mercredi 20 février 2019

Giacometti de 1935 à 1947 : la Longue marche


Dans la biographie qu’en a faite Anca Visdei, le chapitre “La Longue Marche” (titre qui s’inspire d’un entretien ultérieur avec l’historien d’art Pierre Schneider), couvre les années juste avant la Guerre ; puis pendant celle-ci - en partie à Genève où il se lie avec Annette Arm, qui deviendra plus tard sa femme ; et enfin le retour à l’atelier parisien, où Annette le rejoindra.

Le propos n’est pas ici d’en dévoiler le contenu - ce serait un double appauvrissement : vu la richesse du texte originel ainsi que le plaisir de la lecture.

À propos du chapitre précédent, je n’avais fait qu'effleurer le contexte historique et idéologique du cheminement artistique de Giacometti ainsi que du mouvement surréaliste qu’il avait alors accompagné. Des histoires personnelles ou interpersonnelles dans la grande Histoire. Allez-y, précipitez vous dans ces pages : Giacometti n’était pas neutre, bien d’autres surréaliste non plus.

Avec la Guerre qui se rapproche et qui va servir de toile de fond au présent chapitre, on grimpe de quelques degrés. J’ai choisi un angle d’observation relativement décalé et mis l’accent sur la relation d’Alberto avec Isabel. À grands traits, et avec des omissions - exemple flagrant : le rôle d’Isabel dans la propagande antinazie.

De même, nous devons à la présence du journaliste américain Robert Wernick, arrivé à Paris à 20 ans en 1938 et qui a vécu une grande partie de sa vie dans le 14ème arrondissement, une information précieuse sur les frères Giacometti qu’il connaissait fort bien. Ce qui nous vaut un article a priori assez rocambolesque et dûment relaté dans la biographie, sur la façon dont Paris s’est vidé à l’approche des Allemands en 1940 (“The Cambronne picnic - Alberto Giacometti and the End of the World, Paris, June 13 1940”) - le lien de son blog fonctionne encore, 5 ans après sa mort en 2014 :
L’article se prolonge sur les routes de l’exode à bicyclette - histoires individuelle et Histoire, c’est un témoignage exceptionnel.

Revenons à la “Longue marche” : En 1935, cela fait bientôt 15 ans qu’Alberto est à Paris. Il vient de se séparer des surréalistes et ainsi se clôt une parenthèse d’une dizaine d’années. En 1925, il avait renoncé au modèle vivant et à l’étude d’après nature pour ‘inventer des œuvres dans la tête’ (“les plaques”). Il opère maintenant un demi-tour en sens inverse : travailler “avec un modèle toute la journée”. Il pensait résoudre cela en deux semaines, cela lui prit le temps de sa vie.

Alors qu’il se consacre à sa nouvelle manière de travailler, son environnement se reconstruit lui-aussi. Il se rapproche d’André Derain dont il est un admirateur : “Depuis l’instant de ce jour en 1936 où une toile de Derain vue par hasard dans une galerie (...) m’a frappé d’une manière totalement nouvelle (...) toutes les toiles de Derain(...) m’ont forcé à les regarder longuement, à chercher ce qu’il y avait derrière.”

Sartre et Beauvoir qui le croisent au Dôme s’intéressent à lui, jusqu’à des amorces d’une collaboration qui, à un rythme mesuré, se poursuivra quand même une trentaine d’années en attendant de se rompre en 1964.

On le voit aussi, lui, le mesuré et profond qui creuse son sillon, face à un Picasso brillant, accumulant les œuvres, extraverti. Deux génies qui se respectent sur un fond d’ententes provisoires et d’un peu de méfiance.

Toute autre relation, celle entre Alberto Giacometti et Samuel Beckett : “puissants démiurges de leur époque, arpenteurs de la condition humaine, ces deux provinciaux universels se préoccupaient de sens métaphysique, de l’avenir de l’homme et ils rendaient leur réponse et leur sentiment par des œuvres métaphoriques que l’absence de références parasites rend éternelles.”


Mais comment ne pas se laisser captiver par l’attention qu’Anca Visdei nous conduit à porter à Isabel? Je vous recommande de vous y plonger. Cela s’égrène tout au long du chapitre : Isabel I : la rencontre ; Isabel II : l’accident ; Isabel III : à la veille de l’exode ; Retour à Paris : Isabel IV ... On aurait presque attendu d’autres épisodes … De 11 ans plus jeune qu’Alberto, elle a quitté sa Grande-Bretagne natale pour Paris.  “Supérieurement intelligente, c’est une femme qu’on ne peut ignorer, tant pour sa présence physique que pour sa personnalité” souligne Anca Visdei. Inscrite à la Grande Chaumière, elle commence par poser pour Derain. Elle rencontre Alberto Giacometti et pose pour lui.

Portraits d'Isabel par Derain 

Ici deux étonnements :

“D’après les écrits de ce dernier, le premier buste qu’il fit d’elle fut l’un des rares qui ne lui donna pas de fil à retordre. Aucune allusion à l’impossibilité de représenter le modèle, pas de désespoir créatif. Non : ce buste sort des mains du sculpteur aisément, avec naturel et s’impose à l’observateur avec évidence.”

Et, en 1937, “elle se rend presque quotidiennement à l’atelier de la rue Hippolyte-Maindron. Elle y travaille ses aquarelles, elle visite le Louvre et d’autres musées avec Giacometti (...) La présence d’Isabel dans l’atelier d’Alberto est exceptionnelle : c’est l’unique fois où il partagera son atelier avec quelqu’un. Même Diego travaille dans un atelier contigu.” Arrêtons-nous provisoirement ici et retenons ces mots: “Ils sont en harmonie, en constante communion. En miroir.”

Juin 1940 : Alberto est encore à Paris - échanges de correspondances. Brèves retrouvailles, le temps d’une nuit, avant le départ d’Isabel pour l’Angleterre. Ils feront ensuite des efforts surhumains pour correspondre. Elle aura été “à la fois, une amante, un camarade de travail, une très belle femme et un petit soldat courageux. Jamais il ne retrouvera cet ensemble de qualités chez une autre. En plus, elle est talentueuse.”

Fin 1945 : Giacometti retrouve Paris. Isabel aussi est là. Elle et Alberto auraient vécu quelques mois ensemble - rien de sûr. Lors du réveillon de Noël, elle part sous ses yeux aux bras d’un beau musicien. C’est fini - même s’ils resteront amis jusqu’à la fin de leurs vies.

1987, elle fait partie des personnalités proches des Giacometti, qui ont signé un encart paru dans “The New York Review of Books”, d’autres magazines en anglais, ainsi que dans “Le Monde”, désapprouvant clairement la biographie que James Lord vient de publier sur Alberto.

C’est épouvantablement condensé, je sais : il vaut mille fois mieux se laisser porter voire enchanter lors de la lecture directe.

Et pour mémoire, car nous avons sauté quelques étapes :

D’abord une anecdote (toujours significative comme on sait) : en 1939, pour une exposition suisse d’importance nationale, on a préparé, en bonne place, un socle immense pour une œuvre de Giacometti. Celui-ci s’y rend au dernier moment avec sa sculpture … minuscule … dans sa poche.

Début 1942, Alberto s’installe à Genève où habitent son beau-frère et son neveu Silvio, orphelin d’Ottilia, sœur d’Alberto, morte en couches 4 ans plus tôt. Sa propre mère est également venue pour s’occuper du petit. Son lieu de vie et de travail est dans un petit hôtel. Il constate que ses sculptures rétrécissent de plus en plus.  Puis mouvement en sens inverse avec la Femme au chariot et orientation qui s’ébauche vers de longues figures émaciées.

C’est d’ailleurs à Genève qu’il rencontre de plus en plus régulièrement sa future femme, Annette, de 22 ans sa cadette. Elle ne le rejoindra à Paris qu’à mi-1946, environ 6 mois après la rupture entre Isabel et Alberto. Elle s’installera dans l’atelier - les rapports au sein du trio avec les deux frères ne sont pas toujours évidents. Le mariage, sous acquiescement quasi arraché à la mère, aura lieu mi-1949.


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