a pas d’essence sur le sujet de la culture.
Y a-t-il des mots russes qui sont particulièrement difficiles à traduire ?
Les difficultés fondamentales de traduction sont dans Dostoïevski. Dans Crime et Châtiment, un personnage mineur, qui n’apparaît que deux fois sans être nommé, aperçoit Raskolnikov, et lui dit un seul mot : « assassin ». Mais ce n’est pas exactement cela, il s’agit d’un mot russe, imprégné de langue populaire et de légende biblique, et qui ne signifie pas exactement qu’il est un assassin, mais qu’il a enfreint le commandement de Dieu en tuant. Si je traduis « assassin », je traduis l’intrigue du roman, mais pas l’idée, pas le sens. C’est pour cela que j’ai délibérément mal traduit, en disant : « tu as tué ». C’est cela qui compte. Ces difficultés-là, c’est constant, il y en a des centaines auxquelles les traducteurs se confrontent.

En complément, des extraits d’un entretien datant de 2012, paru dans "Place publique" (Rennes)

Je suis né à Prague (1960) mais par accident. Mon père était un militant communiste français, fils d’un juif arrivé en France au début des années trente après avoir été expulsé de Pologne. Journaliste dans la presse communiste française, en particulier étudiante, mon père avait, lors d’un séjour en Union soviétique, rencontré une jeune fille russe qui parlait français et qui allait devenir ma mère. Elle était née en Sibérie où ses parents étaient déportés. Elle était médecin. 
Après, mon père a travaillé à Moscou et j’y ai donc vécu jusqu’à l’âge de quatre ans. Là-bas, j’ai été éduqué en russe par ma grand-mère et par ma grand-tante… Imaginez, toutes deux avaient vécu le tsarisme, la guerre de 14, le stalinisme, le blocus de Leningrad, les campagnes antisémites... Ma grand-mère considérait que les petits enfants pouvaient tout comprendre, qu’on pouvait leur parler comme à des adultes. Ainsi me disait-elle les poèmes de Pouchkine, notamment Eugène Onéguine. J’ai appris à parler en parlant Pouchkine.
Ensuite, quand on est venus en France, ma mère a fait des études de lettres, a passé son agrégation de russe et est devenue prof d’université. Pour elle, c’était impossible de me parler dans une autre langue que le russe. Même si elle parle français comme vous et moi, elle ne peut pas parler autrement qu’en russe quand elle s’adresse à un petit enfant… ou à un animal. Si le russe est ma langue maternelle, pour le reste, j’ai été éduqué comme un petit Français normal de la banlieue parisienne des années soixante. En trois mois, j’ai changé de langue. Ma langue, c’est le français de l’école publique. J’ai adopté ma langue paternelle.
Ma mère connaissait un professeur de Leningrad, qui s’appelait Efim Etkind. Élève des grands formalistes russes, il avait été expulsé d’Union soviétique. En Russie, il était aussi l’un des grands spécialistes de la traduction. Quand j’avais 16 ans, il m’a demandé si je ne voulais pas traduire Pouchkine. 
J’ai eu une autre grande chance, celle d’avoir rencontré Hubert Nyssen, l’éditeur d’Actes Sud. Je lui ai proposé de traduire l’intégrale de Dostoïevski. Il a accepté, ce que plus aucun éditeur ne pourrait faire aujourd’hui. Il s’est engagé pour une durée de dix ans par simple contrat verbal. Mais pas que cela.
Au même moment, j’ai rencontré quelqu’un d’aussi fondamental pour moi : Antoine Vitez, le metteur en scène, qui était alors administrateur de la Comédie française et qui m’a introduit dans le monde du théâtre. 
Je travaille surtout «à l’oreille». Il me faut aussi rendre hommage à ma mère qui relisait toutes mes traductions en comparant avec le texte russe. D’un autre côté, Françoise (son épouse) a tout relu en français. Double lecture fondamentale. S’y ajoute la relecture d’Hubert Nyssen et de Sabine Wiespieser qui, à l’époque, ont réalisé un vrai travail éditorial.


mercredi 19 septembre 2018

Que sont devenus les péchés capitaux ?



À la veille des vacances d'été, le quotidien de Suisse romande, LE TEMPS, a rendu compte d'un essai du philosophe Christophe Godin sur la réhabilitation et la médicalisation des biens connus "péchés capitaux". Ce qui suit est un condensé de l'article.

Énoncée à la fin du VIe siècle par le pape Grégoire le Grand (auquel on doit le chant grégorien), stabilisée au XIIIe siècle (celui de Thomas d’Aquin), la liste des sept péchés capitaux a été sujette à d’innombrables discussions et interprétations théologiques, prolongées dans une riche tradition iconographique.

La liste, la voici : l’avarice, la paresse, la gourmandise, la colère, la luxure, l’envie, l’orgueil. Pourquoi le meurtre, le viol ou le parjure n’y figurent-ils pas ? C’est que capital ne signifie pas le plus grand mal, mais plutôt ce qui est au principe de tous les maux. Ainsi, la luxure engendre le mensonge, la ruse, le vol, jusqu’au meurtre.

Que sont donc devenus les péchés capitaux ? Telle est la question que pose Christian Godin (il est notamment l’auteur de La philosophie pour les nuls, ouvrage remarquable que peu de philosophes professionnels auraient été capables de rédiger) dans son dernier essai : Ce que sont devenus les péchés capitaux (Le Cerf, 216 p.).

Globalement, Christian Godin voit une double évolution :

Premièrement, un mouvement général de réhabilitation, dans la mesure où ils vont bien avec le libéralisme capitaliste de notre époque. Ainsi, par exemple, l’avidité et la cupidité, qui sont des dimensions de l’avarice, sont cultivées comme jamais car elles constituent des dynamiques psychiques éminemment favorables à l’entretien de la machinerie techno-économique actuelle. De même, sous la forme de l’émulation, de la rivalité et de la concurrence […] l’envie passe pour une vertu.

Deuxième évolution dans la réinterprétation contemporaine des péchés: leur médicalisation. La paresse est devenue dépression. La gourmandise, sévèrement condamnée au Moyen Âge, est disculpée par l’économie de la consommation sous la figure du gourmet (C’est tellement bon que c’est un péché !). Simultanément, la boulimie a été médicalisée, ce qui permet en retour de valoriser la bonne gourmandise dont le marché a besoin.

Le chapitre conclusif sur l’orgueil, que la morale chrétienne opposait à l’humilité, est l’occasion d’une réflexion sur le triomphe de la volonté comme trait majeur de notre époque, comme on le voit dans l’apologie sociale de l’ambition, ou dans les délires prométhéens d’immortalité.

Source : Quotidien suisse LE TEMPS (22 juin 2018)


mercredi 11 juillet 2018

La livraison à domicile





La Gazette de l'École des Mines de Paris a rendu compte en début d'année d'un mémoire rédigé en 2017 et consacré à la livraison à domicile, à vélo (surtout des repas) ou par chauffeurs-livreurs (notamment les colis commandés "en ligne"). 

Avec l’explosion du e-commerce, les livraisons à domicile se sont multipliées, entraînant l’apparition de nouveaux livreurs - sous-traitants, indépendants, salariés… qui doivent faire face aux exigences toujours plus fortes de leurs “employeurs”. Le consommateur bénéficie de services plus personnalisés, à un prix souvent dérisoire.

Nous avons été à la rencontre des acteurs du monde de la logistique urbaine, en tournée avec des chauffeurs-livreurs, mais aussi dans les bureaux lors d’entretiens (start-ups, grands groupes, pouvoirs publics). Nous avons découvert les contraintes, qui pèsent sur le dernier maillon de la chaîne : les livreurs à domicile.

LES LIVREURS À VÉLO

Une myriade de livreurs à vélo parcourt aujourd’hui les rues des grandes métropoles. Plusieurs milliers (Deliveroo, Foodora…), livrant en moins de 30 minutes repas et courses de supermarché. Non polluant, peu encombrant, silencieux, ce mode de livraison semble parfaitement adapté aux centres villes.

Et pourtant, les entreprises qui mettent en relation restaurateurs, consommateurs et livreurs à l’aide d’une application mobile, font l’objet de vives critiques.

Un statut peu protecteur - C’est avant tout le statut de ces travailleurs qui pose problème. Ce ne sont pas des salariés mais des indépendants, sous le statut du micro-entrepreneuriat pour la plupart, au régime fiscal simplifié. Ils travaillent pour leur compte mais cette liberté s’accompagne d’une précarité de l’emploi.
La plupart sont rémunérés à la course sans aucune rémunération horaire minimale. S’il y a moins de livraison ou si leur notation est mauvaise, leurs revenus peuvent disparaître.

Une indépendance contestée - Leur indépendance n’est pas si évidente à prouver : la loi prévoit qu’il ne doit pas exister de lien de subordination entre l’indépendant et l’entreprise. Mais de nombreux livreurs dénoncent un salariat déguisé (sanctions contre les livreurs peu assidus, tarifications des livraisons imposées, port du logo obligatoire…).

La loi El-Khomri - Le gouvernement avait souhaité apporter plus de garanties aux micro-entrepreneurs de plateformes numériques, et aux start-ups de survivre. L’article 60 de la loi mise en application au 1er janvier 2018), a contraint les plateformes numériques à fournir plus de garanties aux travailleurs (remboursement des cotisations d’assurance accident du travail, paiement de la cotisation à la formation professionnelle, respect du droit de grève, et de la possibilité de former des syndicats).
Cette loi est à double tranchant : donnant plus de garanties aux travailleurs, elle leur est bénéfique ; mais comme elle institutionnalise le statut de travailleur indépendant de plateforme, elle éloigne les possibilités de requalification en salariat.
Les plateformes qui étaient jusqu’ici dans une zone grise du droit, ont donc vu leurs pratiques sanctuarisées par cette nouvelle loi, éloignant ainsi le spectre de la requalification.

Les conditions de travail - Les livreurs ont vu les plateformes baisser progressivement et imposer des rémunérations à la livraison sans minimum horaire. Le paiement à la tâche les incite à travailler toujours plus vite. Les grèves de livreurs se font de plus en plus fréquentes pour protester contre ces modes de rémunération.
Les livreurs à vélos ne sont pas des étudiants cherchant un peu d’argent de poche – au contraire. De plus en plus de livreurs exercent à temps plein, sont peu diplômés, et et financièrement dépendants de ces plateformes.

Concurrence - Le recours aux indépendants permet de répondre à la flexibilité de la demande et réduit la prise de risque pour l’entreprise. C’est aussi le statut d’indépendant qui induit une baisse de coût. En effet, une entreprise qui emploierait des salariés devrait payer sur le salaire des charges patronales notamment versées à l’Urssaf afin de financer la protection sociale (assurance maladie, assurance vieillesse, allocations familiales...). Ne payant pas de cotisations patronales sur le travail des livreurs, les plateformes  bénéficient d’une différence de coût du travail qui n’est pas anodine…
Dans le secteur du transport de passagers, Uber en a bien compris l’intérêt. L’Urssaf estime avoir établi que Uber a recours à du salariat déguisé et a engagé à la rentrée 2015 une procédure devant le Tribunal des affaires de sécurité sociale, pour exiger le remboursement des cotisations patronales non perçues.
Les plateformes semblent ainsi exercer une concurrence déloyale vis-à-vis des entreprises de transport traditionnelles en ayant recours à des micro-entrepreneurs et en profitant d’un coût du travail artificiellement bas.
Avec le risque de voir d’autres entreprises se convertir massivement au micro-entrepreneuriat, remettant en cause le financement de notre système de sécurité sociale.

LES CHAUFFEURS LIVREURS

Malgré l'apparition de ces nouveaux livreurs à vélo, le marché de la logistique du e-commerce reste dominé par les acteurs traditionnels de la livraison de colis (La Poste, DHL, FedEx, UPS…). Les défis dus à la complexification des livraisons remettent en cause leur fonctionnement.
Les colis sont aujourd’hui livrés un par un à des particuliers souvent absents et dont l’adresse est incomplète, le numéro de téléphone manquant, le digicode inconnu. Or la fragmentation des livraisons coûte cher.
Souvent, ce coût supplémentaire n’est pas répercuté sur le consommateur final (offres de “livraison gratuite”). Qui donc le paye ?
S’y ajoute une pression sur les coûts due à la concurrence dans le secteur de la logistique - pression accentuée par le pouvoir de négociation des Amazon, Cdiscount, etc. qui concentrent la majeure partie des chiffres d’affaire du e-commerce.
De nombreuses solutions ont été envisagées :
Développement du numérique pour optimiser les tournées, création de consignes automatiques, utilisation de relais colis, diversification de l’offre pour faire face à la concurrence, développement de technologies de pointe comme les drones…
Mais ces innovations cachent une organisation opérationnelle qui n’a pas vraiment évolué : l’optimisation se base en grande partie sur une pression accrue portée sur les livreurs.

Une sous-traitance massive - Une fois franchie la porte des entrepôts logistiques de colis du e-commerce, force nous a été de constater que les grands acteurs de la livraison n’ont de “transporteur” que le nom : elles jouent le rôle de commissionnaire de transport, contractant avec des dizaines d’entreprises prestataires de services qui fournissent la main-d’œuvre pour effectuer les livraisons.
Le chiffre communément admis pour la sous-traitance des livraisons effectuées en zone urbaine dense est d’environ 90%. Le tissu d’entreprises de transport routier de marchandises est constitué d’une multitude de TPE, dont 95 % emploient moins de cinq salariés .
Les véritables victimes de ce bouleversement sont difficile d'accès, invisibles au grand public car portant les couleurs des donneurs d’ordre sur leurs camionnettes, mais invisibles aussi aux pouvoirs publics car absentes des fédérations syndicales.
Ce modèle n’est pas nouveau dans le transport routier de marchandises. Ces petites entreprises ont une durée de vie souvent courte dans un environnement très concurrentiel. L’externalisation de la masse salariale s’accélère.

Des entorses au droit du travail - Aux côtés de chauffeurs, nous avons constaté la réalité de l’optimisation des coûts à travers la pression que subissent les livreurs.
Arrivé sur le site à 5h30 pour le tri des colis, l’un des livreurs enchaîne avec une tournée de livraison le matin, prend deux heures de pause pour dormir dans sa camionnette (quand c’est possible), puis cumule avec une seconde tournée l’après-midi. La journée se finit à 20h30.
Les onze heures de repos réglementaires ne sont pas respectées. La semaine de travail compte soixante-treize heures.
Un autre livreur travaille depuis 1999. Rattaché successivement à différentes entreprises de sous-traitance, il n'a jamais été requalifié salarié du groupe.
Les donneurs d’ordre en sont évidemment conscients : les livreurs travaillent dans leurs centres logistiques, utilisent leurs outils numériques pour scanner les colis et enregistrer les heures de livraison. Le tarif de rémunération au colis est si faible qu’il apparaît difficile pour les entreprises sous-traitantes d’être rentables en employant des CDI faisant les 35 heures…
Il apparaît vite que les obligations légales auxquelles sont soumis les donneurs d’ordre restent très superficielles concernant la supervision des conditions de travail des employés des entreprises de sous-traitance. Sur le plan réglementaire, ils doivent vérifier que le sous-traitant est inscrit au registre des transporteurs et demander l’attestation de vigilance auprès des patrons des entreprises de sous-traitance (fournir la preuve du paiement des cotisations sociales). Aucun contrôle du volume horaire effectué par les sous-traitants n’est prévu par la loi.

Que fait l'inspection du travail ? Consciente du problème, elle ne possède que peu d’outils fonctionnels pour débusquer les abus, les prévenir et les dissuader. Dans la mesure où elle peut réunir des preuves, elle peut enclencher des poursuites au pénal - procédures longues et qui n’aboutissent pas forcément.
Et il est difficile de contrôler les horaires sur route en l’absence de chronotachygraphe comme c'est le cas pour les poids lourds.

NB : Ces pratiques ne sont pas spécifiques à la livraison en ville. De nombreux secteurs ont largement recours à des travailleurs sous-traitants dont les conditions de travail sont opaques (ex. : la construction). De plus en plus de secteurs ont recours à des micro-entrepreneurs à la place de salariés (ex. : monde du journalisme).

Marie Baumier, Mathilde Pierre, mémoire - MINES ParisTech, 2017