mercredi 15 décembre 2010

Esprit, es-tu là ?


J’ai trouvé la réunion des bénévoles de fin novembre particulièrement intéressante à plus d’un titre.

On aurait pu se limiter à constater qu’Émile continuait de progresser – ce qui est effectivement le cas. On le sent bouger intérieurement ; on l’entend poser des questions, exprimer ses désirs, ou verbaliser ses colères ; on le trouve en train d’adapter sa relation selon la personne et le moment, voire négocier et ruser afin de ne pas avoir à éprouver des situations qui se révèlent pour lui difficiles.

Humour et empathie
Ce qui n’empêche pas – que non ! – humour et empathie. Depuis les débuts on avait vu se manifester ce que l’on baptise les fixettes : une attention par trop obsessionnelle à quelque chose (la rotation d’un tambour de machine à laver, certains jeux électroniques…) ou bien une expression stéréotypée du corps ou du visage. La plupart de ces fixettes se sont estompées et – quand elles réapparaissent désormais – on voit que non seulement Émile en est conscient mais qu’il lui arrive volontiers d’en jouer… comme s’il nous faisait un clin d’œil.

Ou encore : complicité avec sa grande sœur, il a mis sa fierté – et il en a, car il aime dire qu’il devient un grand garçon – à se préparer pour Noël à entonner quelques chants de circonstance en anglais. Il n’est pas de bénévoles depuis, à qui il n’ait proposé / imposé de passer en séance le CD correspondant. On y entend ces chants, chacun suivi de son accompagnement musical sans les paroles : c’est à son tour le moment – en se servant si besoin du texte dans le fascicule joint – de chanter et de danser… en face du miroir.

S’exprimer, imiter, sortir de chez soi
De même, il arrive bien mieux qu’auparavant à lire les expressions sur le visage de quelqu’un d’autre et à les imiter. En parallèle, ses propres expressions deviennent plus adaptées (ex. celle de la colère, sans se sentir obligé de taper er jeter). Cela étant, la gestuelle reste relativement pauvre mais le recours au mime (boire, se laver les dents, imiter des animaux…) tend à l’enrichir.

Fierté côté face, fierté côté pile : pendant les jeux, Émile n’accepte pas de perdre. Même s’il parvient à en parler et commence à en jouer, perdre c’est encore son monde qui s’écroule : la peur de l’échec est là. Il est alors recommandé de créer des situations où c’et l’autre qui perd : tout le monde peut se tromper et ne pas réussir.

On voit s’effacer d’autres barrières. Ainsi, quelque peu casanier par ailleurs (il ne montre pas un grand enthousiasme dès qu’il s’agit de sortir de chez lui), on a néanmoins pu l’emmener sans grosse difficulté au cinéma, il suit des cours de piano à l’extérieur, et fréquente une bibliothèque pour enfants. Mais, comme souvent, le diable se cache dans les détails : l’enseigne lumineuse de la pharmacie toute proche, que l’on aperçoit par une baie vitrée, dispose d’un potentiel de séduction plus évident que les activités de cette bibliothèque, et détourne son attention.

Se mettre à la place de l’autre (théorie de l’esprit)
Émile progresse quant à sa capacité d’attribuer à autrui des pensées, des sentiments, des croyances ou des désirs qui peuvent être différents des siens et dont il lui faut tenir compte. La personne qui anime cette réunion fait remarquer qu’il s’agit d’une étape fondamentale et nécessaire pour le développement de capacités sociales pour comprendre, expliquer – et même manipuler le comportement des autres – donc interagir.

Exemples plus concrets :
- Alors qu’il passe le CD des chants de Noël en anglais et les accompagne de la voix et du geste, sa Mamie lui confie qu’elle ne comprend pas l’anglais : qu’à cela ne tienne, la fois suivante il propose un disque en français… On constate ainsi qu’il se met à la place de l’autre au moment où il fait des choix, et qu’il découvre l’empathie.

- Sur le même sujet, on se souvient que l’intérêt soutenu pour ces chants en anglais résulte d’une complicité secrète avec sa grande sœur, en vue de Noël – ce qui sous-entend une confiance en l’autre et une estime de soi sur le mode : Moi, je sais quelque chose que les autres ne savent pas.

- Autre manifestation, une petite dialectique entre son C’est moi qui commande auquel on répond Moi, j’aime bien commander aussi : par quoi il découvre que l’autre pense aussi et a des envies dont il lui faudra tenir compte.

- On pourrait y rattacher également les jeux du faire-semblant – dont ceux qui permettent l’expression des sentiments : pleurer / consoler, gronder, interdire, être seul / avoir besoin de l’autre… de façon de plus en plus fluide et à chaque fois différents, où il découvre comment interagir avec l’autre. Il y a aussi les devinettes (l’autre ne pense pas forcément à ce que je pense) ou le fait de cacher des objets (l’autre ne sait pas à tout coup ce que je sais).

A propos de la théorie de l’esprit
J’ai extrait du compte rendu de la réunion "cette capacité d’attribuer à autrui…", qui vient là pour faire comprendre ce qu’est la théorie de l’esprit. C’était la seconde fois que je voyais employer cette notion. La première ne remontait qu’à quelques mois, alors que je parcourais le livre d’Iain McGilchrist : The Master and his Emissary. On peut se reporter à mon billet du 13 août dans ce bloc-notes : Entre les deux… (8) dont je tire ce qui suit :
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L’auteur avance que l’hémisphère droit, qui s’ouvre à la relation entre les choses, s’intéresse plus spontanément aux autres en tant qu’individus et joue un rôle de médiateur pour l’identification empathique (ex. : Si je m’imagine souffrir, mes deux hémisphères sont mis à contribution… mais votre souffrance à vous, elle est pour mon hémisphère droit). C’est lui qui, d’une façon générale, attribue un contenu – émotionnel ou non – à l’état d’esprit de quelqu’un d’autre, en particulier si cela touche à l’affectivité.

Mais il faut que cet autre soit un être vivant. Nous avons une propension inconsciente à imiter quelqu’un qui agit – et cela de façon plus marquée que quand ça vient de notre propre désir volontaire. Mais, si ce qui précède est vrai par rapport à une personne, ça ne l’est plus face à un ordinateur. Ce comportement se trouve chez les primates ; chez l’enfant, il ne se stabilise que vers l’âge de 4 ans ; et certains autistes n’y parviennent jamais. Une absence ou un déficit de l’hémisphère ou du cortex frontal droits vont à l’encontre de l’empathie.


Ce thème est repris lus loin dans le même ouvrage (Billet du 14 novembre : Entre les deux… (13)) :
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Bien qu’il ne relève pas exclusivement de l’hémisphère droit du cerveau, le soi s’y enracine. A l’époque où l’enfant est en relation ludique avec sa mère (entre 6 et 24 mois), la maturation du cortex orbito-frontal droit est plus rapide que du côté gauche. Elle participe au développement de l’ensemble des fonctions mentales au cours de la petite enfance, ainsi qu’au soi d’un être social et empathique – ceci, indépendamment du développement lié au langage.

4 ans
Si vous avez scruté dans le texte ci-dessus en petits caractères, vous avez bien lu 4 ans comme étant l’âge auquel se parachève la stabilisation d’une propension à imiter – imiter une personne vivante mais pas ce à quoi on a affaire quand on est face à un ordinateur – une imitation à la fois inconsciente et en même temps plus marquée qu’une imitation volontaire.

Ce 4 ans, je le retrouve ailleurs, dans le compte rendu de la réunion de fin novembre, à propos notamment des difficultés qu’Émile avec les grands nombres : le fait qu’en matière de temps et d’espace, il n’ait pas encore la représentation des grandes quantités permettrait de dire que, sur ce point, il en serait au niveau d’un petit de 4 ans.
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Sur deux thèmes apparemment éloignés, nous avons des indices d’âge qui permettent de nous repérer par rapport au développement habituel d’un enfant. Nous sommes au cœur de la méthode employée qui sert de guide pour faire évoluer la relation des bénévoles avec Émile : il a 8 ans mais, sous différents aspects, son parcours n'en n'est pas encore là. On a vu qu’il a franchi la phase de découverte de soi et qu’il est en train de s’ouvrir à l’autre. Il découvre et fait ses expériences du fonctionnement humain. Ce constat et d’autres font dire qu’il en est à 4 ans.
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Forte d’une multiplicité d’expériences et de sa réflexion à se sujet, l’une des principales responsables de l’association attire notre attention : Émile est certes dans le questionnement du pourquoi ? – d’où une tendance à nous entraîner dans l’intellectuel, avec le risque d’éviter l’autre. Or, dans son parcours de développement, il reste notamment à faire évoluer des perceptions sensorielles qui le gênent encore à l’extérieur, en même temps que se confortent la mise en, place de l’image de soi et de l’autre.
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Là aussi, du chemin a été parcouru. Émile parle d’un jour où il a eu très mal aux doigts : souvenons-nous qu’auparavant il ne sentait pas ses extrémités ; peu à peu ses sensations se normalisent par des passages qu’il peut ressentir comme douloureux. A l’occasion de massages, il se détend maintenant de plus en plus, au point de bailler... il a failli s’endormir. Il est dans la détente corporelle, s’abandonne sans crainte.

L’importance du jeu interactif et physique qui le détend est également soulignée.

Ouvrir / fermer : jeu fétiche
Jouer à ouvert / fermé, à s’attacher et à se délivrer (et d’autres variantes) n’est pas nouveau. Ce jeu a évolué au cours des séances, et symbolise, et ce qu’il vit, et l’envie (en même temps que l’angoisse) de rejoindre la personne avec qui se déroule la séance – cela semble l’aider à avancer vers la sortie de cet enfermement que l’on appelle autistique.

Moments difficiles pour lui : comme le petit enfant, il oscille entre je suis grand et je suis un bébé. Besoin de câlins, de protection – que l’on peut verbaliser : même s’il s’éloigne (s’il prend sa liberté) reste une présence en mesure de le protéger si besoin.

A l’aide…
A certain(e)s bénévoles, Émile a confié : Il faut me soigner, il y a quelque chose qui ne va pas, Je veux guérir… perçus comme des appels à l’aide, au point de parfois déclencher chez eux (elles) une amorce de désarroi, d’autant que le chemin vers une renaissance, parcouru avec lui depuis deux ans justifie que cette confidence puisse les toucher profondément.

Il lui arrive aussi d’exprimer une prise de conscience de sa différence, par exemple, qu’il n’a pas la vie d’un enfant normal de 8 ans qui va à l’école (ce que l’on peut considérer comme une première étape vers l’envie de rejoindre les autres enfants).

Il est bien sûr possible de l'assurer en retour du plaisir à venir jouer avec lui, de la fierté et de la joie face à ses progrès, du soutien apporté aux efforts qu’il fait pour s’en sortir. Pouvoir aussi lui dire – comme à tout enfant – qu’il y a des questions auxquelles on ne sait pas répondre, mais qu’il peut en parler à son psychothérapeute.

On rejoint ici ce qui, à mon sens, fait de cette réunion une étape particulièrement intéressante. Moment programmé de rencontre, essentiellement entre les bénévoles, ladite réunion met en commun ce qu’ils ont fait, ressenti, et comment ils ont réagi. Peu à peu, on a vu apparaître à ces réunions les maîtresses, et l’emploi du temps se partager entre le versant ludique et celui des apprentissages (auxquels une salle particulière est désormais réservée). Cette transition annoncée semble avoir bénéficié d’un bon accueil.

En revanche, l’évocation des intervenants plus spécialisés (ex. : psychothérapeute) dont on connaissait depuis les tout débuts l’existence (mention comme fonction, pas leur nom, dans l’emploi du temps distribué à chacun, mais qui ne participent pas aux réunions mensuelles), ne semble faire surface que maintenant. C'est-à-dire au moment où Émile commence à explorer plus sérieusement les différentes facettes de sa relation à autrui.

Cette prise de conscience groupale ne manquant pas d’être agrémentée par le fait que certains bénévoles, loin d’être des enfants de chœur dans ce genre d’expertise, ont dû se sentir partagés en raison de leur double casquette et d’une déontologie qu’ils ne souhaitaient pas enfreindre. Ils l’ont, d’une certaine manière, laissé entendre.

Les apprentissages
Émile distingue les séances d’apprentissages de celles, ludiques, avec les bénévoles, et les attend comme telles. Il se comporte un peu plus comme un élève attentif, exprime de moins en moins de refus, prend confiance et accepte d’aller vers ce qui est pour lui difficile (ce qui n'exclut pas une peur de l'échec).
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En maths il arrive à mentaliser les opérations. En écriture, il a commencé à écrire des voyelles en minuscules et montre plus d’agilité dans les doigts pour tenir un crayon. En lecture, c’est la compréhension qui progresse.

Thème en réserve : être entier
A quelques reprises, il a été fait allusion au caractère entier d’Émile : à propos de sa peur de l’échec, ou à propos de jeux qui doivent rester entiers et qu’il n’aime pas mélanger, ou d’activités qu’il ne veut pas interrompre (il le vivrait comme un morcellement), ou encore de planning fait par une maîtresse et qu’il n’accepte pas de changer en fonction des évènements.
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On connaît l’emploi courant qui fait dire que quelqu’un a un caractère entier, mais une exploration plus fine de l’opposition entier / morcelé n’ayant pas été poussée plus avant, j'évoque ici ce point – sans plus.
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Ce billet fait partie d’une série qui permet de suivre l’évolution d’Émile (ce n’est pas son vrai prénom) depuis septembre 2008 : on y accède directement en cliquant sur le thème Autisme dans la marge de droite.
Son illustration s'inspire d'une photo d'Aurélie Riquel, de Charleville-Mézières, diffusée sur Internet.
D’autres articles sont voisins, notamment ceux sous le thème du Cerveau, ainsi que ceux des 15 et 16 juin 2009 (Chiffres, langues… et Savants vs neurotypiques, qui figurent aussi sous le thème de l’Autisme), ou du 27 juin 2009 (Mémoire photographique)

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