vendredi 19 novembre 2010

Entre les deux… (14)


Nous abordons un troisième grand chapitre qui s’intitule : Langage, vérité et musique. Le premier avait attiré notre attention sur cette asymétrie entre les deux hémisphères, qui caractérise notre cerveau. Celui que nous venons de quitter était consacré à ce que la pratique neuropsychologique nous apprend sur ce que font chacun de ces hémisphères. Celui que nous entamons maintenant reprend les mêmes thèmes, mais sous un angle différent : il ne s’agit plus de s’attacher à un certain nombre de faits et de les mettre en ordre de façon analytique, mais de montrer en quoi nous avons affaire à deux aspects du monde – à la fois cohérents individuellement, mais incompatibles aussi.

Les sous-chapitres qui vont baliser ce parcours traiteront des notions de nouveauté et de familiarité, combinées à deux modes de connaissance / de ce que le langage nous apprend à propos des hémisphères / des origines du langage / de savoir qui, du langage et de la musique, est arrivé en premier / d’une communication qui ne fait pas appel au langage / … et d’une pensée qui n’y fait pas non plus appel / du langage et de la la main / … et du langage et de la manipulation / de la métaphore / du langage enraciné dans le corps / et, pour terminer, de l’expansion frontale droite.

Le nouveau et le familier – face à deux modes de connaissance
L’apport de certains chercheurs pousserait à décrire ainsi ce qui ce passe : ce qui est expérience nouvelle engagerait a priori notre hémisphère droit. Et lorsque cela devient familier, ce dernier se désengagerait : cela deviendrait une affaire d’hémisphère gauche.

Ne nous précipitons pas pour faire appel à un schéma du type traitement de l’information selon lequel le droit passerait la balle au gauche. Cherchons plutôt à distinguer deux types de connaissance :

Le premier résulte de la rencontre. Nous faisons connaissance, nous connaissons ainsi quelqu’un quand nous en faisons l’expérience, quand nous le rencontrons comme une personne bien unique. La connaissance que nous en avons nous est propre – nous avons d’ailleurs du mal à l’évoquer à l’aide de termes précis (ce qui n’empêche éventuellement pas qu’un consensus puisse se dégager à son sujet, entre plusieurs personnes qui la connaissent).

Il existe une autre forme de connaissance qui se base sur des faits (date de naissance, taille, couleur des cheveux, etc.) et nous permet de situer quelqu’un, sans même avoir eu besoin de le rencontrer. Elle est du même ordre que la description d’un objet inanimé – on peut l’étendre à un horaire des chemins de fer ou à une succession de dates historiques. Le contexte n’a pas ici grande importance. Mais si, enfin, on ne parvient pas à l’idée d’un tout, on n’en a pas moins une certaine capacité d’en opérer une reconstruction partielle, et de bénéficier d’un degré plus grand de certitude.

Il se trouve que, en anglais, ce soit le même verbe (to know) qui soit utilisé dans les deux cas. En revanche, on a cognoscere et sapere en latin ; connaître et savoir en français ; kennen et wissen en allemand… Le cas d’un morceau de musique est intéressant : il relève du kennen que l’on emploie habituellement à propos des personnes (kennenlernen), de préférence au wissen que l’on applique plutôt au monde inanimé.

Tout ceci nous amène à moduler le schéma initialement proposé par nos chercheurs. Le kennen va à ce que nous n'en connaîtrons jamais parfaitement l'objet, dans la mesure où il est évolutif et changeant – ce qui ne l’empêche pourtant pas de nous devenir familier. Tandis que le wissen va à ce qui et répétitif : on peut donc également le qualifier de familier mais dans un sens autre que celui que nous venions juste d’évoquer.

Prendre connaissance veut aussi dire pouvoir distinguer du reste – ce qui sous-entend : faire des comparaisons – mais avec quoi ? Avec l’objet même, tel qu’il était auparavant ? Par rapport à des éléments de son contexte ? En faisant appel à des métaphores ? Le point important est que le choix de ce sur quoi va porter cette comparaison va influencer, voire déterminer, ce à quoi nous allons parvenir.

Si nous prenons ainsi pour référence un univers mécanique, nous aboutirons à une connaissance du même ordre : Pour qui tient un marteau, tout lui semble être un clou [citation que l’on attribue au psychologue Abraham Maslow (1908-1970])… modèle qui plaît bien à l’hémisphère gauche.

Mais si l’on pense que la conscience (quel que soit ce que l’on entend par ce terme) résulte essentiellement de la complexité d’une activité neuronale auto-interconnectée, pourquoi chacun de nos hémisphères (qui répondent bien à ce schéma) n’aurait-il pas une capacité de conscience qui lui soit propre ? Or c’est ce que l’on découvre chez des patients chez qui ce qui sert de jonction entre les deux hémisphères a été sectionnée. Et il semble en aller de même pour l’inconscient (au sens freudien), dont on constate d’ailleurs qu’il est préférentiellement ancré dans l’hémisphère droit. Une telle approche nous éloigne du schéma mécaniste précédent.

Ce que le langage nous apprend sur les deux hémisphères
Commençons par déblayer un peu le terrain – ce qui va vous faire déboucher sur une question.

Oui, il est vrai qu’il y a une asymétrie spatiale entre les deux hémisphères – plutôt en faveur du gauche. Oui aussi, le langage est en bonne partie associé à ce même hémisphère – à preuve qu’une personne chez qui il a été détérioré n’arrive plus à parler de façon cohérente. Pourtant, l’autre hémisphère, le droit, joue un rôle déterminant en matière de langage : compréhension de la signification d’une phrase toute entière, du positionnement dans son contexte, avec le ton, le sens de l’humour ou de l’ironie, l’usage de métaphores, etc. Pour faire image : c’est dans l’hémisphère gauche que se trouve la boite de peinture ; c’est dans le droit que s’exécute le tableau.

De plus, la corrélation entre l’avantage d’asymétrie en faveur de l’hémisphère gauche et l’aire du langage qui s’y trouve, n’est pas aussi claire que ça : ainsi, les primates qui nous précèdent dans l’évolution et n’ont pas les mêmes facultés de langage que nous, présentent déjà cette asymétrie. D’autres hypothèses ont été avancées, qui ne sont guère plus convaincantes. Ne serait-pas, plutôt, un développement inhibé du côté droit ? Ne serait-ce pas dû à notre plus grande habileté à saisir et manier des outils, de la partie (droite) de notre corps, commandée par l’hémisphère gauche – et qui serait plus ou moins liée à un langage justement utilitaire ?

Faute de convictions sur ce qui précède, quoi donc alors ? C’est ce qui va être abordé dans la suite de ce chapitre.
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The Master and his Emissary – The divided brain and the making of the Western world – Iain McGilchrist – Yale University Press – 2009 – 597 pages....
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Le présent billet fait suite à celui du 14 novembre. Il fait partie d’une séquence sur le Cerveau commencée le 4 juin 2010 (voir la liste des thèmes dans la marge de droite). Il n'est pas exclu qu'au cours de la traduction et en cherchant à condenser, il y ait eu des erreurs ou une mauvaise compréhension : se référer directement à l'ouvrage mentionné ci-dessus.

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