dimanche 12 juin 2011

Dérive ? Anticipation ?


Rat des médias écrits, Till épluche une partie de la presse internationale et me fait part de ses trouvailles, lorsque nous nous rencontrons. Il a cette fois le sentiment de crouler sous les archives qu’il s’est constitué au fil du temps et propose de s’en dessaisir en ma faveur – avec le secret espoir que j’en extrairai quelques bonnes feuilles pour mon bloc-notes. Forte présence, dans le lot, de son The Economist chéri Sensibilisé par la récente lecture des textes de Frédéric Brun autour de ses origines juives polonaises, par Lisbeth qui nous avait justement accompagnés en Pologne, voici deux mois (voir son billet du 15 mai sur le blog ami Seine & Vistule : http://seine.vistule.blogspot.com/)… j’ai sélectionné deux articles dans le gros paquet tous azimuts que l’on venait de me remettre : un d’il y a quatre ans, un autre tout récent… et j’en fais, un peu plus loin, la synthèse.

Puis je ressors quelques photos et retrouve des notes prises en avril à Varsovie sur le tournage d’un film sur lequel j’étais tombé par hasard, portant sur un Mouvement (réel ? fictif ?) de renaissance juive en Pologne. Cela fait le troisième volet du présent billet. Ne nous trompons pas : on ne trouvera pas dans ce collage l’unité de temps (un jour), ni celle du lieu, ni d’action, chères au théâtre classique. Dommage – et en même temps pas si étonnant dans un monde devenu à la fois instantané, en différé, de flash-back et de projection dans l’avenir, où l’espace prend très vite les dimensions du globe, où les proximités relationnelles se substituent à celles de la géographie. Quant à l’action…

Economist 13-01-2007 – Second thoughts about the Promised Land
Aux lendemains de l’extermination entreprise par le Nazis, la création de l’État d’Israël en 1948 répondait en partie au souhait de disposer d’un lieu où se rendre si les choses devaient de nouveau tourner mal. Au-delà du ciment religieux, culturel et communautaire de leurs grands-parents, les nouveaux venus y trouvaient aussi un pays qui soit le leur.

Mais quid pour les Juifs qui n’en n’avaient pas pris le chemin ? S’assimiler dans leur pays de résidence ou s’identifier au nouvel État, même sans y résider ? Autre point : en Israël, ce sont les orthodoxes qui sont finalement parvenus à détenir l’autorité en matière de religion – comment se situer en tant que Juif de la diaspora, lorsque sa foi prend une forme nettement plus libérale ? Se pose enfin à eux le problème l’image que projette une puissance militaire considérable pratiquant une oppression qui ne manque pas d’être critiquée. Depuis le soutien sans faille, jusqu’à la mise en cause explicite, l’éventail des attitudes est large.

Certains parlent en termes de hiérarchie entre Israël et la diaspora…dans la mesure d’ailleurs où ce terme d’origine grecque (dispersion) n’est pas remplacé par celui, hébreu de gola (exil forcé) : aliyah – option de venir s’installe en Israël – ne veut-il pas dire : montée ? S’appuyant sur le fait qu’il y a autant de Juifs aux États-Unis qu’en Israël *, mais qu’à peine un sur six s’y considère comme sioniste, le constat est que les autres ont une attitude complètement différente – ce qui ne veut pas dire que le soutien américain à l’État d’Israël ni que le lobby en sa faveur soient tièdes – au contraire.
* Sur un total mondial alors estimé à 13 millions – Amérique du Nord : 42% millions – Israël : 40% – Europe : 11% – Amérique latine : 3% - Ex-URSS : 3% – Afrique, Asie et Océanie : 2%.

Mais chez lez jeunes (ceux qui l’étaient trop pour se souvenir de la Guerre des six jours – donc 40 ans avant que cet article ne soit écrit), le fossé d’avec leurs cousins de Tel-Aviv ou Jérusalem s’est singulièrement élargi. Le fait que des mariages mixtes (et conversions) soient reconnus par certains rabbins, mais pas chez les orthodoxes, n’arrange pas les choses. Prenant du champ par rapport à un style de vie communautaire, le fait d’être Juif n’est plus qu’une des facettes de leur identité.

Même des initiatives a priori efficaces comme celle de favoriser des séjours de jeunes en Israël, ne vont pas forcément dans le sens escompté : certes, ce sont des séjours qui marquent l’intéressé mais, à son retour, il aurait plutôt tendance à s’engager dans des services sociaux à la juive, tout en désapprouvant les prises de positions pro-Israël trop marquées de l’ancienne génération encore à la barre.

Même tendance en Grande-Bretagne, même si l’ancrage à Israël semble plus net. Sur l’espace européen, un Juif sur deux réside en France. Ils viennent principalement d’Afrique du Nord et leurs liens avec l’Hexagone en sont amoindris – si le support à Israël est fort, la tentation d’aller y résider n’est cependant pas évidente.

En Russie, plus d’un million de Juifs s’en sont allés en Israël depuis 1990 puis 100 mille en sont revenus… qui font affaire dans un marché qu’ils connaissent et 20 fois plus important qu’Israël même… et tissent des liens entre les deux contrées. Si on ajoute ceux qui n’avaient pas quitté la Russie, cela ferait près de 400 mille. Parmi les quelques 100 mille Juifs qui se trouvent en Allemagne, une bonne part vient de l’ex-bloc soviétique : leur problème est d’abord de s’intégrer – le sionisme n’est pas la priorité.

Russie, Allemagne… on assiste peut-être à un certain renouveau culturel juif en Europe dite centrale : musique, films, festivals, s’exprimer en yiddish… certains estiment que, d’ici une décennie, des fondations juives américaines consacreront plus d’argent à y envoyer des jeunes Juifs, plutôt qu’en Israël.

Economist 28-05-2011 – Lexington – The kosherest nosh ever (America’s mighty pro-Israel lobby may be less durable than it looks)
Situé dans le Massachussetts, c‘est à Lexington qu’eut lieu une des premières batailles de la Guerre d’Indépendance américaine. C’est sous cet anonymat qu’un journaliste de The Economist signe chaque semaine une page qui conclut la rubrique United States. Le sujet abordé allait de soi : quelques jours auparavant, le 24, le Premier ministre israélien avait fait un tabac au Congrès, à Washington – alors que le Président américain s’était envolé pour Londres… et que le Premier ministre palestinien se faisait soigner en cardiologie dans un hôpital du Texas.

L’évènement devait beaucoup à un intense lobbying Et cela venait après la prise de position, contestée – ne serait-ce sur la forme plus que sur le fond – de Barack Obama sur les frontières de 1967. Les Républicains en auraient bien fait une arme de campagne dans la perspective des présidentielles de 2012… mais, selon Lexington, les choses ne sont pas si simples.

Sans même compter le soutien financier, militaire et diplomatique (ex. : les sanctions contre l’Iran) que la Maison Blanche a constamment apporté à Israël, les élus Démocrates ne sont pas à la traîne derrière les Républicains dans ce domaine. De plus, les Juifs américains votent majoritairement pour les Démocrates et continueront en dépit de l’attitude du Président – et même si c’est lui qui se présente pour 2012… d’autant que les options des Républicains sur d’autres sujets sont loin de les enthousiasmer.

Par ailleurs, de plus, on constate – les orthodoxes mis à part – chez les jeunes Juifs une tiédeur plus marquée vis-à-vis d’Israël. Le lobbying qui s’aligne systématiquement sur les positions des dirigeants israéliens actuels, un conservatisme qui choque leurs convictions plus libérales, et un sionisme qui ressasse une position victimaire sans montrer par ailleurs d’empathie envers les Palestiniens… tout cela contribue à cet éloignement. L’évolution en cours peut déboucher sur des changements significatifs que même l’alliance tactique avec les Évangélistes américains à propos d’Israël ne pourra entraver.

 
Varsovie – avril 2011 – The Jewish Renaissance Movement in Poland
Les photos qui illustrent ce billet ont été prises début avril 2011 sur la place Piłsudski à Varsovie où je me trouvais pour peu de temps, celle où se déroulent habituellement des cérémonies officielles et militaires. Il est vrai qu’elle sert parfois de lieu de rassemblement à d’autres types de manifestations : je me souviens – quelques mois auparavant – y être tombé sur des syndicats Solidarność de policiers qui actionnaient de lugubres sirènes pour appuyer des revendications pour leur retraite. Elle est sinon entièrement dégagée, laissant la voie libre à ceux qui viennent se recueillir auprès de la Tombe du Soldat inconnu, et aux touristes.

Ce à quoi je m’attendais, cette fois, était que quelques attroupements spontanés y prendraient naissance pour marquer le premier anniversaire de la catastrophe de Smolensk qui a vu disparaître le précédent Président polonais : les partisans de ce dernier ont en effet mal digéré que son successeur vienne d’un autre bord. Aussi n’ai-je pas été étonné de voir quelque chose prendre corps dans les tous premiers jours d’avril – mais c’étaient des tentes qui avaient été montées, abritant un service d’information sur la béatification de Jean-Paul II (prévue pour le 1er mai).

Ces tentes ont été repliées au bout de deux jours… pour donner place à d’autres ainsi qu’à l’estrade que l’on voit en photo. Je l’ai pris pour une manifestation d’un nouveau genre… mais cela semble avoir servi au tournage d’un film et a duré trois jours. Nous allons y revenir. Quant au souvenir de la catastrophe de Smolensk, elle a bien fait l’objet d’une journée particulière (le 10 avril) mais de façon relativement ordonnée et encadrée par les autorités, s’étendant à toute cette partie environnante et symbolique de la capitale, sans focalisation particulière sur la place Piłsudski.

Le premier montage photographique se focalise sur l’estrade. On peut y voir le nom du mouvement The Jewish Renaissance Movement in Poland (les initiales JRMIP apparaissent via des pancartes, dans le second montage), ainsi qu’un slogan : We shall be strong in our weakness. L’estrade apparaît tantôt vide, tantôt occupée avec un léger cordon policier placé devant. Quelques manifestants (ils sont pour, mais ce n’est pas évident d’emblée). Sur l’emblème rouge, l’étoile de David se combine à l’aigle polonais. En arrière-plan, trois drapeaux : celui du JRMIP, un polonais, et celui de l’Union européenne. La croix n’est pas un élément du tournage – elle est à demeure dans ce coin de la place Piłsudski.

Sur la droite une imposante statue en buste de quelqu’un dénommé Sławomir Sierakowski, avec une plaque à son nom et une phrase indiquant, en anglais, que 3,3 millions de Juifs peuvent changer la vie de 40 millions de Polonais. Ces 3,3 millions représentent sensiblement le nombre estimé de Juifs vivant en Pologne à la veille de la 2nde Guerre mondiale (la population totale du pays étant aux alentours de 35 millions) et 40 millions est un chiffre arrondi par excès de la population polonaise actuelle (une estimation complémentaire est que 6 millions de personnes – surtout des civils – ont été tués pendant la guerre, dont la moitié étaient Juifs).


Le deuxième montage montre des manifestants, filmés face à l’estrade pendant le tournage. Ceux qui portent les pancartes JRMIP ont des masques neutres. Sur d’autres pancartes, la photo du leader, ici avec la phrase : With one culture we cannot feel. Je suis revenu à deux ou trois autres reprises (un mini-service d’ordre bloquait le passage vers la zone de tournage, rendant difficile la prise de photos plus rapprochées) : les slogans et les langues utilisées variaient un peu – essentiellement anglais et hébreu, un petit peu de polonais. Je n’en ai pas vu en yiddish. En arrière-plan, sur la façade du théâtre national, une affiche pour Lorenzaccio (en polonais, mis en scène par Jacques Lassalle).

Ce sont les langues utilisées (ou sous-utilisées) qui m’ont intrigué. Nous étions bien à Varsovie qui servait ne serait-ce que de toile de fond à ce tournage. On y parlait bien de Juifs aussi bien que de Polonais : le nom donné au Mouvement, l’étoile et l’aigle du drapeau, l’évocation, cette fois quantifiée, de Juifs et Polonais sur la plaque de marbre, sous la statue du leader au nom polonais… tout allait dans le même sens. Mais ce dont on parlait, on en parlait – ainsi que je l’ai rappelé plus haut – pratiquement qu’en anglais et un peu en hébreu. Parfois en polonais mais de façon accessoire. Même pas en yiddish. Un doublage n’y ferait rien. Un sous-titrage, très peu. Une renaissance ? Peut-être, mais faisant singulièrement table rase du passé culturel (pastichons : With one culture, may we feel ?), éventuellement dans un sens privilégié (Jews can change the life of Poles).

Au même moment, dans le supplément Wysokie obcasy (Hauts talons) de Gazeta Wyborcza du 9 avril, on trouve un entretien avec Yael Bartana qui est à l’origine de ce film. Une partie de la famille de son grand-père paternel, qui était de Bialystok, a quitté la Pologne dans les années ’20. Elle-même est née en Israël il y a une quarantaine d’années, et y a été éduquée. Cette période encore de construction, en partie en kibboutz, l’a fortement marquée. Étudiante en Arts, elle ne s’est pas sentie à l’aise dans un Israël devenu oppresseur de son environnement : elle est partie aux États-Unis et dit y avoir viré sa cuti. Fréquemment en Pologne à partir de 2006 (son domicile européen est à Amsterdam depuis une dizaine d’années), son sentiment d’identité juive a évolué. Elle représente cette année la Pologne à la Biennale de Venise.

Son film est une trilogie ** : Un leader de la jeune gauche polonaise, sensible au fait qu’historiquement la Pologne a su vivre à travers les siècles avec bon nombre de minorités, et porteur également d’un certain sentiment de faute à racheter, veut faire venir 3 millions de Juifs en Pologne. Cela se fait : un kibboutz – à l’image de ceux de la construction d’Israël – se monte à Varsovie. Le leader polonais est assassiné, on ne sait par qui. Ses funérailles sont l’occasion d’échanges polono-israéliens à assez haut niveau, qui laissent espérer une évolution significative des relations entre les deux pays, ainsi que de la présence et de l’apport juifs en Pologne.
** Le cauchemar de Marie – Mur et tour - Attentat,

Bien qu’axé sur les deux pays, le film s’adresse aussi aux ressortissants d’autres pays d’Europe, qui deviennent frileux ou rejettent les immigrants, et où se développent des partis nationalistes tendant vers l’extrême. Même si l’objet est de faire venir de Juifs dans une Pologne, qui avait comme oublié son passé de cohabitation entre populations d’origines différentes, le film s’adresse tout autant à un Israël où le refus de l’autre va grandissant. Il s’agit, par ailleurs, de deux pays, chacun marqué par un messianisme (depuis son partage au 19e siècle, la Pologne se dit volontiers Christ des Nations). La mort du leader prend alors un sens plus particulier – prise de conscience et anticipation d’une rédemption ?

Sławomir Sierakowski n’est pas seulement un des principaux personnages du film, c’est un être réel. D’une trentaine d’années, il est sociologue de formation, fondateur du magazine Krytyka Polityczna dont des journaux publient fréquemment les articles, et leader d’un Mouvement politique de gauche en Pologne. Sa collaboration avec Yael Bartana remonte à 2008, lors du tournage de la première partie du film, où il lance son appel pour faire venir 3 millions de Juifs en Pologne.

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