jeudi 21 octobre 2010

Télescopages


L’actualité pour prétexte
Ce n’est ni la motivation ni l’objet de ce bloc-notes que de disserter politique. Ce n’est pourtant pas faute, en ces temps de manifestations à propos du report de deux ans de l’âge de la retraite, d’en percevoir les échos. Visuels (banderoles) et auditifs (tambours, slogans, mégaphones… et klaxons d'automobilistes piégés dans le dispositif). Virtuels, sous forme de power-points démonstratifs qu'on se passe de mail en mail : de l’argent il y en a où puiser et ainsi garder la retraite à 60 ans. Médiatiques pour qui veut s’y abreuver.

Le déclic est venu, cette fois, d’une phrase dont l’accent trahissait quelqu'ailleurs, échappée dans un bus (qui marchait et qui avait trouvé un itinéraire de détournement) : Des poules mouillées…. Plus porté à évoquer les stéréotypes du béret, de la baguette ou du coq gaulois, un anglo-saxon aurait sans doute fait référence à notre Chantecler, plutôt qu’à ses poules blanche, grise, faisane ou de Houdan. En écho, une voix plus autochtone (et renseignée) a grommelé dans son coin : D’autant qu’on a d’abord mis dans les défilés ceux qui sont à l’abri dans les services publics… ou ceux qui pourraient en profiter plus tard – les jeunes. Bref, que ce soit sur le pavé ou que ce soit dans le bus, les deux bords avaient eu l’occasion de s’exprimer.

Et, en matière de presse, à franchir les frontières de l'hexagone, on décèle, au-delà des analyses classiques, une évocation de 68 (pas si idiot : 1968, ce sont les 20 ans des baby-boomers… qui, partant justement ces temps-ci à la retraite et lâchant de ce fait les leviers de commande, laissent à leurs successeurs l’opportunité d’être enfin en première ligne)…

Cela s’accompagne d’une série d’incompréhensions ou d’étonnements : Les Français sont un peuple étrange. (Tagesspiegel, allemand de centre-gauche). La grève est carrément inscrite dans leurs gènes. (De Morgen, flamand). La France d'aujourd'hui semble un pays hors du temps lancé dans une bataille idéologique rétrograde. (Corriere della Serra, italien)…

Thèmes voisins
Au même moment, me passent sous les yeux deux articles qui n’ont, a priori, pas grand-chose à voir avec ce qui précède. Et pourtant.

L’un adopte un point de vue surtout psychologique. Remarquons néanmoins qu’il reste implicitement inséré dans un Monde occidental qui peut se payer assez aisément le luxe d’une telle approche. Il s’intéresse au couple plaisir / déplaisir comme manifestation d’une liberté typique de la condition humaine.

Le second est extrait d'un commentaire fait par l’auteur du film Biutiful sur le degré auquel sont parvenues ces mêmes sociétés occidentales à échapper à la douleur – la contrepartie pouvant être que la joie n’y est plus au rendez-vous.

Liberté humaine entre plaisir et déplaisir
Les deux rives d’un même fleuve est un entretien, signé par Anna Lietti dans le journal suisse Le Temps de lundi dernier, avec les auteurs d’un ouvrage (Les énigmes du plaisir) paru chez Odile Jacob.

Entrée en matière avec le ballet du faisan avec notre poule faisane, mentionnée plus haut, et dont, nous humains, ne semblons pas avoir l’équivalent, dans la mesure où nous sommes biologiquement programmés pour être libres – au point de souvent choisir le malheur. Cette liberté qui nous ouvre à l’inattendu peut s’avérer créatrice mais aussi destructrice (envers les autres ou nous-mêmes). Ce qui nous pousse à l’action s’appuie sur des expériences qui ont laissé en nous des traces, ce qui nourrit des anticipations qui régissent, et nos décisions conscientes, et nos pulsions inconscientes.

Ainsi, le nouveau-né humain, le plus inachevé des êtres vivants, est notamment envahi par des sensations désagréables auquel il ne sait pas quel sens donner, avant d’obtenir réconfort de la part d’autrui – expérience qui poussera par la suite à recréer des états de détresse afin de revivre l’issue que l’on se sent en droit d’attendre.

A cette explication de l’analyste, le neurobiologiste ajoute que l’exemple des toxicomanes montre que – deux systèmes s’activant simultanément dans le cerveau, celui de récompense et son contraire – la recherche du plaisir passe, chez eux, derrière celle de la fin du déplaisir.

Échapper à la douleur, est-ce échapper à la joie ?
C’est à l’époque où on a appris que le film Biutiful avait été sélectionné par le Mexique pour représenter ce pays en vue de l’Oscar 2011 du meilleur film étranger (donc au printemps prochain), que Manuel Cuéllar a rendu compte dans El Pais du 3 août dernier de l’entretien qu’il venait d’avoir avec le réalisateur, Alejandro González Iñárritu. Il se trouve que ce film sort cette semaine à Paris.

C’est à la dérobée, dans les quartiers populaires d’une Barcelone loin de ce que nous en a livré récemment Woody Allen, que la caméra nous emmène, au cœur des ateliers chinois clandestins ou des appartements où se regroupent sénégalais ou pakistanais. Trafiquant de main d’œuvre immigrée, avance Uxbal (joué par Javier Bardem qui a reçu, à Cannes en mai, le prix d'interprétation masculine pour ce film – à droite sur l'illustration de ce billet), émigrant sur sa propre terre, qui porte en lui cette foule silencieuse des exilés et que sa quête d’une rédemption fera cheminer vers la lumière.

Le passage ci-après – dont j’ai préféré ne pas donner en français une version mot à mot maladroite, même au regard d’une traduction automatisée – aborde lui-aussi le thème de la joie et du plaisir. Mais il en décèle l’absence car, dans les sociétés aujourd’hui riches, on en est venu à craindre la douleur et à trouver des traitements pour y échapper. Nous échappent de plus mille petites choses très intenses de la vie de tous les jours, tant nous nous croyons éternels.

Conclusion paradoxale : malgré les apparences, du fait qu’il contient une dose de douleur, il s’agit pour son auteur d’un film vital, classiquement tragique, dont le côté extrême provoque une poussée d’adrénaline et, pour autant, divertissant :

En las sociedades occidentales al tratar de evitar el dolor constantemente también se está negando la posibilidad de la alegría y del placer. Le tenemos tanto miedo al dolor que negamos la posibilidad del placer. A mí las películas que contienen una dosis de dolor me gustan, porque me parecen más vitales. Hay muchas cosas que tenemos todos los días, pequeñas cosas muy intensas y no somos capaces de vivirlas con cierta importancia porque nos creemos eternos. En ese sentido, y aunque parezca increíble, me parece que es una película divertida. Si tuviera que etiquetar la película en un género, este sería el de la tragedia clásica. Es la caída libre de un hombre. Hay gente a la que le divierten esos juegos extremos y a mí me divierten. Me enganchan y me llenan de adrenalina.

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