mardi 18 avril 2017

La douleur rebelle

Si vous n’avez aucune douleur, ni aucune maladie, vous êtes au paradis. Avant, je ne le savais pas.
Quand elle s’installe, la douleur rebelle chamboule toute l’existence. La douleur rebelle frappe autant les hommes que les femmes.
Un cinquième de la population en souffre, à des intensités diverses. Cette proportion devrait augmenter dans les années à venir à cause du vieillissement de la population.
Ses principales causes : arthrose, dos, cancer (avec ses atteintes liées au traitement), traumatismes (suite à des accidents), chirurgie (séquelles post-opératoires), migraines.
La dépression, l’anxiété, les troubles du sommeil et la fatigabilité sont souvent associés aux douleurs chroniques.
La sensation pénible qui attire l’attention sur un danger (une brûlure sur une plaque chauffante, par exemple) sert utilement au diagnostic médical. La douleur chronique, non.
Rebelle aux traitements antalgiques, elle détériore les capacités fonctionnelles et émotionnelles des patients.
La bataille est âpre et longue, échouant souvent à éradiquer le mal.
Une alliance forte entre médecins et malades a des chances de l’emporter.
Les premiers devraient s’adapter à la singularité irréductible de leurs patients.
Ces derniers devraient mobiliser toute leur énergie sans jamais se résigner.
La douleur chronique déchire toute l’existence.
Elle n’est pas cantonnée au corps, elle a d’innombrables conséquences sur le plan individuel, relationnel et social.
Elle perturbe en profondeur la famille, lorsque la personne souffrante ne peut plus s’occuper de ses enfants comme avant, déléguant par exemple cette tâche à son conjoint.
Les proches doivent faire preuve de plus d’écoute, de patience, tenir compte des capacités diminuées du malade. Au point de réorganiser leur emploi du temps.
La gestion du temps du malade est également bouleversée. Toute sortie devient souvent problématique et dépend de la disponibilité d’autrui.
La douleur chronique signifie en fait l’échec de la médecine hospitalière ou spécialisée. Elle favorise donc le recours à différents thérapeutes, avec toujours l’espoir d’en venir à bout.

En réalité c’est surtout l’incertitude qui prédomine chez les patients. Ils oscillent entre espoir et résignation. Ce qui faisait le goût de vivre disparaît : On ne le reconnaît plus.
L’impuissance naît de la difficulté à relater son expérience au médecin et à son entourage
La douleur met en échec le langage.
Pour parler d’elle, on utilise des métaphores communes: c’est comme une brûlure, un piolet enfoncé dans le crâne… Mais ces images ne sont jamais fidèles au ressenti.
Impossible à objectiver, invisible, la douleur est difficilement intelligible par les autres. Surtout si aucune cause organique ne vient l’étayer. La douleur s’éprouve mais ne se prouve pas.
Le risque est réel de sous-estimer la douleur d’autrui. Les patients se heurtent en effet souvent à une suspicion et à des jugements dénonçant leur supposée sensiblerie ou leur pusillanimité.
Exemple : le patient plié en deux ; le médecin examine ses radios ; il s’entend dire: Vous n’avez rien!
Certains médecins décrètent: c’est psychologique : les douloureux chroniques le vivent comme un désaveu violent.
La suspicion peut aussi gagner l’entourage du malade, ou son milieu professionnel (risque de perte d’emploi).
Il est de douleurs qui en cachent d’autres, plus inavouables ou terrifiantes
On sait que les abus sexuels, les maltraitances ou le manque d’amour subis dans l’enfance provoquent des séquelles.
Ces douleurs enfouies se réveillent parfois à la faveur d’une autre situation difficile à vivre et s’installent dans la chronicité.
Le paradoxe c’est qu’une douleur peut conjurer une autre souffrance, indicible. On observe cela chez les adolescents qui se font mal au corps pour avoir moins mal à leur vie.
Chez certaines d’entre elles, lorsque leur emploi était vécu comme pénible ou dangereux, investissent la douleur : elle leur donne un statut.
D’où les conflits avec la médecine du travail quand elle n’atteste pas leur incapacité.
Une bonne prise en charge implique une redéfinition du rôle du médecin et de celui du patient
Ne plus voir le malade comme un corps mais comme un sujet souffrant.
Prendre en compte l’histoire du patient et la façon dont la douleur s’y inscrit.
La médecine n’est pas une science exacte mais un art. A fortiori en matière de douleur rebelle.
Le praticien doit bien sûr maîtriser un maximum de connaissances médicales, mais il ne pas peut pas tout savoir.
Il doit aussi s’appuyer sur son savoir-faire, c’est-à-dire son expérience, sa qualité de présence, d’écoute, son implication.
Explorer de nouvelles pistes.
Les centres hospitaliers dédiés à la douleur ont recours à une pluralité d’intervenants.
C’est souvent essentiel pour cerner le problème et augmenter les chances de le résoudre.
Du côté du patient?
Un vrai pacte doit le lier à son médecin. Croire que la médecine peut opérer seule est un leurre. Il faut une volonté conjuguée des deux parties pour trouver une solution.
Le patient ne doit donc jamais se considérer comme une victime. Or la douleur peut le piéger dans ce rôle.
On sait que plus on pense à sa douleur, plus on a mal. Il faut impérativement sortir de ce cercle vicieux.
Pas de solution unique : trouver la pratique qui convient à chacun (yoga, méditation, jardinage, discipline artistique…).
Tout ce qui redonnera le goût de vivre est bon à prendre.
Il est devenu difficile aujourd’hui d’envelopper sa souffrance dans des croyances religieuses, comme la rédemption ou la promesse d’un au-delà radieux.
L’individu parvient souvent, à travers une narration intime, à relier sa souffrance à son enfance, ses relations conjugales, ou à un licenciement par exemple.
C’est une manière d’échapper au chaos, à l’incompréhension, qui sont dévastateurs. De reprendre sa vie en mains, de ne plus la subir.
Ce qui implique parfois des ruptures (familiales ou autres), des bifurcations.
David LE BRETON – Tenir. Douleur chronique et réinvention de soi (Ed. Métailié).

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