samedi 13 novembre 2010

Entre les deux… (12)


Certitudes
L’hémisphère gauche aime bien ce qui a été fabriqué par l’homme : c’est plus certain, ça risque moins de se modifier ou d’échapper à notre capacité de l’avoir bien en main, à la différence des êtres vivants qui, eux, sont difficiles à répertorier dans une banque de données. Le contraste entre les deux hémisphères vient de ce que le droit admet l’ambigüité, tandis que, jusqu’à en être déraisonnable et têtu, le gauche préfère se croire dans le vrai.

Illustration à partir du cas d’un patient dont l’interconnexion entre les deux hémisphères est sectionnée. Après lui avoir projeté une scène qui se passe en période de neige, on lui demande de choisir parmi plusieurs images celle qui y correspond le mieux dans différentes situations :

1- La scène ayant été projetée à l’hémisphère droit (celui qui ne maîtrise pas la parole), la main gauche qu’il commande désigne spontanément une pelle – ce qui est un bon choix.
2- Projetée à l’hémisphère gauche (qui perçoit mal les significations), la main droite qu’il commande désigne une carte tout à fait au hasard.
3- Projection de la scène de neige de nouveau à l’hémisphère droit et, en plus, une image de patte de poulet avec des doigts en forme de serres à destination de l’hémisphère gauche. La main gauche désigne de nouveau la pelle mais le sujet, qui dit avoir vu la patte de poulet, raconte que la pelle est là pour chasser cette patte… tandis que sa main gauche désigne alors l’image d’un poulet.


Ce qui précède est à rapprocher de ce que l’on appelle la confabulation qui survient avec certaines lésions – mais aussi dans la vie courante, vu la tendance verbale, propre à l’hémisphère gauche, à vouloir occuper le devant de la scène. Plutôt que d’admettre ne pas savoir, cet hémisphère fait formuler par le sujet une explication fausse (même s’il lui donne un tour plausible). L’hémisphère gauche a ainsi besoin de certitudes, ainsi que d’avoir raison et de s’accrocher aux explications qu’il fournit.

Face à quoi, le droit est capable d’admettre des interprétations ambigües. On en revient à cette affinité du gauche en faveur de ce qu’il a mis en place à une étape antérieure – et du droit en faveur de ce qui est nouveau et inconnu.

A noter à cette occasion que la fovéa, qui se trouve au centre de la rétine, a une résolution 100 fois supérieure à celle de la périphérie, mais que son angle de vision n’est que de 1° (celui d’une vision correcte ne dépasse pas 3°). Ce qui donne une idée de ce sur quoi se focalise l’hémisphère gauche par rapport au reste.


Conscience de soi et timbre émotionnel
[C’est self awareness que j’ai traduit par conscience de soi]
Dans sa manière d’être en relation avec le monde en général, l’hémisphère droit est plus réaliste, moins grandiloquent et plus conscient de soi que le gauche. Ce dernier se veut en permanence optimiste, alors qu’il manque de réalisme face aux erreurs qu’il commet. Quand l’hémisphère droit n’est pas là pour faire contrepoids, il peut accepter des défis impossibles et se trouver déconcerté par la pauvreté des résultats obtenus.

Chez les gens déprimés, on observe une prépondérance de l’hémisphère droit et d’attitudes plus réalistes. Et si cet hémisphère est atteint, on a tendance à nier pouvoir être malade. Il ne s’agit pas d’une incapacité mais d’un refus délibéré de voir dans quel état on est, pouvant s’accompagner d’euphorie et de jovialité. La dénégation est d’ailleurs une spécialité de l’hémisphère gauche qui croit avoir raison à tous les coups.

La tendance que l’hémisphère droit manifeste pour la mélancolie (voire, la dépression) tient à la relation qu’il établit avec ce qui se passe et, plus encore, au fait de s’intéresser aux autres. Tristesse et empathie vont de paire et ne sont pas éloignées des sentiments de faute, de honte et de responsabilité… sentiments que ceux des psychopathes qui ont des déficiences dans le lobe frontal droit n’éprouvent pas.


Le sens moral
Si on recourt à une analyse introspective conduite sous la baguette de l’hémisphère droit, la nature de la morale nous échappe. Car notre expérience des valeurs morales ne saurait être réductible à quoi que ce soit d’autre (en ce sens, l’auteur se rapproche de Kant, pour qui Dieu dérive de ces valeurs morales et non point la morale de l’existence de Dieu).

Intuitif, le jugement moral n’est pas le produit d’une délibération : il est lié à notre sensibilité émotionnelle aux autres – et, par là même, à l’empathie. On observe notamment une grande richesse d’interconnexion dans le lobe frontal droit, faute de quoi le sujet devient impulsif et se dégage d’une relation émotionnelle avec autrui. Il en va également de notre sens de la justice et de la capacité de percevoir le point de vue de son vis-à-vis. On a, à l’opposé, des conduites égoïstes.

Se référant de préférence à lui-même (comme dans un palais des glaces), l’hémisphère gauche a tendance à rejouer ce qu’il connaît déjà. Le droit dispose, lui, d’une perception élargie – y compris de ce qui lui vient de l’hémisphère gauche mais, bien entendu aussi, de ce qui vient de l’extérieur et des autres.

On peut raisonner ici en termes de feedback. On connaît le feedback négatif qui, à l’image du thermostat qui ramène la température à un niveau donné, permet de réguler le système où on le met en œuvre. Et il y a le feedback positif qui, poussant à chaque fois le bouchon plus loin, rend le système instable dans un effet boule de neige. Comme bien des systèmes biologiques, l’hémisphère droit privilégie la régulation, tandis que, sûr de lui et doté d’une forte capacité de dénégation au sujet de ce qui en résulte, l’hémisphère gauche pousse à ce que l’on en redemande (analogie avec les grands buveurs, toxicomanes, joueurs invétérés).
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The Master and his Emissary – The divided brain and the making of the Western world – Iain McGilchrist – Yale University Press – 2009 – 597 pages...
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Le présent billet fait suite à celui du 11 octobre. Il fait partie d’une séquence sur le Cerveau commencée le 4 juin 2010 (voir la liste des thèmes dans la marge de droite). Il n'est pas exclu qu'au cours de la traduction et en cherchant à condenser, il y ait eu des erreurs ou une mauvaise compréhension : se référer directement à l'ouvrage mentionné ci-dessus.
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