jeudi 7 octobre 2010

Varsovie – septembre 2010 (III)


Autre décalage entre ce que l’on affiche et la manière dont on se comporte : Moralność Pani Dulskiej (La Morale de Madame Dulska). Nous sommes cette fois au tout début du 20ème siècle – c’est la pièce la plus connue de Gabriela Zapolska, créée en 1907.

La pièce de Zapolska
C’est un coup de projecteur sur un épisode de la vie d’une famille de la petite bourgeoisie, sous la férule de la femme qui dirige le foyer. Sa ligne de conduite se résume finalement à assurer par tous les moyens l’honorabilité de sa maison vis-à-vis de l’extérieur.

Propriétaire de l’immeuble où ils habitent, elle n’hésite pas à mettre à la porte un couple dont la femme vient de faire une tentative de suicide parce que son mari venait de la tromper – motif : l’ébruitement provoqué par cet acte de désespoir, d’où la mauvaise publicité (et la baisse de rentabilité) pour la valeur de ses biens. Mais elle se satisfait en même temps qu’un autre de ses logements soit occupé par une cocotte qui mène son commerce dans la discrétion voulue et paie rubis sur l’ongle.

Puis elle chassera la bonne qui vient de se faire engrosser par son fils, devant le comportement duquel elle montre toutes les faiblesses. L’opération aboutira mais moins facilement que prévu : pour qu’il paraisse blanc à l’extérieur, il faudra avoir lavé le linge sale en famille. Car la pièce n’aurait pas le poids qu’elle s’est avérée avoir au fil du temps, si elle n’était pas sous-tendue par la psychologie des personnages.

Plusieurs des membres de la famille ne suivent pas aisément les rails d’une telle programmation sociale. A commencer par le fils, un oisif qui, s’il court les boites la nuit, et accessoirement la bonne avec la bénédiction tacite de sa mère, fait ce qu’il fait et l’exprime dans un esprit de révolte qui se veut conscient. La bonne est enceinte ? Il déclare vouloir se marier avec elle mais sera bientôt amené à mettre les pouces. Et la mère, bien que très réticente, dotera l’intéressée d’un relativement important pécule de départ.

Tournent autour deux sœurs plus jeunes : l’une un peu nunuche mais personnage qui, dans la pièce, fait le plus montre d’empathie ; l’autre qui s’apprête au contraire, avec le cynisme voulu, à mordre la vie à belles dents. Une de leurs cousines, un peu plus âgée et déjà mariée mais ne dédaignant pas s’attirer les attentions de quelques jeunes officiers, lui sert en quelque sorte d’exemple à suivre. A la différence de Madame Dulska, elle ne possède pas de biens et n’est pas coincée dans sa position sociale – mais comme cette dernière, elle n’hésite pas à jouer des coudes et, assez démerdarde, elle lui sert au besoin de conseillère.

Dans le foyer, c’est Madame Dulska qui porte la culotte : elle octroie à son mari tout juste d’argent de poche pour aller rencontrer ses alter egos au café. Il n’apparaît qu’à de rares occasions dans la pièce, s’exprime par mimiques et n’y prononce qu’une seule phrase, d’ailleurs inachevée.

Dulscy z O.O. : une adaptation
La pièce que nous sommes allés voir au Teatr Polski n’est pas exactement celle qui vient d’être résumée mais une transposition à notre époque – donc un siècle plus tard. Explication sur le titre : en polonais, on dit Monsieur Dulski, Madame Dulska, et les Dulscy – on pourrait traduire Dulscy z O.O. par Les Dulski S.A.R.L.

L’intention était fondée et la trame d’ensemble a été assez fidèlement respectée. Ce qui change à première vue, ce sont les vêtements, l’ameublement design, le recours à des téléphones portables (ex. : pour la mise à la porte expéditive de la locataire qui avait tenté de se suicider – ce qui permet, les temps sont durs dans le théâtre, d’économiser un personnage dans la distribution).

L’impression que j’en ai cependant ressentie est que l’on a beaucoup misé sur l’aspect visuel, souligné à certains moments par des effets sonores (sortes de jingles envahissants que Madame Dulska zappe d’un geste autoritaire) : décor, coloris dont ceux des habits – on se croirait parfois devant une passerelle de défilé de mode, démarches obsessionnellement mécaniques ou, par contraste, exagérément décontractées.

Je crains – et j’ai cru comprendre car, ici aussi, ma capacité à suivre en polonais avait ses limites – que le jeu des personnages soit resté dans la convention de la pièce et que la densité psychologique qu’elle recèle et qui, depuis ses débuts, avait attiré des actrices et acteurs de renom pour en camper et mettre en valeur les personnages, ait été reléguée à un second plan sauf, peut-être, pour le rôle du fils.

Moralność de Zapolska a en effet réussi à traverser les années et les régimes (Pologne partagée puis indépendante, d’avant-guerre puis de derrière le rideau de fer, d’après la chute du Mur, et désormais dans l’Union européenne…). Elle est en bonne place dans les Lagarde & Michard des programmes scolaires. Bien que la pièce ait été représentée en soirée, une partie non négligeable de spectateurs était composée par des groupes de jeunes. Sa souhaitable persistance dans l’être mérite sans doute plus de profondeur sur scène.

Disponible dans plus d’une vingtaine de langue, on ne trouve jusqu’alors pas de traduction publiée en français. Il en existe néanmoins une, sous forme manuscrite, de Paul Cazin (1881-1963), qui date de 1933 – une douzaine d’années après la mort de Zapolska. C’est celle qu’il est envisagé d’insérer dans la publication bilingue en cours d’élaboration à l’Université de Varsovie, et dont la lecture m’a permis de mieux me préparer à la représentation au Teatr Polski.

Les trois coups allaient être frappés qu’une Polonaise qui nous accompagnait, bien au fait de ce qui se trame ici, a attiré notre attention sur deux silhouettes de noir vêtues, qui venaient de s’installer au balcon, au plus près de la scène. L’une était celle d’Andrzej Seweryn. Celui-ci est un acteur connu et apprécié en France où il réside depuis bien des années. Sociétaire de la Comédie-Française, il se vit en même temps comme, dans son domaine, un ambassadeur de la Pologne, ne manquant pas de reconnaître ce qu’il doit à ceux qui l’ont formé… car lui aussi (voir le billet précédent sur Tartuffe) a fait PWST. Le jour même d’ailleurs, un grand quotidien du lieu avait publié un entretien avec lui sur ce thème.

Sa présence, ce soir là n’était pas neutre : il a, en effet, été désigné pour prendre dans quelques mois la direction de ce même Teatr Polski – l’un des plus anciens et renommés à Varsovie – actuellement subventionné par la région (voïvodie).

Sur l’illustration, l’affiche de Dulscy z O.O. qui est présentée comme une adaptation de la pièce de Zapolska, et – au-dessus d’une vue de l’entrée du Teatr Polski (ouvert en 1913) – à droite, Anna Seniuk dans le rôle de Madame Dulska (Télévision polonaise, en 1992), et à gauche, Andrzej Seweryn pressenti pour prendre la direction de ce théâtre en 2011.

N.B. - Publié en octobre, de qui précède fait partie d'un ensemble de cinq billets rédigés à Varsovie au cours du mois précédent.

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