dimanche 14 novembre 2010

Entre les deux… (13)


Le soi
La conscience de soi arrive assez tard dans l’évolution : les singes ne se reconnaissent pas dans un miroir, les orangs outang, si. Pour cette reconnaissance de soi (la face ou la voix), c’est la région préfrontale droite qui est déterminante. S’y associe, chez les humains, l’emploi approprié du je et du moi (aptitude faisant défaut dans l’autisme).

Pourtant, le soi ne relève pas que du seul hémisphère droit – c’est beaucoup plus complexe. Il est vrai que c’est de cet hémisphère que dépend un soi qui est en relation avec un monde où il se trouve, foncièrement et de façon empathique, en relation avec les autres, et que l’on éprouve comme une continuité. Il y a, en revanche, un volet associé à l’hémisphère gauche : un soi objectivé et comme expression d’une volonté (à noter : la volonté mise en œuvre à un moment où nous agissons pour notre propre compte, renvoie à l’hémisphère droit). Une reconnaissance de soi emprunte d’objectivité met alors en jeu les deux hémisphères.

Il n’est pas trop étonnant que le soi s’enracine dans l’hémisphère droit, dans la mesure où il se manifeste en interaction avec d’autres soi, et non comme un atome isolé. Le cortex orbito-frontal droit est en train de se développer à l’époque où l’enfant est en relation ludique avec sa mère (entre 6 et 24 mois). Cette maturation est plus rapide du côté droit que du côté gauche. Elle participe au développement de l’ensemble des fonctions mentales au cours de la petite enfance, ainsi qu’au soi d’un être social et empathique – ceci, indépendamment du développement lié au langage. [A cet endroit, l’auteur renvoie à ce qu’il a déjà évoqué à propos de la théorie de l’esprit et l’empathie – voir plus haut : Entre les deux… (8)]

Associé à l’émotion, l’hémisphère droit sert de liant qui maintient le sens d’une continuité cohérente, ainsi que celui de l’unité du soi. Il joue un rôle important quand il traite des images du soi, alors qu’elles ne parviennent pas encore à la conscience, et lorsqu’il s’agit de distinguer son soi personnel de celui des autres. Ainsi, la non-perception ou une perception erronée des mains, des pieds ou d’autres parties du corps sont systématiquement liées à des déficiences permanentes ou temporaires de l’hémisphère droit – et pratiquement jamais du gauche.

Il y a des philosophes qui ont consacré beaucoup de temps à observer et à analyser des processus mentaux dont le caractère a priori est d’être implicites, inconscients ou intuitifs. Mais c’est comme s’ils s’étaient intéressés à la vie de l’hémisphère droit en se plaçant du point de vue de l’hémisphère gauche. Qui s’étonnera alors que le liant du soi s’y désagrège ? Notons qu’il en va de même de la part des schizophrènes qui ont un problème avec le sens du soi – ils manquent en même temps de ce qui est typique de l’hémisphère droit : d’humour et d’empathie ; et ils font des confusions quant aux limites entre eux-mêmes et les autres.

Voici une expérience qui met en regard cette reconnaissance de soi à laquelle parvient l’hémisphère droit, tandis que le gauche tend à y préférer une connaissance publiquement reconnue, plutôt que personnelle. Il existe des programmes d’ordinateur (morphing) qui permettent de glisser progressivement de l’image du visage d’une personne à celle d’une autre. On présente à deux catégories de personnes un visage qui est à mi-chemin entre leur propre visage et celui d’un personnage que tout le monde connaît. Chez certains sujets on a anesthésié provisoirement l’hémisphère gauche, chez les autres, le droit. L’effet de l’anesthésie une fois dissipé, on leur met les deux photos sous les yeux et on leur demande à qui ressemblait le visage qu’ils avaient vu auparavant : dans 9 cas sur 10, ceux dont c’était l’hémisphère droit qui avait été le seul à fonctionner ont opté pour leur propre image. Le contraire pour ceux qui ne l’avaient perçue qu’avec le gauche.

Attention ! Que ce qui précède ne fasse pas oublier que, dans ce domaine ici encore, nous mettons bien en jeu nos deux hémisphères – même si leurs approchent s’avèrent différentes, voire conflictuelles.

Retour au problème de l’avant / arrière
Nous nous sommes principalement intéressés aux lobes frontaux du cerveau : revenons à la question de la relation qui s’établit depuis ces derniers et ce qui se trouve plus en arrière dans chaque hémisphère. On leur reconnaît généralement une fonction inhibitrice – il faudrait plutôt dire de modulation en ce qui concerne l’hémisphère droit, à savoir : une résistance, une mise à distance, un décalage temporel… mais pas une annihilation – et cela peut permettre à quelque chose de nouveau d’apparaître.

On peut également utiliser une description dialectique de ce genre (ni négation, ni complémentarité) pour ce produit entre les deux hémisphères. Ainsi, le détachement du corps qui caractérise l’hémisphère gauche peut être une invite à la méditation et à l’expérience mystique… qui se croise avec la participation de la région arrière temporo-pariétale droite à l’expérience religieuse, comme l’attestent plusieurs observations.

Conclusion sur «Que font les deux hémisphères ?»
Nous arrivons à la fin du grand chapitre qui, sous ce titre [son début correspond au billet : Entre les deux… (6)], s’avère l’un des plus conséquents de l’ouvrage.

L’auteur souligne que, néanmoins, la somme des connaissances dans ce domaine étant relativement importante, ce chapitre n’a rien d’exhaustif. Il a essayé de dépasser la vision commune selon laquelle l’hémisphère droit ne faisait qu’apporter une touche de couleur à la vie, tandis que c’était au gauche de s’atteler au travail sérieux. Il a cherché à faire partager sa conviction qu’il ne fallait pas considérer le droit comme un hémisphère mineur et silencieux.

Car, pour lui, les neurosciences conventionnelles s’attachent prioritairement au quoi plutôt qu’au comment – ce qui les fait passer à côté de bien des choses. Il ajoute que chacun des deux hémisphères illustre une façon différente d’être au monde : y être présent (le droit) et se le représenter (le gauche). L’hémisphère droit porte attention à autrui et se trouve en profonde relation avec lui. Le gauche s’occupe d’un monde virtuel qu’il a créé – mais qui reste déconnecté d’autrui.

Mais, alors qu’il se consacre à réhabiliter l’hémisphère droit, l’auteur reconnaît entièrement l’indispensable apport du gauche qui a notamment permis à la civilisation de parvenir à des hauteurs indéniables. C’est pourquoi il s’opposerait passionnément à qui préconiserait de jeter la clarté et la précision aux oubliettes – bref, de conduire cet hémisphère gauche sur une voie de garage.


Dans l'illustration, l'autoportrait (dit : Le Désespéré, 1843-45) de Gustave Courbet ( Exposition 2007-2008 au Grand Palais : http://www.rmn.fr/gustavecourbet/)
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The Master and his Emissary – The divided brain and the making of the Western world – Iain McGilchrist – Yale University Press – 2009 – 597 pages...
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Le présent billet fait suite à celui du 13 novembre. Il fait partie d’une séquence sur le Cerveau commencée le 4 juin 2010 (voir la liste des thèmes dans la marge de droite). Il n'est pas exclu qu'au cours de la traduction et en cherchant à condenser, il y ait eu des erreurs ou une mauvaise compréhension : se référer directement à l'ouvrage mentionné ci-dessus.
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