vendredi 5 avril 2013

Quel monde dans 20 ans ? (f)


Ce billet est le sixième d’une série qui livre l’adaptation condensée que j’ai faite de GLOBAL TRENDS 2030 (Alternative Worlds), rapport produit, fin 2012, par le National Intelligence Council américain. Le document original peut être consulté sur le site : www.dni.gov/nic/globaltrends et téléchargé.

Après une première partie sur quelques tendances de fond pour les 20 années qui viennent, le rapport consacre une seconde partie à six facteurs de changements. Le présent billet (f) traite des deux derniers facteurs : Quel sera l’impact des nouvelles technologies ? Et : Quel rôle joueront les États-Unis ?



QUEL SERA L’IMPACT DES NOUVELLES TECHNOLOGIES ?

Le centre de gravité de la technologie va poursuivre son glissement des pays occidentaux vers la Chine, l’Inde le Brésil… Quatre secteurs vont devenir déterminants, du point de vue économique, social et militaire :

Le traitement et le stockage de l’information vont être presque gratuits, l’accès à toutes sortes de services sera universel, les principaux marchés devenant la médiation sociale et la cyber-sécurité.

Avec une automatisation plus poussée et des méthodes de production avancées, les Asiatiques sont en passe de dominer une grande part des marchés émergents (exemple actuel des panneaux photovoltaïques).

Des percées technologiques vont être mises en œuvre pour faire face aux potentielles pénuries d’alimentation (OGM), d’eau (irrigation), d’énergie (renouvelable, gaz de schiste…)

Pour allonger la durée de vie et faire face aux handicaps physiques et mentaux.

Technologies de l’information

Difficiles avec les outils classiques, le stockage, la gestion et l’extraction des grandes masses de données vont faciliter la mise en œuvre de politiques économiques et de gouvernance, l’interaction avec les ordinateurs, l’accès aux informations et à la connaissance, et ils permettront des prévisions plus affinées.

De tels outils commencent à déjà être employés dans le monde des affaires et du commerce. En revanche, les pouvoirs publics n’en disposent pas de façon aussi avancée pour traiter les très larges bases de données qu’ils ont entre leurs les mains. Les risques sont par ailleurs une surcharge informationnelle, une gouvernance oppressive (autoritaire, voire orwellienne), le poids de la maintenance, et les cyber-conflits.

Pour le moment, les réseaux sociaux se sont constitués à partir des individus. Mais des outils se mettent en place dont la portée va bien au-delà. On pense à des mouvements contestataires face auxquels les gouvernements cherchent des contre-mesures. Ou de réseaux criminels. Par ailleurs, les réseaux sociaux peuvent être source d’information pour les grands groupes ou pour le États afin de disposer de modèles prédictifs sociaux en vue, soit d’un marketing ciblé soit pour le contre-terrorisme.

Les utilisateurs balancent entre les apports de tels réseaux et l’atteinte à la vie privée – le fléau penche actuellement pour l’option n°1 mais cela pourrait bien changer. Une question enfin : ces réseaux vont-ils durer longtemps (l’Histoire laisse à penser que non) ou vont-ils évoluer vers des variantes plus anarchiques et de taille limitée, face auxquelles les gouvernements ne pourront plus grand-chose.

Les agglomérations intelligentes (smart cities) ouvrent des perspectives gigantesques – en Afrique, en Amérique latine et surtout en Asie : on estime que l’investissement pourra cumuler jusqu’à 35 mille milliards de dollars sur les 20 ans [à titre de comparaison, c’est au moins mille fois plus que pour l’opération Nouveau grand Paris en Île-de-France, surtout les transports, d’ici 2030 – RN] et des défis considérables, en termes de productivité, de qualité de vie, d’utilisation des ressources ou de préservation de l’environnement, depuis la réussite manifeste jusqu’au cauchemar urbain.

On envisage des salles de contrôle, ainsi que des systèmes auxquels les habitants pourront se connecter par smartphone. Dans bien des cas, de telles cités seront édifiées à partir de zéro. Dans les cités qui existent déjà, la question sera d’y combiner les nouveaux outils avec l’existant.

Robotisation et automatisation de la production

La combinaison des technologies de l’automatisation et celles de la production recèlent certes des promesses de changement – mais les risques sont, d’abord que ce ne sera pas si rapide, et que cela va mettre hors-jeu ceux qui sont pas ou peu qualifiés dans les pays développés. Ce sont surtout les producteurs et fournisseurs à l'oeuvre au sein des pays en développement qui en tireront profit.

Idéaux pour des tâches de routine, les robots ont déjà transformé l’univers de la production.

Des segments fortement innovateurs s’apprêtent à s’y greffer au cours des années à venir – au point que l’on préfèrera peut-être automatiser dans les pays développés plutôt que de sous-traiter dans les pays en développement… ou encore, chez ces derniers, en arriver à se passer de leur main-d’œuvre.

Les usages militaires des robots permettent des opérations à moindre risque pour les humains, une capacité de déploiement plus rapide, une présence plus souple dans un monde fragmenté et multipolaire.

Dans le domaine médical, ce sont la chirurgie et l’aide aux soins de vie courante (dont pour les personnes âgées).

Souvent chers mais efficients et économes à l’action, on peut envisager de les mettre en location et passer d’un usage temporaire à un autre usage temporaire. À suivre enfin : jusqu’à quel point seront-ils acceptés ? – leur usage pourrait être mis sous haute surveillance par les médias.

Véhicules de nouvelle génération : distinguons entre ceux à pilotage à distance et ceux qui sont carrément autonomes. Pilotage à distance ou autonome, l’usage est soit industriel pour des cas spécifiques, soit militaire.

En 2030, les véhicules autonomes pourraient être monnaie courante dans des conflits civils ou entre pays, pour faire respecter des zones de non-survol ou pour la surveillance des frontières. On les verrait aussi assez bien pour l’extraction minière, l’agriculture, les transports urbains (individuel en conduite automatique ou transports en commun). Problème majeur : être sûr d’un fonctionnent fiable et sans danger dans les zones fortement peuplées.

La fabrication additive est un autre nom pour l’impression 3D. Ses perspectives vont surtout pour des petites séries ou bien pour une production de masse mais en sur-mesure : cela évite des coûts de mise en place et de fabrication de l’outillage, surtout pour des obtenir des objets complexes (ex. : fabrication de prothèses sur-mesure à partir de données des scanners ou IRM).

Ceux qui y songent parlent d’une multiplicité de micro-entreprises, à l’opposé de gros complexes industriels. Il n’est pas du tout sûr que l’on parvienne à des produits suffisamment solides en quantité avec des outils à bas prix. Par ailleurs, on ne sait pas encore intégrer des composants électroniques ou optiques avec des composants mécaniques.

L’accès aux ressources vitales et leur gestion

Il s’agit de technologies pour l’alimentation (automatisation dans les exploitations de taille réduite, OGM), pour l’eau (irrigation, plantes résistant à la sècheresse), pour l’énergie (biomasse, solaire…), ainsi que pour la santé. Pays qui en ont particulièrement besoin, la Chine, l’Inde et la Russie devraient être les pionniers.

Actuellement limités à quelques espèces (soja, coton, maïs), les OGM vont se diversifier (dont pomme de terre, riz…) – ce qui autoriserait de récoltes plus abondantes et dans des conditions climatiques plus difficiles (sècheresse, environnement salin). Mais les réserves affichées par certains pays pour des raisons de sécurité nutritive pourraient constituer un frein.

L’automatisation des techniques agricoles, actuellement réservée aux grandes exploitations, deviendra plus précise et accessible à de plus petites surfaces. Moindre nécessité de semences, d’engrais ou d’eau ; engins agricoles adaptés. Mais à quel prix ? Un emploi coopératif pourrait apporter des réponses.

Alors que des poches de pénurie se multiplient, les besoins en eau pour les méga-cités et pour les usages industriels, sont en concurrence avec l’agriculture gourmande (70% des réserves d’eau fraîche) et peu regardante en eau (60% de gaspillage). Pas grand-chose à attendre de la désalinisation. Une combinaison de plantes plus tolérantes à la sécheresse, d’une automatisation plus précise des techniques agricoles, de récupération de l’eau de pluie avant évaporation, de micro-irrigation (gaspillage réduit à 10%) et d’une politique incitative du prix de l’eau, apporteront des solutions. Mais cela aura un coût.

Parmi les sources d’énergies envisageables pour compenser ou concurrencer celle de provenance fossile, il y a :

La biomasse non destinée à l’alimentation : elle sera davantage disponible (à partir du bois ou des algues, huiles usées, graisses animales…) mais une incertitude pèse sur l’implication des gouvernements et sur son coût.

L’énergie à partir de panneaux photovoltaïques ou de fours solaires dans la mesure où on en résoudra le problème du stockage et de la distribution.

… Tout cela sur fond de questions environnementales et de changement climatique… et de coût, notamment s’il s’avère qu’un rebond est possible pour les énergies fossiles (gaz de schiste).

En matière de santé, les améliorations et la longévité viendront d’abord de la montée des classes moyennes – ce qui laisse supposer que l’innovation se concentrera dans les pays orientaux.

Le diagnostic moléculaire quasi immédiat progresse dès à présent et le séquençage génétique est prometteur, d’autant que les coûts sont destinés à chuter. À la clé, une chirurgie moins invasive et des délais de convalescence raccourcis. Cela devrait permettre une politique de soins plus personnalisée et contribuer à une espérance de vie accrue. D’autres améliorations résulteront de la capacité de traiter des masses de données sur les maladies détectées, les traitements entrepris et les résultats obtenus.

Progrès à attendre aussi pour les prothèses, aussi bien pour les membres que pour la vue et l’audition, en même temps que progresse la compréhension du cerveau humain, sa mise en relation avec des mécanismes d’assistance et la mise au point de sources d’énergie portatives. Mais souvent, en raison des coûts, les usages risquent d’être principalement militaires et sportifs… sans parler d’un accès à la médecine à deux vitesses.


QUEL RÔLE POUR LES ÉTATS-UNIS ?

C’est une question importante et bourrée d’incertitude. Car s’il est clair que les États-Unis perdent dès à présent de la hauteur face aux pays émergents, il est beaucoup plus difficile d’apprécier – à court terme et dans 20 ans – quel sera leur rôle dans le système international qui aura tendance à devenir multipolaire. Même s’ils restent économiquement forts, ce rôle n’est pas assuré ; s’ils faiblissent et se mettent sur la défensive, le système international sera bien en peine de relever les défis qui l’attendent.

Atouts et faiblesses

Ayant su combiner hard power et soft power, les États-Unis sont en perte de vitesse depuis les années 1960 et cela s’est accéléré il y a 10 ans, face à la Chine principalement.

Tout n’est pas noir pour ce pays : sa recherche (brevets) et ses universités sont au premier rang ; sa démographie est comparativement favorable et il sait intégrer ses immigrants ; les perspectives de production de gaz devraient y faire baisser les coûts de production, améliorer la balance de ses paiements et favoriser l’emploi.

La diversité de ses atouts et son héritage de leadership devrait, en fin de compte, en faire le premier parmi ses pairs : un global power index composite le place au niveau 20 en 2030, suivi de la Chine (15), de l’Inde (8), le Japon (5), les trois principaux pays européens et la Russie se situant entre 3 et 4.

Les points faibles sont le coût du système de santé, le niveau d’éducation primaire et secondaire, l’inégalité des revenus et une plus faible mobilité sociale, une importante dette cumulée (estimée ici à 8 500 milliards de $), des partenaires traditionnels affaiblis (notamment en matière de capacités de défense – celle des États-Unis étant elle-même en question), une concurrence grandissante de la Chine et de l’Inde en matière de technologies et d’universités. Il sera de plus en plus nécessaire de jouer en réseau international d’entreprises, de talents, de diplomatie.

Plusieurs scénarios pour l’Amérique

L’histoire en est témoin : déclin de puissance économique et militaire ne veut pas dire disparition rapide d’un rôle dominant.

Un scénario optimiste est ainsi envisageable, s’appuyant sur les points forts que les États-Unis auront conservés (dont technologie et bonnes perspectives confirmées pour le gaz de schiste). Certes la Chine pourrait (en parité de pouvoir d’achat – PPA/PPP) devenir la première puissance économique et le pôle mondial du commerce en 2030, mais l’économie américaine aurait crû de près de 60% – ce qui est légèrement mieux que les 20 années passées – et son niveau de vie aurait progressé de 40% d’ici là tandis que son marché resterait (en valeur d’échanges) mondialement le plus important.

Dans un scénario pessimiste, la croissance économique n’atteindrait pas les 40% sur la période et le niveau de vie aurait baissé. La simple prise de conscience d’une telle situation génèrerait un handicap pour le leadership américain.

Dans le scénario optimiste, il y aurait une capacité et une volonté de répondre aux défis internationaux. Ce qui ne veut pas dire que le terrorisme, des conflits régionaux et un certain désordre international ne se manifesteraient pas.

Le scénario pessimiste, en revanche, se traduirait  rapidement par un vide dans le jeu international des pouvoirs. Il est peu probable qu’une Europe elle-même affaiblie et fragmentée prenne la relève. Les pays pauvres ou enclins à des crises seraient sources de contagion pour des conflits. L’Asie et l’Eurasie seraient tiraillées entre la Chine, l’Inde et la Russie. Des conflits ouverts éclateraient au Moyen-Orient – avec ce que cela suppose comme chocs pétroliers.

Si le continent asiatique en arrive à une situation comparable à celle de l’Europe du 19ème siècle et du début du 20ème, les États-Unis pourraient être appelés à la rescousse – y compris parfois par la Chine – pour favoriser une meilleure stabilité. On peut aussi y penser pour le Sud de l’Asie (Inde / Pakistan) et au Moyen-Orient. D’autres types d’interventions peuvent être imaginés, suite à quelques désastres environnementaux.

Sur un autre plan – et même si beaucoup d’experts n’y croient pas pour la période ici étudiée, la disparition du dollar comme monnaie de réserve sera signe de la perte de capacité des États-Unis d’assumer un rôle international.

Le point crucial vient de ce qu’il n’y personne suffisamment en mesure de prendre si besoin la relève. Les puissances émergentes visent à se placer aux premiers rangs à l’ONU, au FMI ou à la Banque mondiale. Même s’ils critiquent l’ordre international à l’américaine, ils privilégient d’abord leur propre croissance et ne sont pas prêts à s’y substituer. Et enfin, ils sont plusieurs, sans former un bloc.

Un effondrement américain se traduirait par une situation d’anarchie. C’est une conclusion qui est formulée plus vigoureusement dans les commentaires qui ont été faits sur ce rapport par des experts non-américains que par ses auteurs américains. C’est une situation qui rappelle celles de 1815, 1919 ou 1945. Ces mêmes interlocuteurs ont insisté, et sur la nécessité de faire porter l'effort sur l’économie américaine afin de la rendre plus compétitive, et de parvenir à un consensus politique intérieur dans cette direction.

Le rapport élargit les remarques ci-dessus, en notant que les puissances émergentes jouent plutôt de leurs relations avec les États-Unis en faveur de leurs intérêts personnels et que, si leur appréciation de l’hégémonie américaine ne manque pas d’être souvent critique, il n’y a pas en face l’équivalent de ce que furent l’Union soviétique, le Japon impérial ou l’Allemagne nazie. À propos de la comparaison avec l’après-1815, certains commentateurs ont souligné le rôle qu’avait joué la Grande-Bretagne – dont la puissance amorçait pourtant un déclin – dans un monde devenu multipolaire.

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