jeudi 7 octobre 2010

Varsovie – septembre 2010 (II)

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Reposons nos pieds sur terre : nous n’étions pas à Varsovie, Sélénia et moi, pour faire du journalisme politique mais pour voir comment rafraîchir un appartement qui pourrait nous y servir de pied-à-terre. Et pour accompagner Lisbeth et Arturo, nos deux promoteurs de Gabriela Zapolska : ils commençaient à avoir de bonnes raisons de croire que, d’ici quelques mois, une exposition serait consacrée à leur héroïne, dramaturge bien connue et actrice d’il y a un siècle, sous les auspices du Muzeum Literatury et du Muzeum Teatralne. Et ils avaient espoir que sortirait vers la même époque un ouvrage bilingue destiné aux étudiants de l’Université de Varsovie, pour la présenter, avec le texte de sa pièce la plus jouée (Moralność Pani Dulskiej), ainsi que ses chroniques depuis Paris (où elle a séjourné de 1889 à 1895), notamment sur les évolutions dont elle y avait été témoin dans le théâtre et dans la peinture.

Tartuffe en polonais
La saison théâtrale reprenait sur la pointe des pieds, ce qui nous a permis de voir, justement, Dulscy z O.O., d’après l’œuvre de Zapolska, au Teatr Polski, Pan Jowialski d’Aleksander Fredro au Teatrpolonia, et l’une des dernières reprises de Tartuffe en polonais, dans une mise en scène de Jacques Lassalle, au Teatr Wielki (le Grand Théâtre). Commençons par ce dernier.

On se souvient – voir les billets de juillet – que nous avions croisé Jacques Lassalle lors du Festival d’Avignon. Il y avait publiquement fait les louanges du théâtre et des acteurs polonais et l’avait redit en particulier à Lisbeth, formée à PWST (Conservatoire national de Théâtre de Varsovie). Cette mise en scène de Tartuffe remonte à 2006 : c’est la première qu’il ait réalisée en polonais avec des acteurs polonais (il avait auparavant été invité à présenter, en ce même Teatr Wielki, le Misanthrope avec le Théâtre Vidy de Lausanne, en 2000, et Don Juan avec la Comédie Française, en 2004). Fort de l’estime que lui porte le directeur artistique (Jan Englert, lui-même excellent acteur et metteur en scène reconnu… et de la même promotion de PWST que Lisbeth), il s’apprête, pour la prochaine saison, à renouveler l’expérience, mais avec Lorenzaccio d’Alfred de Musset.

Dans la salle et sur scène
Bien que récemment arrivés, nous avions réussi à obtenir des places correctement situées. Dans la salle, totalement remplie, pas de tenues négligées (et ceux qui avaient essayé d’échapper au vestiaire avaient obligeamment été incités à revoir leur position). Il n’est pas question pour moi de faire ici un commentaire sur ce à quoi j’ai assisté ne serait-ce qu’en raison d’une maîtrise insuffisante de la langue.

Mais je ne peux nier avoir été conquis et avoir partagé les excellentes impressions de ma voisine, totalement à l’aise sur le plan théâtral comme dans la compréhension spontanée de ce qui se disait. A souligner, le rôle clé qui se dégage du jeu de Dorine, au service d’Orgon, le père tartuffié, et de sa fille Marianne : comme toutes les servantes de Molière, c’est une battante qui n’a notamment pas sa langue dans sa poche face à son maître – mais c’est également une femme qui a l’expérience de la vie et sait faire passer des réflexions de bon sens et proposer comment surmonter les obstacles au fur et à mesure qu’ils apparaissent.

Au début (ensuite, non), l’écoute m’a paru un peu attentiste – ce qui a éveillé en moi une interrogation. Dans le contexte français d’aujourd’hui, Tartuffe semble rouler un Orgon outrancièrement crédule dès qu’il s’agit de religion, ce qui rend son rôle plutôt comique ; tout déplaisant qu’il soit, Tartuffe joue cyniquement son jeu ; la religion n’est à la limite qu’un prétexte ; c’est d’ailleurs sur un autre terrain qu’il s’attaque à Elmire, la femme d’Orgon.

Comment traduit-on imposteur ?
Mais ici en Pologne, peut-on mettre aussi facilement la religion entre parenthèses ? En faire un prétexte comme un autre ? Or, dès la formulation du titre, la question est posée : Tartuffe, ou l’Imposteur avait jusqu’à présent été traduit par Świętoszek, de Święty (Saint) avec une nuance bien péjorative – on le voit sur les affiches des représentations précédentes, en 1933, 1950, 1987, ainsi que sur la plaque apposée dans la rue Molière qui jouxte le Teatr Wielki et qui présente l’auteur en quelques lignes… Cette fois-ci, le titre est clairement Tartuffe albo Szalbierz – à savoir un imposteur tout court, religion ou pas religion.

Trois textes précèdent la traduction en polonais qui est fournie dans la plaquette du programme : celui signé par le metteur en scène, Jacques Lassalle (A Tartuffe? / Et Tartuffe ?) ; celui du traducteur en même temps qu’interprète du rôle d’Orgon, Jerzy Radziwiłowicz (Bardzo zabawna komedia / Une comédie fort réjouissante) ; et celui de Lech Sokoł, que tout le monde connaît parmi le public du Teatr Wielki, puisqu’il n’a pas été jugé nécessaire de le présenter dans ce document (Tartuffe 2006. Rzecz o komedii Moliera / Tartuffe 2006. C’est bien une comédie de Molière). Sans s’y limiter, aucun n’escamote la portée de l’emploi du terme Szalbierz.

Ainsi, Sokoł pose d’entrée de jeu la question du titre de la pièce, puis valse un temps entre świętoszek, szalbierz et obłudnik (hypocrite). Il se demande vers la fin si Molière avait eu l’intention d’attaquer la religion pour – en passant par Don Juan (et l’athéisme), le 11 septembre et Jürgen Habermas – estimer qu’avec cette pièce, nous sommes en pleine actualité. Radziwiłowicz nous plonge dans les délices et chausse-trappes qui, sous le règne de Louis XIV, ont balisé une hasardeuse venue au monde du Tartuffe de Molière.

Et Jacques Lassalle nous fournit un éclairage particulièrement intéressant quand il nous rappelle que la présente mise en scène est la troisième qu’il ait faite après celle de 1983-84 à Strasbourg puis Paris, avec Gérard Depardieu et François Périer et celle de 1992 avec des acteurs du Théâtre national d’Oslo dont plus d’un avaient joué sous la direction d’Ingmar Bergman. Dans le premier cas, il avoue ne pas s’être tellement posé la question d’une imposture sur fond religieux, se concentrant plutôt sur le caractère d’Orgon et celui de Tartuffe, ainsi que des relations qui en découlaient, et entre eux et vis-à-vis d’Elmire. Sérieuse inflexion de cap en Norvège pour prendre en compte sa tradition protestante, voire puritaine : Tartuffe bascule cette fois dans le fanatisme et une folie de Dieu, qui emporte le reste à l’avenant.

Et que va devenir le Tartuffe polonais, se demande-t-il dans son propos de 2006, à la veille de la première ? Souligner les apports de ceux qui s’embarquent alors avec lui dans cette aventure – et on a indiqué au début quelle estime il leur porte – apparaît nécessaire mais pas forcément suffisant. En arrière-plan monte un thème qu’il semble désormais vouloir maintenir contre vents et marées – nous l’avons entendu de sa bouche récemment à Avignon – celui de l’importance et du retour au texte : … le texte que l’on appelle classique peut se révéler actuel et prendre à nos yeux une dimension universelle, dans la mesure où il réussit à passer l’épreuve de la réalité, aussi bien celle de l’époque que celle de l’ici et maintenant. A commencer par le titre de la pièce.
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Sur la droite de l'illustration, l'affiche qui présente Tartuffe au Teatr Narodowy de Varsovie. En haut le fronton du Teatr Wielki, qui abrite ce théâtre et l'Opéra, ainsi que le Quadrige. Au-dessous, Jan Englert (à gauche), Directeur artistique du Teatr Narodowy, et Jacques Lassalle qui a mis en scène Tartuffe.

N.B. - Publié en octobre, de qui précède fait partie d'un ensemble de cinq billets rédigés à Varsovie au cours du mois précédent.

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