jeudi 30 décembre 2010

A fin 2010 – Livres


Ce billet résulte d’une relecture de ce qui a été publié dans le blog La république des livres de Pierre Assouline au cours du second semestre 2010. Il s’agit d’un des blogs francophones les plus suivis (ne parlons ni de l’abondance ni de la qualité inégale des commentaires – souvent trustés par des groupies en proie à leurs, mettons, marottes). C’est ici une tentative : je n’avais pas entrepris d’en faire la revue comme pour d’autres blogs, à fin 2009, puis à mi-2010. La sélection pourra paraître arbitraire et le compactage – pour rester dans un volume acceptable – en donne parfois une vision déformée : revenir si besoin aux textes originaux :http://passouline.blog.lemonde.fr/

24 VII – Un chant du cygne en grec et en latin

L’étau se resserre autour de l’enseignement du grec, du latin et bientôt, qui sait, des Lettres classiques elles-mêmes. Le concours du CAPES dans cette discipline est réformé de manière à être supprimé. Et quand il n’y aura plus de professeur de grec et de latin, on dira aux élèves (ils sont 500 000 cette année à suivre cette voie) que la matière n’existe plus. Quatorze membres du jury du CAPES ont démissionné afin de protester contre cette décision.

Extrait de la lettre qui accompagne leur geste : Une commission de réforme des concours se réunit en petit comité; un Inspecteur général y représente les lettres, négocie les nouvelles épreuves, sans latin ni grec ! […] d’un trait de plume des disciplines entières disparaissent des écrans de contrôle, sans le début du commencement d’une justification.
Cette protestation a les accents d’un chant du cygne : celui d’une génération de professeurs de latin-grec qui se sent la dernière. Dans leurs classes aux effectifs restreints, ils bénéficient, et leurs élèves avec eux, d’un luxe inouï : le temps, le seul luxe rejeté par la société du bling-bling promue au plus haut niveau, et par le culte de la vitesse associé à celui de la rentabilité et du retour sur investissement à court terme.

30 VIII – Michel Houellebecq ou la France du télé-achatPeut-on encore sereinement proposer une critique littéraire qui ne soit qu’une critique de texte lorsque l’auteur est lui-même un phénomène de société ? Essayons tout de même avec le nouveau roman de Houellebecq La carte et le territoire avant que ne s’abatte sur la foule des lecteurs sans défense une couverture médiatique que la rumeur annonce déjà comme quasi unanime dans l’admiration.

Le roman se lit agréablement. Le ton est celui de l’humour et de l’autodérision; la mise en abyme y est permanente. Aux antipodes du style limpide, glaçant et admirable d’Extension du domaine de la lutte. Alors ? Alors rien. Pas d’enjeu. On guette une vraie réflexion sur le rôle et le statut de l’artiste dans la société, mais rien ne vient. Nombre de personnages sont de vrais gens qui portent leur vrai nom (dont : Pierre Bellemare, Michel Drucker, Alain Gilot-Pétré, Claire Chazal…). Lorsqu’il paraîtra en format de poche, La carte et le territoire semblera déjà daté. Démodé pour avoir été un temps à la mode. Ce qui peut arriver de pire à un livre ambitieux.

Sauf imprévu, le scénario de la rentrée littéraire est écrit. La carte et le territoire va écraser le reste. On s’arrachera les droits du roman à la foire de Francfort. Il s’en vendra 150 000 exemplaires, et bien 400 000 une fois que le Goncourt lui aura été attribué. Car on ne voit pas par quel mystère comment le jury ne serait pas sensible à un roman qui a tellement tout pour lui plaire. Si les dix de Drouant passent à nouveau à côté, leur casier judiciaire risque de s’alourdir. Cette fois, on ne voit pas comment Houellecbecq et Goncourt pourraient s’échapper l’un à l’autre. C’est tout le mal qu’on leur souhaite.

2 X – Quand le Seuil était éditeur à Port-Royal-des-PrésUn éditeur, on ne sait pas ce que c’est mais on sait qui c’est : le baptême d’une maison du nom de son fondateur favorise l’identification. Sinon, l’entreprise a de fortes chances d’avoir été dès le départ une aventure collective et de l’être restée par l’esprit : cas des éditions du Seuil dont le rôle dans la diffusion des idées au cours du dernier demi-siècle fut déterminant. Jean Lacouture consacre un portrait à Paul Flamand, éditeur. Lui-même a participé durant près de vingt ans (1961-90) à l’équipée qu’il décrit si chaleureusement avec force détails.

Autodidacte nourri de Racine, Rilke et Tolstoï, Paul Flamand formait le projet de créer une maison à mi-chemin entre la NRF et Desclée de Brouwer. L’œuvre d’un éditeur, c’est son catalogue. Celui du Seuil en son âge d’or fut impeccable qu’il s’agisse des collections, des éditeurs, des revues et bien entendu des auteurs. Jean Lacouture s’évertue à dissiper la réputation de sacristie et de jésuitière du Seuil, labellisée catho-de-gauche, tout en offrant au lecteur les armes pour conclure le contraire.

Un éditeur comme Paul Flamand était avant tout un esprit libre et ouvert, un bourgeois catholique des Charentes aux yeux de qui l’édition n’était pas une fin mais moyen pour faire avancer les idées et permettre aux gens de devenir ce qu’ils sont. Sur cette impulsion, et le rôle qu’il fit tenir au Seuil dès 1948 dans la dénonciation du stalinisme et dans la décolonisation, le livre de Jean Lacouture apporte un éclairage pénétrant, nourri des mémoires inédits de son personnage. Ils portent le titre proustien de L’Insomnie du temps mais ils sont d’un homme qui aurait rêvé d’écrire Le Guépard.

12 X – Umberto Eco est tombé du cielIl sait y faire, Umberto Eco. Cocktail d’intelligence, de culture, d’érudition, de charme et d’humour, il sait mettre un auditoire dans sa poche. Samedi, ça fusait de tous côtés. Qu’a-t’on retenu de ce chaos enchanteur ?

… Que le futur de l’éducation se concentrera sur l’enseignement du filtrage des informations… Que rien ne dépasse le livre, objet de perfection, dès lorsqu’il s’agit de transmettre et de conserver les informations … Qu’il lit tous les journaux, mais ni les pages économiques ni les pages sportives afin de ne pas trop embarrasser ses neurones… Qu’il se demande s’il ne conviendrait pas de rétablir une culture de monastère, entretenue dans un esprit assez aristocratique au sein de phalanstères à la campagne… Que toute entreprise de traduction est une question de négociation… Que l’humour est une forme de critique de la réalité…

Eco désigne un enfant trouvé, ou son descendant (pour Ex Caelis Oblatus, apporté par les cieux…). Lui, est né de grand-père inconnu.

19 X – Mehdi va à LyauteyS’il est une commémoration historique dont la perspective embarrasse les Marocains, c’est bien celle du centenaire du protectorat français au Maroc en 2012. Le maréchal Lyautey y a laissé un souvenir contrasté : l’homme de la puissance coloniale mais aussi celui qui respecta le pays, ses coutumes et ses traditions.

A Casablanca, le lycée Lyautey n’a jamais été débaptisé près d’un demi-siècle après l’indépendance. Son buste trône toujours sur le bureau du proviseur. Parmi ses anciens élèves, Fouad Laroui, l’un des meilleurs écrivains marocains de langue française, consacre à Lyautey un roman doux-amer (Une année chez les Français). Le petit Mehdi Khatib, extirpé de son village de l’Atlas par la ténacité d’un instituteur qui croit en lui et lui obtient une bourse pour là-bas, le lycée. Cette année chez les Français fut la plus décisive et la plus importante de sa vie. Celle où tout a basculé. Tous les anciens élèves ne sont pas des ingrats.

7 XI – Qui sont les prescripteurs ?Du temps d’Apostrophes, on ne se posait pas la question tant la réponse s’imposait d’évidence. Depuis, c’est le grand flou. LivresHebdo vient de publier un sondage auprès de 430 libraires, ou plutôt points de vente, sur L’impact des médias sur les ventes de livres. [Je n’ai retenu ici que les scores de 15% ou plus.]
. Presse écrite : Le Monde (18%), Presse TV (15%).
. Télévision : La grande librairie / François Busnel (21%).
. Radio : Le masque et la plume / Jérôme Garcin (20%). Remarque : pour 29% des libraires interrogés, aucune émission à la radio ne peut être considérée comme prescrivant des livres.

Internet n’a pas droit à un tableau. La prescription des livres y passe principalement par les sites de vente en ligne (Amazon.fr, Evene.fr, Fnac.com)… ce qui sous-entend puissance du référencement.

10 XI – Autoportrait de Borges en lecteurQue d’autres se flattent des livres qu’ils ont écrits : moi, je suis fier de ceux que j’ai lus. Deux archivistes de la Bibliothèque Nationale de Buenos Aires viennent en effet de retrouver et d’analyser les cinq cents livres que Jorge-Luis Borges lui avait légués. On y découvre que l’écrivain achevait rarement la lecture d’un livre, lisait par sauts et gambades et il annotait considérablement ; mais plutôt que de souligner les phrases, il les recopiait dans les marges, sur les pages de garde ou de couverture, afin de les commenter à sa guise, toutes choses que l’on retrouvera par la suite, intactes ou arrangées, dans ses propres livres.

La plupart des ouvrages, Borges les avait achetés en Europe dans les années 1910. L’essentiel est en anglais (même… Rabelais !) ou en allemand. L’exemplaire le plus annoté est en italien : la Divine comédie de Dante.

6 XII – Vargas Llosa dédie son Nobel à FlaubertIl y a comme ça des écrivains qui n’ont de cesse de payer leurs dettes aux œuvres qui les ont nourris. Le lauréat 2010 pour la littérature était donc interrogé par la presse internationale sous les lambris de l’Académie suédoise. Tout y passa. Il répondait à chaque fois en espagnol. Jusqu’à ce qu’on lui demande à quel écrivain il voudrait dédier son prix pour le remercier de tout ce qu’il lui avait donné. Mario Vargas Llosa se plut à répondre longuement en français :

Flaubert, sans hésitation ! Pas seulement pour Madame Bovary et pour le reste, mais aussi pour l’exemple, le modèle. Il m’a appris que lorsqu’on n’a pas reçu le talent de manière innée, qu’on n’est pas spécialement doué, il faut se construire soi-même son propre talent par la discipline, la persévérance, la patience, l’autocritique. Il faut être têtu comme Flaubert quand on n’a pas de talent littéraire naturel. Lorsqu’il a commencé, il en était dépourvu. Il a été un fanatique du travail. Ce fut déterminant dans ma vocation d’écrivain. J’ai persisté et, si je suis là, c’est grâce à son exemple.
[Peu après, son discours de réception reprenait des propos similaires.]
25 XII – La Bible, chantier permanentL’École biblique et archéologique française célèbre son 120ème anniversaire en terre sainte. Les Dominicains y ont élaboré la fameuse Bible de Jérusalem. Leurs frères et successeurs travaillent à la Bible en ses traditions (la BEST), qui vise à offrir les différentes formes textuelles de la Bible, assorties d’une annotation philologique et historique, et les diverses traditions de son interprétation au sein des communautés qui la reçoivent comme un texte sacré. Le texte se présente sous ses différentes versions au cours des âges en colonnes, ce qui n’est pas sans rappeler l’organisation du Talmud, autour de trois zones d’annotation : texte, contexte, réception. L’édition principale se présentera sous la forme d’une base de données électronique en français, anglais, espagnol.

Je les ai interrogés à propos des changements de la TOB (Traduction Œcuménique de la Bible), parue fin novembre, qui s’adresse autant aux catholiques, aux protestants qu’aux orthodoxes. Un comité de relecture s’est employé à la moderniser. Cette révision concerne notamment les noms divins. Finis les puissants et Tout-puissant ; de même, jaloux a cédé la place à exigeant afin de dissiper toute ambiguïté sur le Dieu jaloux.

Sur le terme Juif (du grec ioudaioi), qui revient à soixante-huit reprises dans l’Évangile de Jean, le comité de révision a souhaité bannir les malentendus, dans la mesure où il a longtemps été la source de l’antijudaïsme chrétien. Dans le récit de la Passion, le peuple juif, dans son ensemble et de tous les temps, est ainsi désigné comme responsable de la condamnation du Christ, en lieu et place des autorités de Jérusalem en leur temps. Réaction d’Étienne Nodet, dominicain, professeur à l’École Biblique :
Jean est le plus juif des quatre et le plus proche des origines. Son évangile superpose ou condense la vie de Jésus avec les agitations ultérieures dans les synagogues. Jésus le dit clairement : Le salut vient des juifs (ou Juifs, si on veut pinailler). Le propre de la tradition biblique et juive est de porter à la fois le prophète (isolé) et le peuple rétif, et cela depuis Moïse. Sans la Passion, il n’y a rien – c’est bien ce qu’a compris le Credo; à l’époque, il n’y aurait pas eu Paul, mais seulement un vaste Jesus movement : d’Apollos d’Alexandrie à Ananias de Damas (Actes 9 et 18).
Et d’un point de vue purement philologique ? Christophe Rico, seul laïc à enseigner à l’École biblique, est professeur de grec. Il rappelle qu’on ne traduit pas des mots mais des énoncés, et que le sens ne jaillit pas des mots isolés mais d’une phrase qui s’insère dans un contexte :
Si l’on prend le chapitre 4 de Jean, lorsque Jésus déclare à la Samaritaine que le salut vient des ioudaioi, il est clair que le terme a un sens religieux : le salut vient des juifs. De même lorsqu’il est question d’une fête des ioudaioi. Dans nombre d’autres cas […], face à une expression du type hoi pharisaioi chez Matthieu ou Luc, on trouve en revanche chez Jean l’expression hoi ioudaioi : le terme désigne donc dans ces cas-là les autorités juives à Jérusalem [– et même] dans ce cas, il ne s’agit pas de l’ensemble des autorités juives de façon indiscriminée. Nul doute qu’un jour la BEST y fera écho !

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