jeudi 14 février 2019

L’aventure surréaliste d’Alberto Giacometti



Pour ceux qui aiment se raccrocher à la chronologie, la vie d’Alberto Giacometti pourrait se répartir en trois tranches d’une vingtaine d’années chacune, avec une interruption pendant la 2nde Guerre mondiale : l’enfance et l’arrivée à maturité dans les Grisons ; Paris de l’Entre-deux-guerres ; puis Paris de l’Après-guerre, à partir de son retour de Genève.

Et la première tranche parisienne ne pourrait-elle pas elle-même se découper en quatre périodes de 5 ans ? Pas très poétique mais mnémotechnique : les cours à la Grande Chaumière ; les Plaques et l’installation, avec son frère Diego, dans l’atelier de la rue Hippolyte-Maindron ; et voici la rencontre avec les surréalistes - ils se tiendront compagnie de 1930 à 1935. C’est ce dont nous allons maintenant nous occuper. Le quatrième quinquennat (?) nous mènera ensuite jusqu’à juin 1940, quand les Giacometti tenteront de quitter Paris à vélo.

Le premier Manifeste du Surréalisme, d’André Breton, date de 1924.

L’idée à la base (est) l’abolition de toute autocensure. L’inconscient doit s’exprimer sur n’importe quel support et sous n’importe quelle forme, à condition que l’émotion ressentie soit la plus forte possible. Cette idée-là ne pouvait que plaire à Giacometti.

Dans sa Boule suspendue - composition apparemment simple, exposée en mai 1930 - il y a tant de choses :

le sexe, les planètes, la-pendule-du-salon-qui-dit-oui-qui-dit-non, l’inexorable passage du temps… et ce fil, est-il solide ? Serait-il filé par le fuseau des Parques ? Protège-t-il la boule ? La retient-il ? Tout est exprimé et rien n’est dit.

[...] Impressionnés (...) Breton et Dali (...) invitent Giacometti à faire partie de leur groupe et à participer à leurs réunions. [...] Bien avant l’adhésion, Giacometti était surréaliste jusque dans sa manière d’être.

[...] Peu d’œuvres de cette époque-là, créées sous l’égide du courant surréaliste, allaient passer l’épreuve du temps. Celles de Giacometti, elles, feront date. André Breton, malgré ses penchants dictatoriaux, était un homme de goût : il réalisait que Giacometti était l’un des prochains grands qui allait faire sa route, avec ou sans lui…

[...] Giacometti, lui, adhère au surréalisme car, écrit-il : 'C’était le seul mouvement où quelque chose d’intéressant se passait.'

Au fil des pages, Anca Visdei nous offre une fine et sensible analyse d’œuvres où la violence est pourtant loin d’être exclue. Inutile de les recopier : il faut les parcourir soi-même.

[...] Ses œuvres de l’époque reflètent son état intérieur avec des notations sur des expériences très intimes, références autobiographiques qui disparaîtront par la suite de son art plastique, se réfugiant uniquement dans ses textes.

[...] Mais Giacometti a bien pris le soin de le préciser : ces sujets ne sont pas que sexuels. L’artiste cherche à y représenter le mouvement.

Alberto est par ailleurs un sujet recherché par les photographes : il le restera. Et pas par n’importe lesquels : à cette époque, surtout Man Ray. Qui s’intéressent autant à lui qu’à ses œuvres.

C’est aussi l’occasion pour l’auteur de dresser un portrait particulièrement renseigné sur couple des Noailles dont le mécénat éclairé a, en quelque sorte, exploré et orienté la vie artistique, littéraire, musicale, cinématographique… de leur époque - surréalistes… et Giacometti compris : n’avaient-ils pas, dès 1928 contribué à le mettre en meilleure lumière en lui achetant notamment La Tête qui regarde, chez Jeanne Bucher ?

Faut-il s’arrêter ici à chacun de ces changements d’angles qui enrichissent notre compréhension et de l’œuvre et de la démarche et de ce que l’une et l’autre sous-tendent ? À la signification de l’emploi de cages et/ou de cadres quant aux effets de volume, au travail comme une quasi religion (l’ascèse du titre de la biographie refait ici surface) ? À sa mise vestimentaire - preuve de respect : à l’égard des autres et de soi ? À la sexualité et à la cruauté dans ce qui est désigné par plaques de jeu ? Aux rôles du jour et de la nuit ? Toute paraphrase deviendrait inutile - mieux vaut inviter chacun à y aller voir soi-même.

C’est aussi l’époque où Alberto (qui, là, dessine - vases, lampes, appliques, mobilier...) - et Diego (qui réalise) travaillent pour Jean-Michel Frank, un des meilleurs décorateurs de l’époque au service de la classe aisée.

Les événements extérieurs et l’inflexion prise pour ses propres créations font que les temps changent, et parfois vite. La crise économique mondiale commence à secouer les marchés, les fortunes et la raison d’être d’artistes qui en dépendent. Sans oublier la montée des fascismes… qui ne sont pas la tasse de thé des surréalistes.

Plus proche, Diego - avec qui il continue de travailler - est en train de se “caser”. Son père Giovanni meurt.

Une sculpture comme L’objet invisible - femme étrange et filiforme, à la tête de masque aux yeux immenses, aux mains splendides tenant littéralement le vide - est (sous toute réserve, habituelle à son auteur) magnifique. La priorité de Giacometti sera désormais d’exprimer l’émotion que les objets et les êtres créent en lui et ce sera à cette aune qu’il mesurera les œuvres des autres.




Dans la dernière partie de cette Aventure surréaliste, on assiste à l’exclusion - à son tour - d’Alberto. L’attitude dictatoriale d’André Breton permet d’employer le terme de terreur. Ce qui nous vaut une séquence digne d’un film - une charge où les cavaliers s’effondrent les uns après les autres ? Ou un rappel du fonctionnement à haut régime de la veuve, du temps de la Terreur, avec un T majuscule. On y voit défiler une bonne vingtaine d’exclus nommément désignés, sans compter, les groupes, les chapelles, les charrettes… Bien que trotskiste, le Pape du surréalisme est dit user de méthodes staliniennes.

Ce qui permet de mieux savourer l’ambiance dans le cas Giacometti. Mise en scène, avec prélude sournois, comparution, acte d’accusation, invitation à s’humilier dans la repentance… Mais où l’on voit aussi l’indépendance de caractère de celui qui devient notre héros.

La réponse de Giacometti a dû les laisser pantois. 'Je ne me laisserai pas juger par vous', se serait écrié Alberto avant de s’en aller. Le tribunal auto désigné reste bouche bée, peu habitué à ne pas être supplié lors de ce genre d’exclusion aux conséquences graves tant matérielles que sociales. Autre version, à peine différente, mais c’est celle de Giacometti : 'J’ai dit pas la peine : je m’en vais.' Et comme ils n’ont pas réussi à se mettre d’accord sur un motif, il n’y a pas eu d’excommunication publique.
[...] Ce passage par le surréalisme avait duré à peu près cinq ans, de son enrôlement à son exclusion du groupe. Sans diminuer l’importance du courant ni l’enthousiasme avec lequel il l’avait embrassé, l’artiste a toujours considéré cet intermède comme un accident temporel par lequel il devait passer, comme il avait reçu et accepté la leçon d’autres courants artistiques.

[...] La rupture est une excellente chose pour l’œuvre de Giacometti.
C’est ce que nous aurons à apprécier en continuant de cheminer dans cette biographie. Nous aborderons 'La Longue Marche' qui va nous amener au début de la Guerre puis au retour à Paris après celle-ci.


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