vendredi 8 février 2019

Les débuts d’Alberto Giacometti à Paris




Rappel sur les chapitres précédents

Grâce à la biographie que vient de lui consacrer Anca Visdei, nous avons bien pris conscience que, pour Alberto Giacometti, l’entracte italien entre les études classiques et celle plus approfondie au service de sa vocation de sculpteur et de peintre a été déterminant.

Non seulement, Venise, Padoue, Florence, Pérouse, Assise, Rome ou Naples lui ont apporté autant de chocs avec Le Tintoret, Giotto, les Étrusques, Cimabue…
Non seulement sa juvénile complicité avec son irrésistible cousine Bianca en anticipe à mon sens une autre : celle qui s’épanouira deux décennies plus tard avec l’étonnante Isabel…
Mais la mort à ses côtés dans les Dolomites de son compagnon de voyage Van Meurs (je n’invente rien), provoque en lui un déclic : l’ascèse et la passion qui font le titre du livre se consolident en lui pour de bon, sorte de boussole pour sa vie et sa création artistique.

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Il a guère plus de 20 ans. Il s’installe à Paris, s’inscrit à l’Académie de la Grande Chaumière alors sous la houlette d’Antoine Bourdelle. Il y étudiera cinq ans. Heureusement que l’auteur nous conduit par la main - pas d’illusion :

L’apprenti sculpteur Giacometti avait un problème : il savait trop bien ce qu’il voulait. Difficile, quand le but est si clairement défini dans son esprit, de se plier à un enseignement de routine, avec des stations obligées dans l’acquisition. Des élèves moyens, en admiration du maître, peuvent s’y conformer, mais pas nécessairement les jeunes génies.

[...] Curieux de tout, Giacometti visite les musées de la capitale. Il a des rendez-vous fréquents avec l’art océanien, africain, précolombien et cycladique au musée du Trocadéro. Assidu au Louvre, il couvre ses carnets de croquis. [...] Sa curiosité est insatiable. Pas seulement pour les œuvres du passé : il s’intéresse à tous les artistes, à toutes les recherches. Il fréquente les galeries.

[...] De même que Bourdelle s’était rebellé contre son maître Rodin, pour tracer sa propre voie [...] dans ses lettres à ses parents, écrites en italien, Alberto confesse qu’il lui arrivait de contredire complètement Bourdelle.

C’est à l’issue de cette formation parisienne qu’il opte de louer un minuscule atelier, dans le 14ème arrondissement. Il avait jusqu’alors vécu dans des chambres d’hôtel ou occupé des ateliers qui lui avaient été prêtés dans le même quartier. Il s’était, un temps, rapproché de Flora Mayo, une américaine qui suivait cette même formation à la Grande Chaumière.



Son installation coïncide avec l’arrivée de son frère Diego (prénom donné en mémoire de Vélasquez - on n’est pas artiste pour rien dans la famille). Arrivée orchestrée presque manu militari par leur mère Annetta dont on a déjà évoqué le rôle dominant dans le foyer. Diego - qui ne manque ni de qualités, notamment artistiques, ni de savoir-faire, ni de contact humain - vivra dans ce même atelier et restera pratiquement au service de son frère aîné jusqu’à la mort de ce dernier, 40 ans plus tard.

On pourra, à cet égard, se reporter à l’analyse (terme à prendre au sens fort) que Claude Delay qui les a l’un et l’autre connus, en a faite il y a une douzaine d’années : Giacometti Alberto et Diego. L’Histoire cachée.

C’est aussi à partir de cette époque qu’Alberto commence à voler de ses propres ailes.

Déjà au cours des dernières années chez Bourdelle, un décalage s’était opéré entre le travail sur modèle pendant les cours, et ce à quoi il s’adonnait par ailleurs :

[...] son principal problème reste la recherche d’un nouveau moyen artistique et/ou technique pour exprimer sa réalité. Or sa réalité est de représenter la totalité, sans omettre les détails. Malgré la définition bidimensionnelle du dessin, Giacometti veut y introduire la troisième dimension.
Dans ses sculptures de têtes, il veut donner à voir l’intégralité du modèle représenté, en un seul clin d’œil, sans déplacement de l’observateur qui, placé frontalement devant le buste, n’en voit évidemment pas l’arrière. Théoriquement, c’est mission impossible [...]


C’est alors qu’il décide de prendre un virage à 180 degrés : inventer des œuvres dans la tête.
Cette approche sera la sienne pendant une (...) dizaine d’années au bout desquelles il reviendra au chemin jadis quitté, reprenant son travail d’après nature. Laissant affleurer son inconscient (...) Giacometti commence la série des plaques, dont le sujet est toujours conceptuel. Renonçant à la ressemblance visuelle, il s’attelle à présenter une ressemblance d’essence et ceci avec le minimum de moyens [...] cela se réduisait à très peu de chose (…) à une plaque posée d’une certaine manière dans l’espace, confiera-t-il.
Après Homme et femme, inspirée d’une statuette en provenance du Gabon, il sculpte et expose en 1926 sa célèbre Femme cuiller :

Elle perturbe notre appréhension du corps féminin. Une tête minuscule, un buste polyédrique sans douceur ni courbes. [...] Dans son excellent ouvrage, Alberto Giacometti, malheureusement pas encore traduit en français, Reinhold Hohl (...) souligne à juste titre que seuls Giacometti et Brancusi ont su, se servant de l’éloquence de l’art africain et de ses formes, aboutir à de telles présences magiques.

Plus concrètement, son père qui pourvoyait jusqu’alors à ses besoins, lui dit qu’il devait désormais essayer de se prendre en main. Nous allons ainsi, sous la conduite d’Anca Visdei, suivre le cheminement d’Alberto, toujours fidèle à son atelier qu’il vient de louer dans le 14ème. D’abord jusqu’au début de la 2nde Guerre mondiale (période au cours de laquelle il quittera Paris pour Genève avant d’y revenir - Diego montant en quelque sorte la garde à l’atelier parisien), puis au cours de la vingtaine d’année, de son retour à sa mort.

Trois étapes jusqu’au retour après-guerre à Paris : le rapprochement (qui va vers qui ?) avec les Surréalistes ; de l’adhésion (1930) jusqu’à l’exclusion (1935) ; puis ce que l’on a appelé : La longue marche. Nous nous en tiendrons cette fois à la première de ces étapes.

En premier lieu, Alberto continue à travailler sur les sculptures plaques. Sa quête constante, l’une de ses originalités marquantes, est celle d’une synthèse entre la peinture et la sculpture dans cette tentative de saisir le monde et le représenter dans sa totalité. Les sculptures seront donc peintes et réduites à deux dimensions. Des sculptures surfaces. Des sculptures tableaux.

Il racontera plus tard que, de retour de l’Académie, il essayait de dessiner ce qu’il lui en restait sur la rétine. Mais tout lui semblait faux : les bras, les jambes, la tête. Il ne lui restait comme permanence de la vision qu’un carré avec deux trous figurant l’horizontal et le vertical. Ceci donna la Tête qui regarde de 1928, chef d’œuvre en marbre blanc poli dont le carré-visage n’est altéré que par deux alvéoles ovales dont l’évidence s’impose.
Pour ses soutiens indéfectibles d’origine grecque à Paris - Christian Zervos et Tériade - l’art des Cyclades est à l’origine des œuvres de cette période. De telles oeuvres ne laissent pas le monde artistique indifférent.

Giacometti expose (...) dans la petite mais réputée librairie-galerie-appartement de Jeanne Bucher, femme à la forte personnalité, rigoureuse, à l’œil aguerri et au goût très sûr. A côté des œuvres de Lipchitz et Laurens, figurent deux plaques : Personnage et Tête qui regarde. Ces deux œuvres feront connaître Giacometti du jour au lendemain car elles seront rapidement achetées par Marie-Laure et Charles de Noailles.

Ce qui lui attire non seulement des contrats mais de nouveaux amis - notamment aussi bien des plus ou moins dissidents des surréalistes qu’alors des surréalistes pur sucre. Des portes de galeries renommées s’ouvrent à lui, ainsi que les pages de revues d’art. Il commence à percer au-delà des frontières de l’Hexagone - y compris dans son pays d’origine.

Et il n’a d’ailleurs pas perdu le contact avec Stampa et Maloja du Val Bregaglia. Il va s’y retaper chaque été - sa mère aux petits soins et son père le conseillant, l’encourageant et peignant avec lui.

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À suivre - avec pour la prochaine fois un plat de résistance… savoureux :
L’aventure du surréalisme


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