mercredi 11 juillet 2018
La livraison à domicile
La Gazette de l'École des Mines de Paris a rendu compte en début d'année d'un mémoire rédigé en 2017 et consacré à la livraison à domicile, à vélo (surtout des repas) ou par chauffeurs-livreurs (notamment les colis commandés "en ligne").
Avec l’explosion du e-commerce, les livraisons à domicile se sont
multipliées, entraînant l’apparition de nouveaux livreurs - sous-traitants,
indépendants, salariés… qui doivent faire face aux exigences toujours plus
fortes de leurs “employeurs”. Le consommateur bénéficie de services plus
personnalisés, à un prix souvent dérisoire.
Nous avons été à la rencontre des acteurs du monde de la
logistique urbaine, en tournée avec des chauffeurs-livreurs, mais aussi dans
les bureaux lors d’entretiens (start-ups, grands groupes, pouvoirs publics).
Nous avons découvert les contraintes, qui pèsent sur le dernier maillon de la
chaîne : les livreurs à domicile.
LES LIVREURS À VÉLO
Une myriade de livreurs à vélo parcourt aujourd’hui les rues des
grandes métropoles. Plusieurs milliers (Deliveroo, Foodora…), livrant en moins
de 30 minutes repas et courses de supermarché. Non polluant, peu encombrant,
silencieux, ce mode de livraison semble parfaitement adapté aux centres villes.
Et pourtant, les entreprises qui mettent en relation
restaurateurs, consommateurs et livreurs à l’aide d’une application mobile,
font l’objet de vives critiques.
Un statut peu protecteur - C’est avant tout le statut de ces
travailleurs qui pose problème. Ce ne sont pas des salariés mais des
indépendants, sous le statut du micro-entrepreneuriat pour la plupart, au
régime fiscal simplifié. Ils travaillent pour leur compte mais cette liberté
s’accompagne d’une précarité de l’emploi.
La plupart sont rémunérés à la course sans aucune rémunération
horaire minimale. S’il y a moins de livraison ou si leur notation est mauvaise,
leurs revenus peuvent disparaître.
Une indépendance contestée - Leur indépendance n’est pas si
évidente à prouver : la loi prévoit qu’il ne doit pas exister de lien de
subordination entre l’indépendant et l’entreprise. Mais de nombreux livreurs
dénoncent un salariat déguisé (sanctions contre les livreurs peu assidus,
tarifications des livraisons imposées, port du logo obligatoire…).
La loi El-Khomri - Le gouvernement avait souhaité apporter plus de
garanties aux micro-entrepreneurs de plateformes numériques, et aux start-ups
de survivre. L’article 60 de la loi mise en application au 1er janvier 2018), a
contraint les plateformes numériques à fournir plus de garanties aux
travailleurs (remboursement des cotisations d’assurance accident du travail,
paiement de la cotisation à la formation professionnelle, respect du droit de
grève, et de la possibilité de former des syndicats).
Cette loi est à double tranchant : donnant plus de garanties aux
travailleurs, elle leur est bénéfique ; mais comme elle institutionnalise le
statut de travailleur indépendant de plateforme, elle éloigne les possibilités
de requalification en salariat.
Les plateformes qui étaient jusqu’ici dans une zone grise du
droit, ont donc vu leurs pratiques sanctuarisées par cette nouvelle loi,
éloignant ainsi le spectre de la requalification.
Les conditions de travail - Les livreurs ont vu les plateformes
baisser progressivement et imposer des rémunérations à la livraison sans
minimum horaire. Le paiement à la tâche les incite à travailler toujours plus
vite. Les grèves de livreurs se font de plus en plus fréquentes pour protester
contre ces modes de rémunération.
Les livreurs à vélos ne sont pas des étudiants cherchant un peu
d’argent de poche – au contraire. De plus en plus de livreurs exercent à temps
plein, sont peu diplômés, et et financièrement dépendants de ces plateformes.
Concurrence - Le recours aux indépendants permet de répondre à la
flexibilité de la demande et réduit la prise de risque pour l’entreprise. C’est
aussi le statut d’indépendant qui induit une baisse de coût. En effet, une
entreprise qui emploierait des salariés devrait payer sur le salaire des
charges patronales notamment versées à l’Urssaf afin de financer la protection
sociale (assurance maladie, assurance vieillesse, allocations familiales...).
Ne payant pas de cotisations patronales sur le travail des livreurs, les
plateformes bénéficient d’une différence de coût du travail qui n’est pas
anodine…
Dans le secteur du transport de passagers, Uber en a bien compris
l’intérêt. L’Urssaf estime avoir établi que Uber a recours à du salariat
déguisé et a engagé à la rentrée 2015 une procédure devant le Tribunal des
affaires de sécurité sociale, pour exiger le remboursement des cotisations
patronales non perçues.
Les plateformes semblent ainsi exercer une concurrence déloyale
vis-à-vis des entreprises de transport traditionnelles en ayant recours à des
micro-entrepreneurs et en profitant d’un coût du travail artificiellement bas.
Avec le risque de voir d’autres entreprises se convertir
massivement au micro-entrepreneuriat, remettant en cause le financement de
notre système de sécurité sociale.
LES CHAUFFEURS LIVREURS
Malgré l'apparition de ces nouveaux livreurs à vélo, le marché de
la logistique du e-commerce reste dominé par les acteurs traditionnels de la
livraison de colis (La Poste, DHL, FedEx, UPS…). Les défis dus à la
complexification des livraisons remettent en cause leur fonctionnement.
Les colis sont aujourd’hui livrés un par un à des particuliers
souvent absents et dont l’adresse est incomplète, le numéro de téléphone
manquant, le digicode inconnu. Or la fragmentation des livraisons coûte cher.
Souvent, ce coût supplémentaire n’est pas répercuté sur le
consommateur final (offres de “livraison gratuite”). Qui donc le paye ?
S’y ajoute une pression sur les coûts due à la concurrence dans le
secteur de la logistique - pression accentuée par le pouvoir de négociation des
Amazon, Cdiscount, etc. qui concentrent la majeure partie des chiffres
d’affaire du e-commerce.
De nombreuses solutions ont été envisagées :
Développement du numérique pour optimiser les tournées, création
de consignes automatiques, utilisation de relais colis, diversification de
l’offre pour faire face à la concurrence, développement de technologies de
pointe comme les drones…
Mais ces innovations cachent une organisation opérationnelle qui
n’a pas vraiment évolué : l’optimisation se base en grande partie sur une
pression accrue portée sur les livreurs.
Une sous-traitance massive - Une fois franchie la porte des
entrepôts logistiques de colis du e-commerce, force nous a été de constater que
les grands acteurs de la livraison n’ont de “transporteur” que le nom : elles
jouent le rôle de commissionnaire de transport, contractant avec des dizaines
d’entreprises prestataires de services qui fournissent la main-d’œuvre pour
effectuer les livraisons.
Le chiffre communément admis pour la sous-traitance des livraisons
effectuées en zone urbaine dense est d’environ 90%. Le tissu d’entreprises de
transport routier de marchandises est constitué d’une multitude de TPE, dont 95
% emploient moins de cinq salariés .
Les véritables victimes de ce bouleversement sont difficile
d'accès, invisibles au grand public car portant les couleurs des donneurs
d’ordre sur leurs camionnettes, mais invisibles aussi aux pouvoirs publics car
absentes des fédérations syndicales.
Ce modèle n’est pas nouveau dans le transport routier de
marchandises. Ces petites entreprises ont une durée de vie souvent courte dans
un environnement très concurrentiel. L’externalisation de la masse salariale
s’accélère.
Des entorses au droit du travail - Aux côtés de chauffeurs, nous
avons constaté la réalité de l’optimisation des coûts à travers la pression que
subissent les livreurs.
Arrivé sur le site à 5h30 pour le tri des colis, l’un des livreurs
enchaîne avec une tournée de livraison le matin, prend deux heures de pause
pour dormir dans sa camionnette (quand c’est possible), puis cumule avec une
seconde tournée l’après-midi. La journée se finit à 20h30.
Les onze heures de repos réglementaires ne sont pas respectées. La
semaine de travail compte soixante-treize heures.
Un autre livreur travaille depuis 1999. Rattaché successivement à
différentes entreprises de sous-traitance, il n'a jamais été requalifié salarié
du groupe.
Les donneurs d’ordre en sont évidemment conscients : les livreurs
travaillent dans leurs centres logistiques, utilisent leurs outils numériques
pour scanner les colis et enregistrer les heures de livraison. Le tarif de
rémunération au colis est si faible qu’il apparaît difficile pour les
entreprises sous-traitantes d’être rentables en employant des CDI faisant les
35 heures…
Il apparaît vite que les obligations légales auxquelles sont
soumis les donneurs d’ordre restent très superficielles concernant la
supervision des conditions de travail des employés des entreprises de
sous-traitance. Sur le plan réglementaire, ils doivent vérifier que le
sous-traitant est inscrit au registre des transporteurs et demander
l’attestation de vigilance auprès des patrons des entreprises de sous-traitance
(fournir la preuve du paiement des cotisations sociales). Aucun contrôle du
volume horaire effectué par les sous-traitants n’est prévu par la loi.
Que fait l'inspection du travail ? Consciente du problème, elle ne
possède que peu d’outils fonctionnels pour débusquer les abus, les prévenir et
les dissuader. Dans la mesure où elle peut réunir des preuves, elle peut
enclencher des poursuites au pénal - procédures longues et qui n’aboutissent
pas forcément.
Et il est difficile de contrôler les horaires sur route en
l’absence de chronotachygraphe comme c'est le cas pour les poids lourds.
NB : Ces pratiques ne sont pas spécifiques à la livraison en
ville. De nombreux secteurs ont largement recours à des travailleurs
sous-traitants dont les conditions de travail sont opaques (ex. : la
construction). De plus en plus de secteurs ont recours à des
micro-entrepreneurs à la place de salariés (ex. : monde du journalisme).
Marie Baumier, Mathilde Pierre, mémoire - MINES ParisTech, 2017
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