lundi 11 octobre 2010

Entre les deux… (11)


La musique et le temps
L’hémisphère droit trouve une de ses expressions naturelles dans la musique : celle-ci est enracinée dans le corps ; elle communique de l’émotion et de l’implicite (nous explorerons dans un chapitre ultérieur comment un recouvrement s’opère avec le langage).

Autre caractéristique qui lie la musique à l’hémisphère droit : elle consiste entièrement en des relations, en des entre-deux : notes silences, mélodie, harmonie, rythme… Et non seulement «entre» mais en formant un tout, un contexte qui donne à chaque élément une vie nouvelle, inédite – il en va de même pour la poésie, expérience qui procure à chaque mot une nouvelle naissance. Cette expérience se déploie continûment au fil du temps – on a pu dire, à la suite de Novalis, que tout art aspire à retrouver les conditions propres à la musique.

L’enracinement dans le corps ne se limite pas à ces mouvements volontaires que l’on exécute quand on danse : la musique nous affecte physiquement au travers des émotions – sous ses diverses formes, elle crée des attentes qui pourront aussi bien nous combler que nous décevoir, et dont les effets se manifestent dans la respiration, par des battements de cœur, des transpirations, des larmes qui viennent aux yeux, des cheveux qui se dressent. La conjonction propre à l’hémisphère droit avec les centres sub-corticaux, l’hypothalamus et le reste du corps, n’y est pas pour rien.

La musique (cela vaut aussi pour la poésie) semble associée à la tristesse. Il y a certes des musiques joyeuses, mais en mode mineur, comme si on partait en vacances.


Par ailleurs, capable de ressusciter des émotions ou des ambiances qui nous sont familières, la musique arrive à en susciter d’autres (voire même des passions) que nous n’avions pas connues jusqu’alors – elle en élargit le spectre. L’auteur prend ici ses exemples chez Mozart, Bach ou Mendelssohn.

Alors que la parole relève a priori de l’hémisphère gauche, les mots que nous prononçons alors que nous chantons entrainent une forte activité dans l’hémisphère droit. Ainsi, un patient était devenu incapable de parler, son hémisphère gauche étant endommagé – mais il pouvait chanter sans difficulté les paroles d’une chanson. De même, on a vu des artistes, des compositeurs, des chefs d’orchestre qui se trouvaient dans une situation analogue, poursuivre correctement leur activité. Si, à l’inverse, l’hémisphère droit est endommagé, c’est la capacité d’apprécier la musique, de la comprendre et de la jouer qui sera touchée, ainsi que la perception des sons non-verbaux.

S’agissant du rythme, les choses sont plus nuancées ; une partie des rythmes de base sont également pris en charge par l’hémisphère gauche – mais dès que les choses se compliquent et on revient vers l’hémisphère droit.

Autre particularité : à la différence des amateurs, les musiciens entrainés ou professionnels semblent davantage se reposer sur leur hémisphère gauche. On donne à cela plusieurs interprétations : apprentissage plus conscient, approche plus analytique, sollicitation de l’attention visio-spatiale. On peut aussi penser que, tandis que l’hémisphère droit se consacre préférentiellement à la découverte de ce qui est nouveau, le gauche prend en charge ce qui est devenu finalement familier. A preuve que, face à des situations plus exploratoires (ex. : l’œuvre contrapunctique de Bach), ces mêmes professionnels font à nouveau fortement appel aux ressources de leur hémisphère droit.

Comme pour l’expérience narrative, comme pour celle de nos vies elles-mêmes, l’expérience musicale se déploie dans le temps – celui-ci servant de contexte pour donner signification à toute chose et, réciproquement, tout ce qui porte pour nous signification a son existence dans le temps. Dès que l’on se trouve dans l’appréciation d’un temps vécu – avec passé, présent et avenir – on est du côté de l’hémisphère droit.

A contrario, les abstractions intemporelles, les représentations d’entités… nous font passer du côté gauche. Mais si cet hémisphère est incapable de suivre un fil narratif, il est en mesure de traiter une succession d’évènements momentanés, fractionnés, non reliés entre eux – même si cela porte sur une accumulation d’instants temporels, mécaniques, rapprochés, à la manière des images d’un film qui donnent une illusion de continuité.

En résumé : avantage à l’hémisphère gauche pour les situations statiques, et au droit pour les flux temporels. Tel est le cas de la musique, à un point tel que celle-ci devient le temps au-delà de la temporalité – non pour nous en libérer mais en nous faisant accéder à l’éternité (il en va de même pour accéder à la spiritualité, au-delà de l’existence physique, à l’universalité, au-delà du particulier).

Profondeur de champ
L’équivalent du temps dans le domaine visuel pourrait être la profondeur du champ spatial et on en revient à l’hémisphère droit dès qu’il s’agit d’être en relation avec d’autres, sans nous limiter à une catégorisation plus propre à l’hémisphère gauche (au-dessus / au-dessous, à rapprocher du avant / après temporel… et ainsi de suite) et à une tendance à se rapprocher des schémas ou des figures géométriques.

On le vérifie pour des sujets chez qui on a neutralisé l’un des deux hémisphères et à qui on demande de dessiner, successivement, le même objet : si c’est l’hémisphère gauche qui fonctionne seul, le sens de la profondeur disparaît et, pour un dessin d’immeuble par exemple, on obtient une succession de ses différentes façades, mais alignées comme dans certains dessins d’enfants.

Cet hémisphère gauche a d’ailleurs du mal à apprécier des surfaces à trois dimensions, irrégulières et légèrement incurvées, telles qu’on en trouve souvent dans le cas d’êtres vivants ; alors que l’hémisphère droit les traite de façon réaliste et détaillée, en profondeur, avec un sens esthétique de l’intensité et de la beauté.

The Master and his Emissary – The divided brain and the making of the Western world – Iain McGilchrist – Yale University Press – 2009 – 597 pages...

Le présent billet fait suite à celui du 17 août. Il fait partie d’une séquence sur le Cerveau commencée le 4 juin 2010 (voir la liste des thèmes dans la marge de droite). Il n'est pas exclu qu'au cours de la traduction et en cherchant à condenser, il y ait eu des erreurs ou une mauvaise compréhension : se référer directement à l'ouvrage mentionné ci-dessus.

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