vendredi 19 novembre 2010

Entre les deux… (14)


Nous abordons un troisième grand chapitre qui s’intitule : Langage, vérité et musique. Le premier avait attiré notre attention sur cette asymétrie entre les deux hémisphères, qui caractérise notre cerveau. Celui que nous venons de quitter était consacré à ce que la pratique neuropsychologique nous apprend sur ce que font chacun de ces hémisphères. Celui que nous entamons maintenant reprend les mêmes thèmes, mais sous un angle différent : il ne s’agit plus de s’attacher à un certain nombre de faits et de les mettre en ordre de façon analytique, mais de montrer en quoi nous avons affaire à deux aspects du monde – à la fois cohérents individuellement, mais incompatibles aussi.

Les sous-chapitres qui vont baliser ce parcours traiteront des notions de nouveauté et de familiarité, combinées à deux modes de connaissance / de ce que le langage nous apprend à propos des hémisphères / des origines du langage / de savoir qui, du langage et de la musique, est arrivé en premier / d’une communication qui ne fait pas appel au langage / … et d’une pensée qui n’y fait pas non plus appel / du langage et de la la main / … et du langage et de la manipulation / de la métaphore / du langage enraciné dans le corps / et, pour terminer, de l’expansion frontale droite.

Le nouveau et le familier – face à deux modes de connaissance
L’apport de certains chercheurs pousserait à décrire ainsi ce qui ce passe : ce qui est expérience nouvelle engagerait a priori notre hémisphère droit. Et lorsque cela devient familier, ce dernier se désengagerait : cela deviendrait une affaire d’hémisphère gauche.

Ne nous précipitons pas pour faire appel à un schéma du type traitement de l’information selon lequel le droit passerait la balle au gauche. Cherchons plutôt à distinguer deux types de connaissance :

Le premier résulte de la rencontre. Nous faisons connaissance, nous connaissons ainsi quelqu’un quand nous en faisons l’expérience, quand nous le rencontrons comme une personne bien unique. La connaissance que nous en avons nous est propre – nous avons d’ailleurs du mal à l’évoquer à l’aide de termes précis (ce qui n’empêche éventuellement pas qu’un consensus puisse se dégager à son sujet, entre plusieurs personnes qui la connaissent).

Il existe une autre forme de connaissance qui se base sur des faits (date de naissance, taille, couleur des cheveux, etc.) et nous permet de situer quelqu’un, sans même avoir eu besoin de le rencontrer. Elle est du même ordre que la description d’un objet inanimé – on peut l’étendre à un horaire des chemins de fer ou à une succession de dates historiques. Le contexte n’a pas ici grande importance. Mais si, enfin, on ne parvient pas à l’idée d’un tout, on n’en a pas moins une certaine capacité d’en opérer une reconstruction partielle, et de bénéficier d’un degré plus grand de certitude.

Il se trouve que, en anglais, ce soit le même verbe (to know) qui soit utilisé dans les deux cas. En revanche, on a cognoscere et sapere en latin ; connaître et savoir en français ; kennen et wissen en allemand… Le cas d’un morceau de musique est intéressant : il relève du kennen que l’on emploie habituellement à propos des personnes (kennenlernen), de préférence au wissen que l’on applique plutôt au monde inanimé.

Tout ceci nous amène à moduler le schéma initialement proposé par nos chercheurs. Le kennen va à ce que nous n'en connaîtrons jamais parfaitement l'objet, dans la mesure où il est évolutif et changeant – ce qui ne l’empêche pourtant pas de nous devenir familier. Tandis que le wissen va à ce qui et répétitif : on peut donc également le qualifier de familier mais dans un sens autre que celui que nous venions juste d’évoquer.

Prendre connaissance veut aussi dire pouvoir distinguer du reste – ce qui sous-entend : faire des comparaisons – mais avec quoi ? Avec l’objet même, tel qu’il était auparavant ? Par rapport à des éléments de son contexte ? En faisant appel à des métaphores ? Le point important est que le choix de ce sur quoi va porter cette comparaison va influencer, voire déterminer, ce à quoi nous allons parvenir.

Si nous prenons ainsi pour référence un univers mécanique, nous aboutirons à une connaissance du même ordre : Pour qui tient un marteau, tout lui semble être un clou [citation que l’on attribue au psychologue Abraham Maslow (1908-1970])… modèle qui plaît bien à l’hémisphère gauche.

Mais si l’on pense que la conscience (quel que soit ce que l’on entend par ce terme) résulte essentiellement de la complexité d’une activité neuronale auto-interconnectée, pourquoi chacun de nos hémisphères (qui répondent bien à ce schéma) n’aurait-il pas une capacité de conscience qui lui soit propre ? Or c’est ce que l’on découvre chez des patients chez qui ce qui sert de jonction entre les deux hémisphères a été sectionnée. Et il semble en aller de même pour l’inconscient (au sens freudien), dont on constate d’ailleurs qu’il est préférentiellement ancré dans l’hémisphère droit. Une telle approche nous éloigne du schéma mécaniste précédent.

Ce que le langage nous apprend sur les deux hémisphères
Commençons par déblayer un peu le terrain – ce qui va vous faire déboucher sur une question.

Oui, il est vrai qu’il y a une asymétrie spatiale entre les deux hémisphères – plutôt en faveur du gauche. Oui aussi, le langage est en bonne partie associé à ce même hémisphère – à preuve qu’une personne chez qui il a été détérioré n’arrive plus à parler de façon cohérente. Pourtant, l’autre hémisphère, le droit, joue un rôle déterminant en matière de langage : compréhension de la signification d’une phrase toute entière, du positionnement dans son contexte, avec le ton, le sens de l’humour ou de l’ironie, l’usage de métaphores, etc. Pour faire image : c’est dans l’hémisphère gauche que se trouve la boite de peinture ; c’est dans le droit que s’exécute le tableau.

De plus, la corrélation entre l’avantage d’asymétrie en faveur de l’hémisphère gauche et l’aire du langage qui s’y trouve, n’est pas aussi claire que ça : ainsi, les primates qui nous précèdent dans l’évolution et n’ont pas les mêmes facultés de langage que nous, présentent déjà cette asymétrie. D’autres hypothèses ont été avancées, qui ne sont guère plus convaincantes. Ne serait-pas, plutôt, un développement inhibé du côté droit ? Ne serait-ce pas dû à notre plus grande habileté à saisir et manier des outils, de la partie (droite) de notre corps, commandée par l’hémisphère gauche – et qui serait plus ou moins liée à un langage justement utilitaire ?

Faute de convictions sur ce qui précède, quoi donc alors ? C’est ce qui va être abordé dans la suite de ce chapitre.
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The Master and his Emissary – The divided brain and the making of the Western world – Iain McGilchrist – Yale University Press – 2009 – 597 pages....
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Le présent billet fait suite à celui du 14 novembre. Il fait partie d’une séquence sur le Cerveau commencée le 4 juin 2010 (voir la liste des thèmes dans la marge de droite). Il n'est pas exclu qu'au cours de la traduction et en cherchant à condenser, il y ait eu des erreurs ou une mauvaise compréhension : se référer directement à l'ouvrage mentionné ci-dessus.

dimanche 14 novembre 2010

Entre les deux… (13)


Le soi
La conscience de soi arrive assez tard dans l’évolution : les singes ne se reconnaissent pas dans un miroir, les orangs outang, si. Pour cette reconnaissance de soi (la face ou la voix), c’est la région préfrontale droite qui est déterminante. S’y associe, chez les humains, l’emploi approprié du je et du moi (aptitude faisant défaut dans l’autisme).

Pourtant, le soi ne relève pas que du seul hémisphère droit – c’est beaucoup plus complexe. Il est vrai que c’est de cet hémisphère que dépend un soi qui est en relation avec un monde où il se trouve, foncièrement et de façon empathique, en relation avec les autres, et que l’on éprouve comme une continuité. Il y a, en revanche, un volet associé à l’hémisphère gauche : un soi objectivé et comme expression d’une volonté (à noter : la volonté mise en œuvre à un moment où nous agissons pour notre propre compte, renvoie à l’hémisphère droit). Une reconnaissance de soi emprunte d’objectivité met alors en jeu les deux hémisphères.

Il n’est pas trop étonnant que le soi s’enracine dans l’hémisphère droit, dans la mesure où il se manifeste en interaction avec d’autres soi, et non comme un atome isolé. Le cortex orbito-frontal droit est en train de se développer à l’époque où l’enfant est en relation ludique avec sa mère (entre 6 et 24 mois). Cette maturation est plus rapide du côté droit que du côté gauche. Elle participe au développement de l’ensemble des fonctions mentales au cours de la petite enfance, ainsi qu’au soi d’un être social et empathique – ceci, indépendamment du développement lié au langage. [A cet endroit, l’auteur renvoie à ce qu’il a déjà évoqué à propos de la théorie de l’esprit et l’empathie – voir plus haut : Entre les deux… (8)]

Associé à l’émotion, l’hémisphère droit sert de liant qui maintient le sens d’une continuité cohérente, ainsi que celui de l’unité du soi. Il joue un rôle important quand il traite des images du soi, alors qu’elles ne parviennent pas encore à la conscience, et lorsqu’il s’agit de distinguer son soi personnel de celui des autres. Ainsi, la non-perception ou une perception erronée des mains, des pieds ou d’autres parties du corps sont systématiquement liées à des déficiences permanentes ou temporaires de l’hémisphère droit – et pratiquement jamais du gauche.

Il y a des philosophes qui ont consacré beaucoup de temps à observer et à analyser des processus mentaux dont le caractère a priori est d’être implicites, inconscients ou intuitifs. Mais c’est comme s’ils s’étaient intéressés à la vie de l’hémisphère droit en se plaçant du point de vue de l’hémisphère gauche. Qui s’étonnera alors que le liant du soi s’y désagrège ? Notons qu’il en va de même de la part des schizophrènes qui ont un problème avec le sens du soi – ils manquent en même temps de ce qui est typique de l’hémisphère droit : d’humour et d’empathie ; et ils font des confusions quant aux limites entre eux-mêmes et les autres.

Voici une expérience qui met en regard cette reconnaissance de soi à laquelle parvient l’hémisphère droit, tandis que le gauche tend à y préférer une connaissance publiquement reconnue, plutôt que personnelle. Il existe des programmes d’ordinateur (morphing) qui permettent de glisser progressivement de l’image du visage d’une personne à celle d’une autre. On présente à deux catégories de personnes un visage qui est à mi-chemin entre leur propre visage et celui d’un personnage que tout le monde connaît. Chez certains sujets on a anesthésié provisoirement l’hémisphère gauche, chez les autres, le droit. L’effet de l’anesthésie une fois dissipé, on leur met les deux photos sous les yeux et on leur demande à qui ressemblait le visage qu’ils avaient vu auparavant : dans 9 cas sur 10, ceux dont c’était l’hémisphère droit qui avait été le seul à fonctionner ont opté pour leur propre image. Le contraire pour ceux qui ne l’avaient perçue qu’avec le gauche.

Attention ! Que ce qui précède ne fasse pas oublier que, dans ce domaine ici encore, nous mettons bien en jeu nos deux hémisphères – même si leurs approchent s’avèrent différentes, voire conflictuelles.

Retour au problème de l’avant / arrière
Nous nous sommes principalement intéressés aux lobes frontaux du cerveau : revenons à la question de la relation qui s’établit depuis ces derniers et ce qui se trouve plus en arrière dans chaque hémisphère. On leur reconnaît généralement une fonction inhibitrice – il faudrait plutôt dire de modulation en ce qui concerne l’hémisphère droit, à savoir : une résistance, une mise à distance, un décalage temporel… mais pas une annihilation – et cela peut permettre à quelque chose de nouveau d’apparaître.

On peut également utiliser une description dialectique de ce genre (ni négation, ni complémentarité) pour ce produit entre les deux hémisphères. Ainsi, le détachement du corps qui caractérise l’hémisphère gauche peut être une invite à la méditation et à l’expérience mystique… qui se croise avec la participation de la région arrière temporo-pariétale droite à l’expérience religieuse, comme l’attestent plusieurs observations.

Conclusion sur «Que font les deux hémisphères ?»
Nous arrivons à la fin du grand chapitre qui, sous ce titre [son début correspond au billet : Entre les deux… (6)], s’avère l’un des plus conséquents de l’ouvrage.

L’auteur souligne que, néanmoins, la somme des connaissances dans ce domaine étant relativement importante, ce chapitre n’a rien d’exhaustif. Il a essayé de dépasser la vision commune selon laquelle l’hémisphère droit ne faisait qu’apporter une touche de couleur à la vie, tandis que c’était au gauche de s’atteler au travail sérieux. Il a cherché à faire partager sa conviction qu’il ne fallait pas considérer le droit comme un hémisphère mineur et silencieux.

Car, pour lui, les neurosciences conventionnelles s’attachent prioritairement au quoi plutôt qu’au comment – ce qui les fait passer à côté de bien des choses. Il ajoute que chacun des deux hémisphères illustre une façon différente d’être au monde : y être présent (le droit) et se le représenter (le gauche). L’hémisphère droit porte attention à autrui et se trouve en profonde relation avec lui. Le gauche s’occupe d’un monde virtuel qu’il a créé – mais qui reste déconnecté d’autrui.

Mais, alors qu’il se consacre à réhabiliter l’hémisphère droit, l’auteur reconnaît entièrement l’indispensable apport du gauche qui a notamment permis à la civilisation de parvenir à des hauteurs indéniables. C’est pourquoi il s’opposerait passionnément à qui préconiserait de jeter la clarté et la précision aux oubliettes – bref, de conduire cet hémisphère gauche sur une voie de garage.


Dans l'illustration, l'autoportrait (dit : Le Désespéré, 1843-45) de Gustave Courbet ( Exposition 2007-2008 au Grand Palais : http://www.rmn.fr/gustavecourbet/)
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The Master and his Emissary – The divided brain and the making of the Western world – Iain McGilchrist – Yale University Press – 2009 – 597 pages...
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Le présent billet fait suite à celui du 13 novembre. Il fait partie d’une séquence sur le Cerveau commencée le 4 juin 2010 (voir la liste des thèmes dans la marge de droite). Il n'est pas exclu qu'au cours de la traduction et en cherchant à condenser, il y ait eu des erreurs ou une mauvaise compréhension : se référer directement à l'ouvrage mentionné ci-dessus.
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samedi 13 novembre 2010

Entre les deux… (12)


Certitudes
L’hémisphère gauche aime bien ce qui a été fabriqué par l’homme : c’est plus certain, ça risque moins de se modifier ou d’échapper à notre capacité de l’avoir bien en main, à la différence des êtres vivants qui, eux, sont difficiles à répertorier dans une banque de données. Le contraste entre les deux hémisphères vient de ce que le droit admet l’ambigüité, tandis que, jusqu’à en être déraisonnable et têtu, le gauche préfère se croire dans le vrai.

Illustration à partir du cas d’un patient dont l’interconnexion entre les deux hémisphères est sectionnée. Après lui avoir projeté une scène qui se passe en période de neige, on lui demande de choisir parmi plusieurs images celle qui y correspond le mieux dans différentes situations :

1- La scène ayant été projetée à l’hémisphère droit (celui qui ne maîtrise pas la parole), la main gauche qu’il commande désigne spontanément une pelle – ce qui est un bon choix.
2- Projetée à l’hémisphère gauche (qui perçoit mal les significations), la main droite qu’il commande désigne une carte tout à fait au hasard.
3- Projection de la scène de neige de nouveau à l’hémisphère droit et, en plus, une image de patte de poulet avec des doigts en forme de serres à destination de l’hémisphère gauche. La main gauche désigne de nouveau la pelle mais le sujet, qui dit avoir vu la patte de poulet, raconte que la pelle est là pour chasser cette patte… tandis que sa main gauche désigne alors l’image d’un poulet.


Ce qui précède est à rapprocher de ce que l’on appelle la confabulation qui survient avec certaines lésions – mais aussi dans la vie courante, vu la tendance verbale, propre à l’hémisphère gauche, à vouloir occuper le devant de la scène. Plutôt que d’admettre ne pas savoir, cet hémisphère fait formuler par le sujet une explication fausse (même s’il lui donne un tour plausible). L’hémisphère gauche a ainsi besoin de certitudes, ainsi que d’avoir raison et de s’accrocher aux explications qu’il fournit.

Face à quoi, le droit est capable d’admettre des interprétations ambigües. On en revient à cette affinité du gauche en faveur de ce qu’il a mis en place à une étape antérieure – et du droit en faveur de ce qui est nouveau et inconnu.

A noter à cette occasion que la fovéa, qui se trouve au centre de la rétine, a une résolution 100 fois supérieure à celle de la périphérie, mais que son angle de vision n’est que de 1° (celui d’une vision correcte ne dépasse pas 3°). Ce qui donne une idée de ce sur quoi se focalise l’hémisphère gauche par rapport au reste.


Conscience de soi et timbre émotionnel
[C’est self awareness que j’ai traduit par conscience de soi]
Dans sa manière d’être en relation avec le monde en général, l’hémisphère droit est plus réaliste, moins grandiloquent et plus conscient de soi que le gauche. Ce dernier se veut en permanence optimiste, alors qu’il manque de réalisme face aux erreurs qu’il commet. Quand l’hémisphère droit n’est pas là pour faire contrepoids, il peut accepter des défis impossibles et se trouver déconcerté par la pauvreté des résultats obtenus.

Chez les gens déprimés, on observe une prépondérance de l’hémisphère droit et d’attitudes plus réalistes. Et si cet hémisphère est atteint, on a tendance à nier pouvoir être malade. Il ne s’agit pas d’une incapacité mais d’un refus délibéré de voir dans quel état on est, pouvant s’accompagner d’euphorie et de jovialité. La dénégation est d’ailleurs une spécialité de l’hémisphère gauche qui croit avoir raison à tous les coups.

La tendance que l’hémisphère droit manifeste pour la mélancolie (voire, la dépression) tient à la relation qu’il établit avec ce qui se passe et, plus encore, au fait de s’intéresser aux autres. Tristesse et empathie vont de paire et ne sont pas éloignées des sentiments de faute, de honte et de responsabilité… sentiments que ceux des psychopathes qui ont des déficiences dans le lobe frontal droit n’éprouvent pas.


Le sens moral
Si on recourt à une analyse introspective conduite sous la baguette de l’hémisphère droit, la nature de la morale nous échappe. Car notre expérience des valeurs morales ne saurait être réductible à quoi que ce soit d’autre (en ce sens, l’auteur se rapproche de Kant, pour qui Dieu dérive de ces valeurs morales et non point la morale de l’existence de Dieu).

Intuitif, le jugement moral n’est pas le produit d’une délibération : il est lié à notre sensibilité émotionnelle aux autres – et, par là même, à l’empathie. On observe notamment une grande richesse d’interconnexion dans le lobe frontal droit, faute de quoi le sujet devient impulsif et se dégage d’une relation émotionnelle avec autrui. Il en va également de notre sens de la justice et de la capacité de percevoir le point de vue de son vis-à-vis. On a, à l’opposé, des conduites égoïstes.

Se référant de préférence à lui-même (comme dans un palais des glaces), l’hémisphère gauche a tendance à rejouer ce qu’il connaît déjà. Le droit dispose, lui, d’une perception élargie – y compris de ce qui lui vient de l’hémisphère gauche mais, bien entendu aussi, de ce qui vient de l’extérieur et des autres.

On peut raisonner ici en termes de feedback. On connaît le feedback négatif qui, à l’image du thermostat qui ramène la température à un niveau donné, permet de réguler le système où on le met en œuvre. Et il y a le feedback positif qui, poussant à chaque fois le bouchon plus loin, rend le système instable dans un effet boule de neige. Comme bien des systèmes biologiques, l’hémisphère droit privilégie la régulation, tandis que, sûr de lui et doté d’une forte capacité de dénégation au sujet de ce qui en résulte, l’hémisphère gauche pousse à ce que l’on en redemande (analogie avec les grands buveurs, toxicomanes, joueurs invétérés).
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The Master and his Emissary – The divided brain and the making of the Western world – Iain McGilchrist – Yale University Press – 2009 – 597 pages...
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Le présent billet fait suite à celui du 11 octobre. Il fait partie d’une séquence sur le Cerveau commencée le 4 juin 2010 (voir la liste des thèmes dans la marge de droite). Il n'est pas exclu qu'au cours de la traduction et en cherchant à condenser, il y ait eu des erreurs ou une mauvaise compréhension : se référer directement à l'ouvrage mentionné ci-dessus.
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mardi 9 novembre 2010

La mort sous quelques angles


Fin d’année et traditions
Fin octobre, le passage de l’heure d’été à l’heure d’hiver confirme que l’automne qui avait officiellement commencé vers le 20 septembre, est bien entamé. Avec ces 5 ou 6 semaines de répit, nous ne sommes pas loin d’être en phase avec la météo telle qu’on la vit : octobre ne garde-t-il pas la douceur et les couleurs de l’été indien ? Et, dans six mois, n'aurons nous pas de nouveau un bon mois d'attente après l’équinoxe de mars, avant de retrouver l’heure d’été ? En avril, est-il prudent de se découvrir d’un fil ?

Remarquons que si l’heure d’été nous avait alignés sur l’heure solaire de Kiev, celle d’hiver ne nous a guère ramenés qu’entre Vienne et Salzbourg, et qu’il nous faut encore attendre une heure à l'horloge de l’après-midi légal pour que le soleil soit au plus haut. Quoi qu'il en soit, la nuit l’a emporté en durée sur le jour et, sans nous y plonger complètement comme c’est le cas au fur et à mesure que l’on se rapproche du cercle polaire, sa progression va se poursuivre jusqu’à Noël, moment où la situation pourra s’inverser.

Se succèdent d'ici là plusieurs manifestations traditionnelles dont certaines ont été christianisées ou, plus récemment, prises en main par le complexe médiatico-mercantique. A commencer par la commémoration des personnes disparues – Jour des Morts), qui est précédée (version chrétienne) par celle de Tous les Saints ou encore (plus en sorcellerie) par Halloween. Viendra, quelques semaines plus tard, le moment de coiffer les Catherinettes qui n’ont pas encore trouvé mari à 25 ans… A moins de repousser de quelques jours l’occasion de se soucier du choix d’un futur : au 30 novembre, à la saint André. Les Andrzejki, en Pologne, c’est la fête des filles : on prépare et on décore une pièce. Dans la pénombre flotte de petits nuages de fumées au léger parfum de cire. La soirée est consacrée à plusieurs types de séances divinatoires. Tout le monde attend aussi l'arrivée des esprits qui prédiront notre avenir. (http://www.beskid.com/View.php?Article ID=1047)

Plusieurs modalités, donc – mais un même fil directeur est conservé : d'abord un regard tourné vers la mort et le passé, puis vers le couple et le futur et, comme on va enfin l’évoquer, vers le présent, la naissance et l’enfance. En revanche, selon les régions considérées, on note un relatif grand écart entre la saint Nicolas (6 décembre) et Noël (le 25). Est-ce dans cet esprit que, parmi les enfants que l’on cherche à faire patienter en leur offrant des calendriers de l’Avent, certains n’hésitent pas à jouer sur les deux tableaux ? Au lieu d’ouvrir comme se doit la petite porte qui marque chaque jour en attendant Noël et en extraire quelque bonbon, on découvre que, dès la saint Nicolas, toutes les portes ont été ouvertes et que l’ensemble des chocolats et sucreries a été ingurgité.

"Halloween" et "Jour des Morts".
Tenons-nous en à fin octobre / début novembre. C’est surtout dans le monde anglo-saxon que l’on célèbre Halloween. Quelques tentatives d’expansion aux beaux jours de la globalisation ont certes laissé leurs traces au-delà de cette sphère mais les enthousiasmes initiaux semblent s’être rafraichis. Accalmie partiellement due à quelques contre-attaques à motivation religieuse (à ce paganisme, opposer l’institution que représente la Toussaint, qui tombe justement le lendemain). Notons à ce propos que si certains font remonter Halloween à des cérémonies druidiques liées à la transition d’une année sur l’autre, l’arrivée du christianisme y avait déjà mis fin dès le 5ème siècle… mais que la Toussaint avait cependant attendu quatre siècles encore avant d’être instituée.
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C’est dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre que des enfants se déguisent en fantômes, sorcières, monstres ou vampires et vont sonner aux portes pour demander des bonbons (on y revient), des fruits ou de l'argent. Qu’on lui donne un caractère religieux (pour les catholiques, il s’agit de la commémoration des fidèles défunts) ou qu’on le fasse remonter à des traditions plus anciennes, le Jour des Morts se célèbre dans nos contrées le 2 novembre.

Dans les deux cas, attention : la mort se nourrirait-elle elle-même ? En Pologne, où l’on n’hésite pas à faire des centaines de kilomètres pour aller fleurir et se recueillir sur la tombe de proches et, à une époque qui voit souvent tomber les premières neiges, les responsables de la circulation lancent des cris d’alarme : recueillement et prière, oui ; cohue sur les routes, prudence (Wszystkich Świętych i Dzień Zaduszny to czas wyciszenia i modlitwy, ale także czas wzmożonego ruchu na drogach –
www.polskieradio.pl). Et cela fait longtemps qu’au Canada, on rappelle à la télévision les règles à suivre pour courir l'Halloween, la nuit, en toute sécurité (http://archives.radio-canada.ca/societe/celebrations/clips/1917/). Il est ainsi recommandé de porter des maquillages au lieu de masques afin de ne pas obstruer la vue, et de traverser aux passages protégés.

Dans les pays imprégnés par le bouddhisme, cette date est généralement plus en avance (août / septembre) : on y évoque éventuellement des esprits orphelins et fantômes sauvages dont on espère qu’ils pourront être délivrés – ce qui nous rapproche des fantômes d’Halloween ainsi que de traditions d’Europe orientale, telles celles décrites au début des Aïeux d’Adam Mickiewicz. En Chine, on distingue ce jour d’un autre où, début avril cette fois, on se consacre à la visite et au nettoyage des tombes familiales.

Au Mexique, ce sont les morts qui viennent à vous
Il est bien connu qu’au Mexique les apports du catholicisme espagnol se sont mélangés aux traditions précolombiennes. C’est ce que nous précise Joaquim Ibarz, qui est depuis près de 30 ans le correspondant pour l’Amérique latine du quotidien barcelonais La Vanguardia et qui tient un blog : Diario de America Latina. De façon condensée, voici ce qu’il en avait relaté, il y a un an (México celebra festivamente el Día de los Muertos :

Dans ce pays, El Día de Muertos, c’est la tradition par excellence – même si une certaine exploitation touristique et commerciale tend à la vider de son contenu spirituel, avec le risque d’en détériorer la fonction de cohésion et d’identité sociales. Ce ne sont pas tant les vivants qui se rendent sur les tombes des morts, que les morts qui reviennent rendre visite à leur famille et partager ces jours-là nourriture et quelques instants de vie. Ce n’est pas une célébration qui engendre la peur mais l’occasion de garder présents ceux que l'on a aimés et de se rappeler que la véritable mort, c’est l’oubli. Ce sont des jours de fête et non pas de deuil.

Si ce sont les morts qui reprennent le chemin qui les ramène auprès des leurs, cela ne veut pas dire que ces derniers ne se rendent pas du tout dans les cimetières : ils y apportent aliments, boissons, bougies, fleurs, etc. pour manger, bavarder et chanter avec les défunts. Mais ils font aussi ce qu’il faut pour faire venir ces derniers dans leur maison où ils ont dressé un autel à leur mémoire, avec tout le nécessaire pour leur faire plaisir. Et divers moyens sont mis en œuvre pour leur faire retrouver leur chemin plus facilement. Les carillonneurs des clochers y mettent du leur, on utilise de la résine d’encens pour qu’ils se repèrent à l’odeur, des pétales de fleurs balisent le trajet entre le cimetière et la maison…

Avant la conquête espagnole, la fête du Jour des Morts avait lieu à l’occasion du changement de saison : elle servait à rétribuer les dieux et à leur rendre grâce pour la pluie et pour les récoltes. C’était aussi l’occasion d’une rencontre à caractère spirituel avec des parents disparus. Progressivement, les offrandes se sont adressées à ces derniers, ce qui fait qu’à l’arrivée des missionnaires, le rapprochement s’est opéré avec la commémoration catholique des fidèles défunts. Cependant, la mort n’avait pas, pour les indigènes, les connotations de ciel et d’enfer : plus que le comportement durant la vie, c’étaient plutôt des conditions dans lesquelles on était mort qui déterminaient la direction empruntée par les âmes. Tout le cérémonial qui entoure les manifestations du 1er et du 2 novembre contient une grande richesse symbolique et constitue un chant à la vie.

Venus de Suisse, les Cafés mortels
Repassons l’Atlantique et dirigeons nous vers la Suisse. Il y a plusieurs années, le conservateur du Musée ethnographique de GenèveBernard Crettaz – organise une exposition qui a beaucoup de succès : La mort à vivre. Qui plus est, des visiteurs demandent à revenir le soir pour échanger sur ce sujet, comme dans un bistrot… Il se trouve que se disent alors des secrets monstrueux liés à la mort. C’est le point de départ, en 2004, des Cafés mortels – il en a animé depuis une cinquantaine, en Suisse bien sûr, mais aussi en Belgique, à Bordeaux, à Paris… Ce n’est jamais lui qui invite : les organisateurs trouvent eux-mêmes le bistrot pour accueillir les participants – de tous les milieux, hommes et femmes, jeunes et vieux. Il y a des infirmières, des médecins, des bénévoles de l’accompagnement en fin de vie… des endeuillés et tous ceux que tyrannisent des secrets depuis un mois ou 60 ans.

On a un aperçu de ce phénomène, notamment, dans le quotidien Le Temps (
http://www.letemps.ch) et via une analyse d’Isabelle FalconnierMonsieur Café mortel livre le mode d’emploi, Bernard Crettaz en ayant tiré un livre : Cafés mortels. Sortir la mort du silence (Labor et Fides) :
http://www.hebdo.ch/monsieur_cafe_mortel_livre_le_mode_demploi_44920_.html du 21 avril 2010.

Avant d’être sociologue, l'auteur était très imprégné de traditions pagano-catholiques. Gamin, tous les morts du village, je suis allé les voir. Au bistrot, les vieux ne racontaient que des histoires de morts […] Maintenant, comme à cette époque, le bistrot est un lieu accessible à tout le monde […]. On n’est obligé à rien, du coup l’on peut beaucoup se permettre. On peut y affronter directement la mort sans recourir à la philosophie, la religion, la culture, la psychanalyse ou tout système de référence. Il permet l’aveu du plus indicible et du plus intime dans la futilité apparente des propos de café de commerce.

Tout y passe: suicides, morts d’enfant, de conjoints, de parents, les morts cachés par les familles, les enterrements ratés, les avortements, les agonies de proches, les testaments qui fâchent […] A un moment donné, il faut accepter l’idée que je ne sais rien sur le moment où l’on meurt. Et qu’il faut dire au revoir au vivant qui va mourir. Peut-être les Cafés mortels aident-ils à réhabiliter le rite de l’adieu […] Il est important de lier ce travail sur la mort à notre puissance de rire. La mort se fout de nous. Elle introduit dans notre vie une puissance de dérision phénoménale. Un enterrement où on ne pique pas une crise de fou rire est pathologique.
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Dans l'illustration de ce billet : une citrouille Halloween, une image d'un spectacle de Anne Cuneo sur la Vallée de Joux (http://www.cuk.ch/articles/4305), un aperçu du Dia de Muertos, et l'inoubliable danse macabre du Septième sceau d'Ingmar Bergman.
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