samedi 11 décembre 2010

Vers d’autres rivages ?


Situation figée – drame – évolutions récentes
Après m’être interrogé sur la difficile sortie – aussi bien à l’Ouest qu’en Russie – du film d’Andrzej Wajda sur le massacre de Katyń, confié au NKVD aux débuts de la Seconde guerre mondiale (billets du 28 septembre 2008 puis du 11 avril 2009), j’ai relaté ici quelques impressions, à l’occasion de deux voyages effectués cette année 2010 à Varsovie – en avril puis en septembre. Le premier était plus marqué par le tragique de l’actualité puisqu’il coïncidait avec la catastrophe de Smolensk. Le second avait davantage trait à l’actualité théâtrale du moment.

Le constat sur l’ensemble de cette période de deux ans est que bien des choses ont évolué – et dans les attitudes et en bonne partie dans les faits. Faisant écho à une analyse publiée par Bernard Guetta dans le quotidien suisse Le Temps, j’y avais décelé
quelques unes des raisons qui poussaient la Russie à aménager des relations moins tendues avec la Pologne… et à une partie des représentants de celle-ci à entrer dans ce jeu.

Y compris et pour commencer à un niveau symbolique, Vladimir Poutine organisant sur place avec le Premier ministre polonais, plutôt libéral, Donald Tusk, un hommage commun aux victimes de Katyń. La disparition, peu de temps après, du Président polonais, plus franchement conservateur, et d’une partie de son entourage de haut rang, qui l’accompagnait pour rendre à ces mêmes victimes un hommage à caractère plus national, lorsque leur avion s’est écrasé à Smolensk, a ouvert la voie à ce que d’autres pas puissent être entrepris dans la même direction.

Le Président russe à Varsovie
Les élections anticipées qui ont suivi ayant donné au pays un Président plus ouvert que le précédent à ces perspectives, on ne s’étonnera pas qu’une visite ait pu être organisée ces derniers jours, le Président russe, Dmitri Medvedev, se déplaçant depuis Moscou vers Varsovie, afin de s’entretenir avec son homologue polonais, Bronisław Komorowski. De nouveau sur le plan symbolique et s’agissant de Katyń, le film de Wajda avait entre-temps eu droit à une relativement large diffusion en Russie et, au parlement russe, la Douma en était venue à reconnaître qu’un tel massacre ne se résumait pas à un "abus de pouvoir" (ce qui était largement insuffisant aux yeux des Polonais) mais devait être avant tout qualifié de "meurtre".

A propos de cette rencontre, mon attention a été attirée par deux articles : l’un publié par l’agence de presse internationale de l’État russe – RIA Novosti ; l’autre par Gazeta Wyborcza et présenté dans Presseurop. Le contraste n’est pas violent, le quotidien polonais s’étant affiché du même bord que l’actuel pouvoir en place. Il faut reconnaître qu'en faisant ce choix, j’ai ici cédé à une certaine facilité, une synthèse en français étant disponible. Mais on aura eu une idée assez nette de ce que pense l’opposition polonaise dans la description qui en est faite à travers des yeux russes.

Ce n’est pas tout. Car la démarche russe ne doit pas être réduite à ses relations avec la Pologne : celles-ci s’inscrivent dans celles avec l’Union européenne dans son ensemble – et même dans une perspective plus globale… ce qui suscite des réactions à un autre niveau, notamment dans les pays de cette Europe que, faute de mieux, on appelle "centrale". C’est à ce thème élargi que la lecture de deux autres journaux polonais (Przekrój et Rzeczpospolita) et un tchèque (Lidové Noviny) apportent leur éclairage.

Un point de vue russe
Mis en ligne au moment de la visite de Dmitri Medvedev à Varsovie, l’article paru dans la version française de l’agence de presse russe bénéficie d’un statut un peu spécial. Il est signé – on l’annonce tout au début : "par Dmitri Babitch, RIA Novosti". Mais on ajoute, sans ciller, à la fin : "Ce texte n’engage pas la responsabilité de RIA Novosti". Et – m’y suis-je pris trop tard d’attendre 48 heures ? – même mes recherches rétroactives dans les versions anglaise, allemande et espagnole ne m’ont pas permis de l’y retrouver.
(Version française : http://fr.rian.ru/discussion/20101207/188058808.html)

En résumant un peu :
...- Cette visite n’est pas passée inaperçue à Varsovie, ne serait-ce qu’en raison de l’importance de la délégation russe. Notamment pour être en mesure d’apporter des réponses à ceux qui – surtout en raison des affirmations de l’opposition en Pologne – continuent de s’interroger sur la catastrophe de Smolensk (un développement y est consacré). Mais aussi pour aborder le volet économique (sous-entendu, de l’énergie).
...- Elle est un signal que, dans les relations entre les deux pays, une période s’achève qui avait non seulement vu l’entrée de la Pologne dans l’Union européenne (UE) mais aussi l’action de ce pays pour mettre des bâtons dans les roues en matière de rapports entre la Russie et l’UE. L’état d’esprit n’est désormais plus celui d’une situation de crise, alimentée par certains, aussi bien dans l’un des pays que dans l’autre et dont le caractère est plus psychologique (le terme "psychiatrique" est même avancé au détour d’une phrase) que fondé.
...- Et, jouant entre les modes interrogatif et affirmatif, l’auteur aborde le volet économique. Évoquant la carte que la Pologne aurait pu jouer autrement, comme pays par où transitent les énergies russes à destination de l’UE, il estime qu’il n’y a pas d’aspiration à un "diktat énergétique" mais une simple préoccupation que cette fourniture se fasse de façon fiable ainsi que l’alimentation en retour des caisses de l’État russe.
...- Se félicitant enfin que la législation polonaise fasse bénéficier les sociétés étrangères qui réinvestissent leurs gains sur place, d’exonérations fiscales, il s’étonne que – face à des centaines d’entreprises allemandes, par exemple – on ne trouve aucune compagnie russe. Ce qu’il met en partie sur le dos du comportement de certains fonctionnaires ou de chasses aux sorcières russes dans les médias.

Ce qui s’écrit à mi-chemin vers l’Ouest
Si on jette un œil dans Presseurop
(www.presseurop.fr/eu), on recense les articles suivants parmi ceux parus dans ladite Europe centrale, entre le 1er et le 8 décembre :
(PL) Gazeta Wyborcza (01-12) : La Pologne ne connaît pas la crise.
(CS) Respekt (02-12) : La voie est libre pour des routes chinoises.
(PL) Dziennik Gazeta Prawna (03-02) : Les pirates de la route poursuivis dans toute l’UE.
(SK) Revue Politika (06-12) : Les fumeurs fulminent contre Bruxelles.
(RO) Gandul (07-12) : Austérité aussi pour les congés maternité.
(PL) Gazeta Wyborcza (07-12) : Russie-UE, le réchauffement continue.
(PL) Przekrój (08-12 : L’eurocratie profite de la crise.
(CS) Lidové Noviny (08-12) : L’Europe centrale a besoin de nouveaux amis.

Presseurop n’est pas tout à fait le RIA Novosti de Bruxelles. Créé l’an dernier avec le soutien financier de la Commission européenne par un regroupement de quatre (*) magazines spécialisés dans la presse internationale, il publie chaque jour une sélection d’articles, en donne une traduction (souvent condensée) en une dizaine de langues et permet l’accès à l’article original.
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(*) Courrier International (F – lié au Monde), Courrier Internacional (P – lié à Expresso), Internazionale (I) et Forum (PL – lié à Polityka – "A gauche, s’il vous plaît, mais sans exagérer", a-t-on pu lire à propos de Polityka). Même s’il est affirmé qu’une telle équipe "jouit d’une indépendance éditoriale totale", on remarquera que sur les 6 derniers mois, Libération, Le Monde et Le Figaro trustent les deux tiers des articles qui ont été choisis et que, pour la presse polonaise, il suffit de deux quotidiens – Gazeta Wyborcza et Gazeta Dziennik Prawna pour parvenir à ce score. Le premier (fondé par Adam Michnik au moment de la chute du communisme, et qui se veut informatif et laïc) a plutôt soutenu l’équipe actuellement au pouvoir, face aux conservateurs, lors des récentes élections ; le second résulte de la fusion de Dziennik, lancé par le groupe allemand Axel Springer et d’un quotidien jusqu’alors bien diffusé dans le monde des affaires et chez les hauts fonctionnaires.
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J’ai d’abord retenu, l’article du 7 décembre de Gazeta Wyborcza, qui part lui aussi de la visite de la délégation venue de Russie à Varsovie mais l’ouvre en même temps aux relations entre ce pays et l’Union européenne. Ce qui permet de s’intéresser également à ce que l’on peut lire dans Lidové Noviny ainsi que, en Pologne, dans Przekrój (qui s’adresse principalement à l’intelligentsia) et dans Rzeczpospolita (dont, à la différence de Gazeta Wyborcza, la ligne politique est proche de l’ancienne équipe conservatrice au pouvoir).
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Un point de vue polonais
(http://wyborcza.pl/0,0.html)
Après avoir titré que la Russie venait de faire un pas vers la Pologne, et sans par ailleurs se faire trop d’illusions sur l’obtention de résultats concrets après la visite du Président russe, Gazeta Wyborcza se félicite de ce que le dégel des relations polono-russes ait transformé les relations étrangères en un domaine d’intérêt national.

Le quotidien estime, de plus, que ce rapprochement pourrait déboucher sur une coopération plus étroite entre l’UE et la Russie : à l’occasion de leur rencontre ce 7 décembre, l’UE devait s’engager à lever plusieurs de ses objections à ce que la Russie adhère à l’Organisation mondiale du Commerce (OMC).

Ça se réchauffe ou ça risque de fondre ?

Tandis que certains affichent leur satisfaction, d’autres expriment des inquiétudes et se demandent sur quelles cases il leur faudra poser leurs pions.

Déficit démocratique (http://www.przekroj.pl/)
Przekrój – mot qui veut dire "A découper", car il fallait en ouvrir les pages au coupe-papier – se fait un point d’honneur de ne pas s’enfermer dans l’actualité au jour le jour. Sous la plume Łukasz Wójcik, il s’inquiète ces temps-ci de ce que la crise soit l’occasion de reprendre certains pouvoirs souverains à des pays considérés comme "faibles". En fait, pense-t-il, c’est le projet européen qui a révélé ses faiblesses : tant que la zone euro se développait, les prêteurs mettaient tout le monde sur le même plan.

Avec l’arrivée de la crise, ils ont soulevé de capot et découvert qu’il n’y avait aucun moteur commun européen dessous. Conséquence : mise en place d’une "tour de contrôle européenne" qui surveille la politique économique et indique les mesures budgétaires et fiscales à prendre. Décision prise dans l’urgence, ce qui a permis de s’affranchir d’une quelconque concertation citoyenne – autant dire : une démocratie dirigée couplée à un déficit démocratique.

Aussi efficaces qu’ils soient, le fait que les eurocrates se mettent à confisquer le processus décisionnel porte le risque que les citoyens en arrivent à rejeter les institutions européennes. La Commission a récemment proposé d’instaurer un impôt européen qui alimenterait le budget commun : les contributions venant directement des chaque État-membre en seraient réduites… et l’exécutif européen en deviendrait d’autant plus indépendant. Cette proposition vient de se heurter à un rejet du Parlement européen, entrainant avec lui un report l’examen du projet de budget en son entier.

A la recherche de nouveaux amis (http://www.lidovky.cz/)
Autre organe de presse dont le lectorat regroupe nombre d’intellectuels – mais cette fois à PragueLidové Noviny (Le Journal Populaire) examine l’hypothèse selon laquelle il faudrait faire une croix sur l’UE et l’OTAN et resituer les pays de cette Europe que certains ont baptisé "médiane" entre – retournons à nos classiques – l’Allemagne et la Russie. C’est signé Luboš Palata.

L’UE est économiquement en crise et ses perspectives justifient un réel pessimisme. Ne risque-t-elle pas de disparaître ? Les États-Unis perdent leur statut de superpuissance et rien ne garantit qu’ils pourront / voudront continuer de protéger l’Europe. Que vont devenir les pays placés entre l’Allemagne et la Russie ? Voisine de la Tchéquie, la Pologne vient successivement de recevoir la visite du Président allemand (qui s’est recueilli devant le mémorial du ghetto juif de Varsovie) et du Président russe (qui cherche à ce que son pays parvienne à atténuer les tensions nées du massacre de Katyń).

Profitons de ce que l’UE et l’OTAN sont encore debouts pour – à l’exemple de ce qui vient d’être cité – chercher à surmonter les traumatismes et aplanir des interprétations divergentes à propos du passé, et en venir à commémorer ensemble, et non pas chacun de son côté, les évènements tragiques qui ont marqué l’histoire des différents pays. Ce sont là des pas préalables et nécessaires pour – au cas où ces deux piliers s'effondreraient – préparer une suite mieux vivable.

In cauda, un principe de précaution… (http://www.economist.com/)
Au moment où je boucle ce billet, Till arrive, comme toujours au bon moment - cette fois avec ce que The Economist (du 11 décembre) appelle un "Briefing". On y estime que l’actuel système qui prévaut en Russie s’est écarté d’un État de droit et tolère la corruption et la violence, notamment sous la coupe de bureaucrates entrepreneurs dont la fortune dépend en premier lieu de leur pouvoir administratif. Ce qui rapproche davantage l’économie (basée avant tout sur l’énergie) de l’ex-système soviétique que d’avancées vers la modernisation.

The Economist estime aussi que, du côté occidental, il ne faudrait pas s’interdire d’exprimer de nécessaires critiques à cet égard (ce qui ne veut pas dire couper les ponts) : les représentants russes pourraient y être d’autant plus sensibles qu’ils cherchent à se faire reconnaître ou entrer dans les G8, G20, Conseil de l’Europe, OSCE, OCDE, OMC… ; qu’ils placent leur argent, se déplacent volontiers et envoient leurs enfants étudier à l’Ouest… ; qu’à la différence de la Chine, ils se réfèrent à des normes occidentales.

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