jeudi 30 décembre 2010

A fin 2010 – Art & Culture


Ce billet résulte d’une relecture de ce qui a été publié au cours du second semestre 2010 dans le blog Les mauvaises fréquentationsThierry Savatier cherche à faire partager des impressions sur des livres, des expositions ou l’actualité. En ce sens, il fait suite à des billets similaires portant sur l’année 2009 (daté du 29 décembre) puis sur le 1er semestre 2010 (daté du 21 juin). La sélection pourra paraître arbitraire et le compactage – pour rester dans un volume acceptable – en donne parfois une vision déformée : revenir si besoin aux textes originaux :http://savatier.blog.lemonde.fr/

1er VII – Claude Monet et ses Nymphéas sous l’œil du TigreEn 1928, Georges Clemenceau écrivit un passionnant ouvrage consacré à l’art, Claude Monet, Les Nymphéas (qui vient d’être réédité chez Bartillat). Deux géants issus d’une même génération, d’un côté l’homme d’Etat qui gouverna la France pendant la tourmente du premier conflit mondial, de l’autre le plus représentatif, sans doute, des peintres impressionnistes ! L’amitié fraternelle qui les unissait et qui avait pris naissance au quartier Latin dans les années 1860. L’admiration réciproque jouait un rôle central.

Dans son essai, Clemenceau ne se limite pas à raconter l’histoire des Nymphéas. Il se livre à une analyse de l’artiste (animé de doutes incessants) et de sa peinture, avec une intelligence, une intuition, une acuité du regard et, parfois, un certain lyrisme de plume qui font de son texte un document de premier plan. Lorsqu’il évoque les séries les plus célèbres de Monet (la Cathédrale de Rouen, les Meules), il montre qu’il a tout compris de la démarche du peintre : il ne s’agissait pas de produire une simple variation sur un même thème, mais bien de rendre compte du jeu mouvant, inconstant, quasi insaisissable de la lumière sur un paysage donné.
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Dans la préface, Dominique Dupont-Labbé raconte que, le jour des obsèques du peintre, Clemenceau refusa que l’on déposât sur le cercueil l’étoffe noire du deuil, et décrocha un rideau fleuri pour l’en couvrir avant de s’exclamer : Pas de noir pour Monet. Cette belle anecdote traduit l’homme

27 VII – Du rire comme arme de subversionSi les scientifiques reconnaissent au rire des vertus thérapeutiques, d’autres – détenteurs du pouvoir sous ses formes politiques, religieuses ou économiques – le redoutent aujourd’hui et perçoivent le danger qu’il pourrait représenter pour leur image. Ce constat est mis en lumière dans le premier chapitre d’un court essai, Désobéir par le rire (Le Passager clandestin), écrit par un collectif

Rire d’un prince évite à celui-ci d’essuyer des attaques plus vigoureuses qui fissureraient ou renverseraient son trône. Rire d’un prince le rappelle aussi à la mesure, sinon à la raison s’il vient à abuser de son pouvoir ou à se mal conduire en toute impunité. Les princes contemporains (et a fortiori leurs barons…) semblent bien moins enclins à accepter une forme de critique au vitriol ou d’impertinence qui sévit aussi bien sur les ondes qu’au café du Commerce. Les mésaventures de Stéphane Guillon et Didier Porte, lourdés par la radio qui les employait, en offrent l’exemple

Bergson dans son essai Le Rire : Le rire châtie certains défauts à peu près comme la maladie châtie certains excès. Il ajoutait : La seule cure contre la vanité, c’est le rire et la seule faute qui soit risible, c’est la vanité. Dans Le Nom de la rose d’Umberto Eco, tel que porté au cinéma, le bibliothécaire aveugle de l’abbaye : Le rire tue la peur, et sans la peur, il n’y a pas de foi. Car, sans la peur du Diable, il n’y a plus besoin de Dieu. […] Pouvons-nous rire de Dieu ? Le monde retomberait dans le chaos. On pourrait ajouter : sans la peur, il n’y a pas de pouvoir.

On aurait aimé trouver, dans l’essai mentionné plus haut, quelques exemples d’autodérision. Car, comme le disait Paul Léautaud, On rit mal des autres quand on ne sait pas d’abord rire de soi-même.
4 VIII – Art et héritage ne font pas bon ménage…Héritiers et ayants droit des grands artistes jouissent souvent d’un pouvoir de nuisance qui dessert plus qu’il ne sert les œuvres sur lesquelles ils exercent leur contrôle. C’est ce que confirme Emmanuel Pierrat dans un essai qui se lit aussi facilement qu’un roman, Familles, je vous hais !

L’auteur résume la situation dès l’introduction : Certains ont décidé de ne rien divulguer des œuvres qui dorment dans un atelier de peintre ou un tiroir de bureau d’écrivain. D’autres battent monnaie en publiant le moindre brouillon ou en éditant des lithographies douteuses par milliers. D’autres encore intentent procès sur procès à quiconque ne souscrit pas à l’image idyllique qu’ils entendent donner de leurs glorieux ancêtres et détruisent manuscrits ou clichés séditieux. D’autres enfin sont prompts à marchandiser sous forme de parc d’attractions et de figurines en toc. Tous font fructifier la manne, entravent la recherche… ou s’épuisent à se quereller entre eux.
La mère de Baudelaire tenta, lors de la réédition des Fleurs du Mal, d’en faire disparaître Le Reniement de Saint-Pierre. La nièce de Flaubert pratiqua des coupes sombres dans la correspondance de son oncle. Beaucoup d’ayants droit d’aujourd’hui agissent selon des motivations identiques : moraline et cupidité, d’autant que les sommes en jeu sont, la plupart du temps, considérables.

Les successions de Jorge-Luis Borges, de James Joyce et de Hergé, montrent combien des héritiers peuvent rendre la vie difficile aux chercheurs. Quant aux amateurs de musique, ils en apprendront sans doute beaucoup à travers l’étude des cas de Bob Marley et John Lennon.

30 IX – Le sexe est-il soluble dans le Communisme ?Le Communisme, dans sa pratique, a presque toujours fait preuve de méfiance, voire d’hostilité envers le libre exercice de la sexualité, quelque forme qu’il prît. On pourrait étendre cette hostilité à d’autres mouvements de gauche. Proudhon ne concevait la sexualité que dans le strict cadre du mariage fécond et classait toute forme de libertinage ou de recherche d’une liberté sexuelle parmi les vices intrinsèques, pensait-il, à la classe dirigeante du Second Empire… et aux femmes ! De nos jours, apparaissent d’autres courants d’une gauche non communiste, mais moralisatrice, bien-pensante, qui, sous couvert de respect de la dignité humaine, d’ordre juste ou de protection des mineurs, condamnent la pornographie – notion toujours délicate à définir – et le discours sexuel jusque dans la publicité et les œuvres d’art dont ils approuvent la censure.

Dès la Révolution russe de 1917, un espoir s’était fait jour d’une liberté sexuelle que le changement de régime aurait pu favoriser en se démarquant de la morale religieuse traditionnelle. Alexandra Kollontaï (1872-1952), qui fut la première femme ministre d’un gouvernement, dut subir de vives attaques, tant de Trotski que de Lénine, qui, redoutant qu’elle ne produisît un chaos social, qualifièrent sa conception de la liberté sexuelle et de l’émancipation de la femme de décadente. A un groupe de jeunes, Lénine conseilla de réserver leur énergie à l’action politique et aux tâches productives, et d’en dépenser l’éventuel trop plein dans des activités sportives, en particulier la natation… Le domaine de l’art n’échappait pas à la rigueur morale communiste. L’art officiel excluait toute référence érotique et les créateurs – plasticiens ou écrivains – qui s’étaient engagés dans cette voie se voyaient sévèrement réprimés et exclus du Parti.

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le PC italien adopta une position tout aussi conservatrice, fondée sur une morale rigide et la stabilité d’un mariage fécond. Don Camillo et Peppone marchaient donc sur cette voie main dans la main… En France, Jeannette Thorez-Vermeersch partit en guerre contre le contrôle des naissances, qu’elle qualifiait de vice de la bourgeoisie. Les Communistes français manifestèrent leur incompréhension à l’égard des dernières œuvres de leur compagnon de route Picasso, à l’érotisme débridé.

Le Communisme chinois ne se démarque pas, jusqu’à nos jour, de cette morale rigide qui voit dans la sexualité et l’érotisme le ferment d’un chaos. Sa politique de filtrage des contenus pornographiques de la toile en témoigne.

22 XI – Le Déni des cultures d’Hugues LagrangeÉtant conduit à enseigner le management interculturel, je mesure combien mes étudiants se passionnent pour ce domaine qu’ils n’avaient, pour la plupart, jamais abordé auparavant. Étant conduit à conseiller des entreprises, j’observe combien il est difficile de convaincre les décideurs de l’importance de maîtriser la culture de leurs partenaires étrangers pour négocier ou collaborer plus efficacement avec eux : 60% des échecs internationaux restent dus à des incompréhensions et malentendus interculturels.

S’agissant de la sphère intellectuelle et du pouvoir politique, la situation se révèle plus inquiétante encore. On se trompe d’argument en laissant croire que tous les hommes sont pareils au lieu d’affirmer tout simplement qu’ils sont égaux. Nuance capitale ! Le principe d’égalité ne saurait être discuté ; en revanche, la réalité nous confronte à des groupes humains dont les valeurs, les comportements et la vision du monde diffèrent en raison de leurs cultures d’origine. Pour la gauche, il s’agit de ne pas stigmatiser telle ou telle communauté, quitte à inventer un monde digne des Bisounours et pour la droite, de préserver l’ordre social.

Entre bonnisme et bien-pensance, malheur à celui ou celle qui aurait l’audace d’enfreindre la règle tacite de l’omerta. Le Déni des cultures d’Hugues Lagrange en apporte la preuve. Après avoir étudié pendant dix ans les populations immigrées installées en val de Seine et dans la région nantaise, ce sociologue du CNRS, professeur à Sciences Po, ose évoquer un lien de corrélation qui existerait entre la délinquance et les origines culturelles de ses auteurs. Parmi les acteurs de cette délinquance, les jeunes issus de l’immigration récente en provenance de la région du Sahel sont quatre fois plus représentés que les jeunes autochtones – les adolescents d’origine maghrébine ne l’étant que deux fois plus, comme ceux originaires du Golfe de Guinée, alors qu’ils sont tous soumis au même environnement socio-économique dans les ghettos urbains. L’auteur pense aussi que le comportement des jeunes délinquants n’est pas dû à un manque d’autorité parental, mais à un excès d’autoritarisme – schéma typique des cultures patriarcales, hypertrophié par un exil dont les mauvaises conditions sont mal vécues.

Il évoque, de possibles dispositifs de médiation ou de justice de paix qui représentent [les] diversités culturelles tout en ajoutant : Entre le déni des minorités culturelles qui caractérisent les discours laïques classiques et les cours arbitrales qui appliquent les dispositions de la charia, il existe d’autres voies.
Hugues Lagrange n’a rien d’un provocateur, ni d’un idéologue d’extrême droite. Cependant, l’ouvrage par lequel il enfreint le tabou culturel lui vaut d’être le centre d’une vive polémique. Faute de se situer sur le terrain du débat, on tente de le décrédibiliser.

On peut admettre qu’une remise en question, même très encadrée, du principe de territorialité des lois, pour introduire un embryon de personnalité des lois applicable à telle ou telle minorité n’est pas sans danger. Pourraient s’y engouffrer tous les communautarismes et les intégrismes religieux.
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Selon l’auteur, conditionner l’accès à des juridictions arbitrales au fait que les protagonistes acceptent d’être jugés dans ce cadre serait un garde-fou contre d’éventuels abus. Sans doute peut-on douter de son efficacité, s’agissant de cultures communautaristes patriarcales où le comportement des individus reste fortement dépendant de la pression sociale que le groupe exerce sur eux. Mais le débat qui pourrait s’ouvrir autour d’un tel thème serait à l’évidence bien plus enrichissant que toutes les attaques gratuites dont Hugues Lagrange a, jusqu’à présent, été victime.

25 XI – Une histoire de l’art à la portée de tousSi le grand public se montre réticent, voire rebuté, devant l’art, une part de responsabilité en revient aux critiques et aux historiens qui, trop souvent, traitent le sujet en spécialistes pour des spécialistes, de manière savante, alambiquée, hermétique. Comme le disait Sacha Guitry : Hermétique, ça veut aussi dire bouché.

La culture pour chacun passe d’abord par un langage compréhensible. C’est ce qu’avait senti Élie Faure. De ses conférences à l’Université populaire La Fraternelle, naquit une œuvre colossale, L’Histoire de l’art, qui vient d’être rééditée (Bartillat). Elle couvre de l’ère préhistorique au premier tiers du 20e siècle. Un tel programme impliquait sélections et partis pris. Pour autant, l’essentiel s’y trouve, et si clairement présenté que l’ouvrage fait encore autorité aujourd’hui.

Voir, tout est là […] Je me souviens de la stupeur d’un amateur d’art à qui je disais connaître le musée de Dresde après deux visites de deux heures. Il y avait passé six mois. Je l’interrogeai, humblement mais sournoisement. Il me fallut à peu près cinq minutes pour me rendre compte qu’il n’y avait absolument rien vu.
L’Histoire de l’art d’Élie Faure se présente comme un roman de l’humanité créatrice depuis les origines jusqu’aux années vingt et trente. Avec une réelle ouverture d’esprit, notamment envers les artistes novateurs de son temps (Picasso, Braque, Soutine, etc.). On pourra regretter certaines injustices, comme le regard sévère qu’il porte sur Ingres. Lui-même n’oubliait pas de laisser au lecteur son entière liberté d’appréciation : Car l’essentiel, il me semble, n’est pas de ne pas se tromper sur la valeur absolue de l’objet de son amour, mais d’aimer.

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