lundi 21 août 2017

Marcher ? la meilleure façon de penser

Von Dirk Schümer (dans DIE WELT) Veröffentlicht am 06.06.2017
* Dirk Schümer est lui-même l’auteur d’un ouvrage sur le sujet : Zu Fuß. Eine kurze Geschichte des Wanderns. Munich 2010 (“À pied. Une brève histoire de la marche”, non traduit en français).

Marcher, c’est encore mettre un pied devant l’autre, et recommencer. Cette évidence, mise en pratique par les plus grands philosophes allemands, est aujourd’hui redécouverte.
Repéré par COURRIER INTERNATIONAL
Wie geht’s ?Comment ça va ? (littéralement : “Comment ça marche ?”). Voilà une question hautement philosophique, la plus philosophique de toutes. Et voilà la réponse la plus vertigineuse qui soit : Geht soÇa va (“Ça marche”). Aucune langue n’exprime mieux que l’allemand le (bon) sens de la marche à pied dans l’existence, ni de manière plus condensée. Cela dépasse le hasard de la langue. Et concevoir la vie comme une longue marche vers l’inconnu n’a rien d’un banal ersatz de religion, apte à donner une touche mystique à tout problème et à toute joie.
Loin de là. Depuis quelques années, la marche a les pieds bien sûr terre : c’est une activité physique à la mode chez les intellectuels, chez les gens dynamiques et chez les jeunes. Les temps sont révolus où marcher sur les sentiers forestiers était un loisir du troisième âge, d’adhérents à un club de randonneurs au fin fond du Sauerland [une chaîne de petites montagnes dans l’ouest de l’Allemagne]. Randonner, faire de la marche, cela sentait jadis la chemise à carreaux et la sueur, les soirées bon enfant au gîte d’étape, le romantisme du feu de camp, les excursions en groupe avec tous les attributs quasi militaires qui vont avec – sorties encadrées, guides, uniformes, chants de circonstance – ; bref, cela avait le parfum de cette Allemagne qui méritait de disparaître au plus vite.
Aujourd’hui, du nord au sud du pays, de la lande de Lunebourg jusqu’aux forêts de Bavière, des régions entières, déshéritées mais magnifiques, profitent du nouvel engouement pour la marche. Fini les hommes à l’indéniable embonpoint, vêtus de knickerbockers et de vestes en loden, ce sont aujourd’hui des citadines branchées, en tenues de sport dernier cri, qui arpentent à grandes foulées les meilleurs sentiers balisés, de Bonn à Wiesbaden (le Rheinsteig), de Hambourg à Celle (le Heidschnuckenweg) ou de Trèves à Boppard (le Saar-Hunsrück-Steig). Les fabricants de vêtements pour randonneurs, de bâtons et de systèmes de navigation affichent une croissance bien plus galopante que l’industrie automobile.
Mais quel rapport avec la philosophie ? Faut-il aujourd’hui être un connaisseur érudit de la pensée occidentale pour mettre un pied devant l’autre, occupation écervelée s’il en est ? Évidemment que non, point n’est besoin d’être diplômé pour s’adonner à la marche. C’est précisément la facilité qui fait la beauté de cette activité et lui donne son caractère démocratique. Mais si on retourne la question, elle devient particulièrement intéressante : peut-on élever sa pensée sans marcher ?
Les vertus thérapeutiques de la marche sont soulignées à l’envi par les médecins de toutes les caisses d’assurance maladie. Marcher aide à lutter contre presque toutes les maladies de notre civilisation, de l’hypertension au burn-out, en passant par l’arthrose et la dépression. Marcher apaise et libère les organes de toutes les tensions. Et surtout, marcher vide la tête – ce qui ouvre manifestement de nouvelles pistes et perspectives pour l’interprétation de notre monde en crise, système et modèle philosophique compris.Ô surprise : au pays des romantiques, au pays de Martin Heidegger et des “chemins qui ne mènent nulle part” [ainsi qu’a été traduit en français, aux éditions Gallimard, le titre de son essai Holzwege (1950)], il y a bien longtemps que le lien entre l’esprit et la marche a été exploré.
Mais l’engouement des philosophes pour la randonnée a de longue date dépassé les frontières de l’Allemagne pour devenir un mouvement mondial. Ce n’est pas précisément un produit d’exportation allemand, mais c’est une école de pensée qui voue un immense respect à quelques pionniers tels Goethe, Nietzsche ou Heidegger. Sur les sentiers sinueux de la philosophie en marche, la réflexion par trop cérébrale redécouvre ses racines – à ses pieds.
Prenons le philosophe italien Duccio Demetrio qui, outre la fondation d’une Académie du silence, a un certain nombre de publications sur le sujet à son actif. Et ce en Italie, au pays des inconditionnels de Ferrari ou ne serait-ce que de Fiat, qui n’hésitent pas à prendre le volant pour aller chercher un paquet de cigarettes à 500 mètres de chez eux.
En Italie, les randonneurs passeraient-ils pour de drôles de fous qui se seraient égarés dans un désert torride en passant du café au glacier ? Pas du tout. D’une part, dans la chaîne des Apennins, entre Lucques et Rome, un tronçon de l’antique route de pèlerinage de la Via Francigena a été aménagé ces dernières années, balisé et remis au goût du jour sur le modèle lucratif du chemin de Compostelle. Et d’autre part, Demetrio livre la théorie qui va avec : le grand penseur italien remonte à la plus vieille école de philosophie, à Athènes et à Aristote, qui instruisait ses étudiants péripatéticiens en marchant.
Pour Demetrio, ce lien causal entre marcher et apprendre se prolonge en Occident dans les cloîtres des monastères ainsi que dans les foules de pèlerins en chemin pour Jérusalem, Rome ou Compostelle. Et d’ailleurs, le premier grimpeur attesté, mû par la curiosité intellectuelle, n’était-il pas aussi un Italien ? Difficile de trouver un ouvrage de réflexion sur la marche qui ne mentionne pas Pétrarque, le poète érudit qui gravit dès 1336 le mont Ventoux, en Provence, pour atteindre le grand horizon de la pensée.
C’est en référence à cette tradition que Duccio Demetrio parle de “méditation méditerranéenne” – la marche comme modèle méditerranéen du lâcher-prise : il faut marcher pour pouvoir changer de point de vue, se faire dépasser et découvrir sans cesse de nouvelles perspectives. Vivre dans cette filiation européenne implique de ne pas se retrancher derrière des règles et des axiomes, mais de cheminer en permanence : “Pourquoi la marche est-elle pour nous apprentissage et expérience ? Parce que l’immobilisme est le coup d’arrêt de l’un et l’autre.
Pour le philosophe italien qu’est Demetrio, Goethe est l’archétype originel du marcheur – Goethe qui vint à Rome et trouva en Italie le paysage idéal, Goethe qui fait le lien entre la Méditerranée et les forêts obscures des romantiques. Après lui, ce sont les intellectuels allemands qui, avec leur sens du tragique, trouvèrent dans la forêt un univers alternatif au monde impur de l’industrie et au rationalisme des Lumières.
Mais attention ! Comme le souligne le Français Jean-Louis Hue, marcheur endurci et philosophe, en aucun cas la modernité ne se laisse réduire à un mouvement anti-romantique d’adeptes des chaises à porteurs, des chemins de fer et des autoroutes. Pour lui, la référence idéale, c’est Jean-Jacques Rousseau, le philosophe de la nature. Dans son essai L’Apprentissage de la marche [Éd. Grasset, 2010], Hue présente Rousseau comme un esprit méditatif en mouvement.
Mais Hue montre également que la pratique esthétique de la marche est une invention moins européenne qu’extrême-orientale : elle porte d’abord le sceau des moines chinois qui pratiquaient des marches de l’éveil en arpentant les collines en “dents de dragon”. Ou bien le sceau du Japon de l’époque classique, qui distinguait dix catégories de paysage en fonction de la position du Soleil, de la saison et du temps [météorologique], et les recommandait à l’exploration des marcheurs. Que sont, face à pareille classification, les GPS d’aujourd’hui et les forfaits rando avec transport des bagages ?
L’idée géniale de Jean-Louis Hue est son approche quasi phénoménologique de la philosophie de la marche. Hue a étudié les cannes et les bâtons de marche de ses idoles, et il a même pu faire quelques pas avec la canne originale de Rousseau (reproduite par milliers d’exemplaires après sa mort, comme souvenirs). Chacun avait ses particularités : ainsi, Thomas Hobbes dissimulait dans le pommeau de sa canne un encrier et une plume pour noter ses idées dans ses pérégrinations, tandis que Friedrich Nietzsche ne sortait jamais dans les montagnes de l’Engadine [dans le canton suisse des Grisons] sans un parapluie jaune, qui assurait son pas dans les passages escarpés, l’abritait en cas de pluie et protégeait ses yeux sensibles des rayons du soleil.
On voit donc que, dans le monde entier, la philosophie de la marche ne s’engage pas sur les sentiers battus. Aujourd’hui, sur les traces de la critique d’art et féministe californienne Rebecca Solnit, le trekking à tonalité politique est dans le vent chez les écolos du Pacifique. Le titre original de son merveilleux ouvrage – Wanderlust [traduit chez Actes Sud sous le titre L’Art de marcher] – est déjà en soi un hommage au pays de référence [qu’est l’Allemagne puisque, outre-Rhin, l’expression signifie “l’envie de flâner”]. Cette approche romantique s’adapte parfaitement à la pratique des manifestations, de l’occupation rebelle des lieux, de la résistance physique, que la féministe Solnit développe dans sa conception de la marche. Selon elle, il suffit d’en revenir à la sagesse de la petite enfance : à la manière du tout-petit, qui apprend à marcher à force de tomber.
Ce chapitre politique de la marche pourrait se décliner des grandes marches anticoloniales de Gandhi jusqu’au groupe d’urbanistes rebelles “Stalker” formé autour du philosophe italien Francesco Careri. Ces derniers mesurent la qualité d’un espace à l’aune des friches industrielles à l’abandon, des cavités formées par les fondations et des zones de verdure le long des rues, des voies ferrées et du béton.
La théorie de Careri sur les espaces piétonniers dans le maquis urbain fait écho aux rappeurs, qui évoluent en freestyle sur les ponts et dans les souterrains, ou bien aux golfeurs sauvages, qui jouent dans les parcs publics et les couloirs du métro. En revanche, le spécialiste de Foucault Frédéric Gros est catégorique sur un point : cela n’a rien à voir avec du sport.
Dans Marcher, une philosophie [Éd. Carnets Nord, 2009 ; l’ouvrage a été traduit en allemand], il décrit magistralement le retour à la lenteur, individuel, non mesurable et non commercialisable.
Dans ses promenades poétiques, le philosophe français révolutionne définitivement le genre. De la tête aux pieds. Des méandres de sa pensée émergent en passant un univers en totale opposition avec le frénétique immobilisme du mouvement numérique. Les nerds qui évoluent dans leur monde artificiel, les mains pleines de données, et qui bataillent avec les logiciels restent indubitablement coincés dans un monde postmoderne.
Les randonneurs du réel, eux, prennent le risque de s’égarer, de se retrouver sur des chemins qui ne mènent nulle part, de se faire tremper par la pluie et, des ampoules aux pieds, de ne plus savoir comment avancer. Mais ce contact avec la réalité aide à relativiser et favorise la pensée. Tandis que les prophètes de l’écran restent collés à leur chaise tels les rationalistes coupés de leurs émotions.
J’ai marché toute ma vie, écrit Jean-Louis Hue, pour pouvoir marcher à présent que mes pieds se font lourds. Lao-Tseu ne disait rien d’autre, lorsqu’il parlait de toujours commencer un long voyage à petits pas. N’y a-t-il pas, dans cette apparente contradiction, la quintessence de la sagesse ? Quand, après un très long chemin, on apprend enfin à marcher, n’est-on pas arrivé au but ? Il est enfin temps de partir.

 

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