vendredi 24 juin 2011

Le pétrole devint légende


Rétro-perspective
Il y a une dizaine d’années est paru un ouvrage signé par Jeremy Rifkin sur le pétrole, assez rapidement traduit en français : L’économie hydrogène (Éditions de la Découverte – 2002). Titre qui insiste sur la solution proposée, mais qui risque de faire oublier que l’intérêt principal du livre résulte de son analyse du rôle joué par l’accès à des sources de plus en plus importantes d’énergie au cours des derniers siècles… et la perspective de profonds bouleversements car les sources couramment utilisées désormais vont se tarir.

Le 21ème siècle nous promet pourtant de superbes ruptures potentiellement bénéfiques : productivité - les besoins de l’ensemble des habitants de la planète pourraient être satisfaits par une fraction limitée de la main-d’œuvre actuellement nécessaire ; ère nouvelle grâce à la manipulation des génomes ne seraient-ce que pour le végétal et l’animal ; et sous un autre angle, développements consécutifs à la généralisation et à la mondialisation de l’Internet.

Mais… après avoir assuré deux siècles de production industrielle et d’échanges commerciaux, le travail de masse est sur le point de disparaître. Pourquoi ? Parce qu’il est asservi à des machines alimentées par des combustibles fossiles… qui, comme toutes les bonnes choses, ont une fin – plus proche qu’on ne le pense. Beaucoup estiment en effet que le progrès a été directement lié à la disponibilité de surplus énergétiques – d’un strict point de vue quantitatif, on estime que l’Américain moyen recourt désormais, sous forme d’énergie, au travail d’une soixantaine d’esclaves, à son service 24 heures sur 24. Le fermier dont le travail permettait de nourrir 4 personnes, il y a 150 ans, en nourrit 20 fois plus maintenant – mais au prix d’une consommation de 10 calories pour en produire 1 alimentaire… chaque litre d’essence pour votre voiture aujourd’hui manquera à la production agricole de demain.

Mais, d’une part, cette énergie est consommée lors de la production des objets (ex. : une tôle d’acier) dont une partie terminera comme déchets, et celle des services (ex. : transports, chauffage…) – les réserves, en particulier celles des combustibles fossiles les plus couramment employés, finissent par s’épuiser ; d’autre part, une partie est dissipée dans l’environnement (ex. : chaleur, gaz à effet de serre…).

De plus, au moment où l’apport énergétique classique devient insuffisant pour la poursuite de l’expansion, les surplus alimentaires et la consommation énergétique se réduisent, les infrastructures de base arrêtent d’être entretenues, l’autorité centrale qui s’était greffée sur ce système s’effondre, les zones urbaines se dépeuplent, l’organisation de la sécurité intérieure (protection policière) et extérieure (armées) s’effrite.

La saga de l’énergie a vu l’Angleterre se hisser du temps du charbon puis les États-Unis du temps du pétrole. Celui-ci est devenu le premier secteur économique mondial – extrêmement concentré : quelques sociétés publiques d’État contrôlant l’extraction, et un tout petit nombre de grands groupes contrôlant les activités en aval. Les investissements y sont colossaux. Cette saga a comprimé les distances et le prix des transports, transformé l’organisation industrielle et celle de la gestion, favorisé la standardisation et la concentration au niveau mondial.

L’électricité ? N’oublions pas que – toute indispensable qu’elle est devenue – elle n’est qu’un forme intermédiaire d’énergie, essentiellement produite aujourd’hui grâce aux combustibles fossiles. Coupons l’électricité : nous mettons un terme à la modernité, y compris dans ses développements les plus récents (PC et Internet).

On estime que la production pétrolière a commencé de plafonner vers 1980 à 11 barils par habitant de la planète. C’est maintenant la production totale mondiale qui se met à plafonner : avec la croissance démographique et un début de décroissance, ce chiffre pourrait être divisé par 2 ou 3 au cours des décennies à venir… et surtout, devoir se répartir autrement entre les différents pays consommateurs : ceux du BRIC (Brésil, Russie, Inde et Chine), désormais moteurs de l’économie mondiale et aux besoins croissants, viendront mordre dans les consommations des pays actuellement dits développés.

Démocratie des sous-sols
Laissons Jeremy Rifkin et ce retour de 10 ans en arrière pour nous intéresser à un curieux petit livre (une centaine de pages), paru le mois dernier aux Éditions de l’Ère, signé par Timothy Mitchell – un britannique qui s’intéresse à la politique et au Moyen-Orient, qui est passé par Cambridge mais a ensuite traversé l’Atlantique pour Princeton, puis Columbia – et préfacé par Julien Vincent, docteur et agrégé d’histoire : Petrocratia – La démocratie à l’âge du carbone.

Ce dernier résume ainsi la thèse du livre : il existe des connexions aussi puissantes qu’ignorées entre le régime énergétique des sociétés (qui se conçoivent elles-mêmes comme modernes) et le régime politique (que nous avons pris l’habitude de nommer démocratie). L’auteur le redit autrement dans sa conclusion : en retraçant les connexions établies entre les pipelines et les stations de pompage, les flux de dollars et le savoir économique, les experts en armement et le militarisme, on découvre comment s’est tissé un ensemble particulier de relations entre le pétrole, la violence, la finance, l’expertise et la démocratie.

Qui trop embrasse, étreint ? Ce n’est pas impossible. Démarche un tantinet obsessionnelle ? C’est le lot de toute thèse. N’est-ce pas dans le cortège qui suit le corbillard que prend forme la légende du défunt ? Ce serait donc le tour de l’ère du pétrole. Mais qu’on y adhère ou non, l’éclairage porté par cet ouvrage me semble mériter qu’on s’y arrête un moment.

Dans le sous-titre, on lit : l’âge du carbone. Avant de s’attaquer au pétrole, on s’intéresse d’abord à l’ensemble des combustibles fossiles – ces soleils souterrains dont l’origine remonte à quelques centaines de millions d’années et que nous consommerions actuellement 400 fois plus vite qu’il ne leur a fallu pour se former (4 siècles brûlés en un an). Il y a 200 ans encore, l’humanité consommait de l’énergie solaire à l’année (labourage et pâturage pour se nourrir, bois pour se chauffer, moulins pour une énergie plus mécanique). Ce qui supposait des étendues suffisantes, un habitat relativement dispersé et de vivre au rythme des saisons et du renouvellement de la nature (prairies et forêts).

Au 19ème siècle, là où le charbon est devenu facile à extraire, ces vastes étendues sont devenues moins nécessaires : on estime que celui utilisé en Grande-Bretagne vers 1890 fournissait une énergie équivalente à des forêts qui auraient couvert plus de 15 fois la surface du pays. Concentration démographique (essor des villes) et de la grande industrie (dont métallurgie). Développement des moyens de communication (marine, chemins de fer) et de la capacité de contrôle sur des régions éloignées… Mais pour certains produits à transformer (ex. : le coton) et en quantités croissantes, il fallait continuer à leur donner leur soleil quotidien (ou saisonnier). Suivez mon regard : nouveaux espaces à mettre en exploitation, colonisation, empires.

Les réserves de charbon de qualité et facilement exploitables se limitaient à un petit nombre de sites. Extraire, remonter à la surface, acheminer vers les sites industriels ou centrales électriques : réseaux vitaux et concentrés, dont le contrôle était crucial. La main-d’œuvre ouvrière employée devint le noyau d’un militantisme qui troquait une relative autonomie sur le terrain contre une garantie d’approvisionnement de cette source d’énergie. L’interconnexion grandissante entre les activités favorisa l’extension de ce militantisme. Depuis le travail obligatoire ou l’interdiction des grèves, jusqu’à l’évolution du droit de vote, l’État-providence ou les régimes sectoriels de faveur, les politiques s’en mêlèrent. Grosso modo, on a abouti à une exigence démocratique renforcée au service d’une réduction de la précarité.

Le charbon avait donc contribué à façonner les démocraties européennes. Qu’est-ce qui a changé avec le pétrole ? Aux débuts, et malgré des mouvements ouvriers également dans ce secteur (Californie, Galicie autrichienne), pas grand-chose, sauf peut-être à Bakou et dans le Caucase lieux de production très concentrée (notons que Staline y fit ses premières armes). C’est à ce point qu’il faut décortiquer attentivement les spécificités du secteur.

A la différence du charbon, on n’envoie pas d’équipes au fond des mines : la pression fait monter le pétrole. Les lieux de production sont éloignés de ceux où le pétrole est utilisé. Son stockage est plus aisé. On n’emprunte pas un réseau ferré gourmand en main d’œuvre et sous la coupe des États desservis, mais des pipelines et des tankers sur un espace maritime international peu perméable au droit du travail, voire sous des pavillons de complaisance. La main d’œuvre, déjà moins nombreuse, est également plus fractionnée, soit en faisant appel à des ethnies différentes, soit surtout parce que c’est une succession d’affaires de spécialistes. L’offre et la demande s’ajustent plus fréquemment selon une logique concurrentielle que dans le cadre de cartels et de schémas planifiés.

Alors qu’avec le charbon c’était la main d’œuvre qui s’était saisie de l’arme du blocage potentiel de l’approvisionnement, avec le pétrole, ce furent les producteurs et distributeurs qui y parvinrent, favorisant d’une main une plus grande consommation et, de l’autre, contrôlant la rareté.

De plus, le rôle joué par les États-Unis au cours de la 2nde Guerre mondiale et une relative symbiose alors opérée avec le monde politique, facilita l’éclosion par la suite d’une attitude favorable à l’utilisation du pétrole en Europe (plan Marshall) et le resserrement des liens avec les pays producteurs du Moyen-Orient. L’histoire des années qui suivirent est émaillée de luttes politiques et coups d’États qui, dans cette région, sont fortement liés aux objectifs de sécuriser à long terme la production et l’exportation pétrolières.

L’auteur consacre un dernier chapitre au pétrole comme monnaie. J’ai entendu dire que ce n’était pas le point fort de l’ouvrage mais ne suis pas en mesure de porter un jugement qualifié. Je me contente donc d’esquisser les grandes lignes de ce que j’en ai compris.

Entre-deux-guerres, montée du fascisme, effondrement des démocraties européennes, simultanément à celui du système financier international. C’est au cours de cette période que se développa, avec Keynes et le New Deal, un savoir nouveau, une expertise économique, visant à à fabriquer un monde maitrisable, une gestion (ici aussi comme dans le cas du pétrole) par des spécialistes, qui devenait la tâche essentielle des gouvernements et dont l’auteur estime que c’était une tentative de soustraire bon nombre de sujets au débat démocratique. Toujours vers cette époque, autre école, opposée dans sa visée mais semblable dans sa démarche favorisant l’expertise aux dépens de la démocratie : un marché nouvelle mouture – le néolibéralisme à la Hayek. Ses tenants reprirent du poil de la bête à partir de 1955.

A la sortie de la 2nde Guerre mondiale, les États-Unis détiennent 80% des réserves d’or de la planète, les alliés européens ayant dû régler sous cette forme ce qu’ils en avaient importé. A même époque, ils contrôlent l’essentiel de l’approvisionnement mondial en pétrole. En 1944 (Bretton Woods), les alliés européens adossent leur monnaie au dollar – soit disant à 35 dollars l’once, en pratique au pétrole qu’ils paient en dollars. La mise en place par Washington de quotas d’importations à la fin des années ’50 visait d’ailleurs à soutenir le dollar.

Pendant une vingtaine d’années, le secteur pétrolier aussi bien que les spécialistes de l’économie semblent partager une vision d’où la notion de limite aurait disparu : pétrole à gogo et croissance du PIB ad libitum. Autant dire que les politiques emboitent le pas et que la façon dont s’exprime le débat démocratique s’en ressent.

Choc pétrolier à la fin des années ’60. Abandon de Bretton Woods et des quotas d’importation. Émergence politique d’une nouvelle problématique comme alternative à l’économisme : l’environnement et les limites à la croissance… Avec la participation des compagnies pétrolières – celles-ci cessèrent alors de considérer que les réserves étaient illimitées, avec le triple avantage : d’augmenter le prix du pétrole, de financer de nouvelles recherches, et d'imposer un coût environnemental au concurrent potentiel – le nucléaire.

Sans même effleurer la question de la présence militaire américaine au Moyen-Orient, l’auteur note que les intérêts des secteurs pétrolier et de l’armement y convergent, ne serait-ce que pour recycler les pétrodollars et assurer un sentiment de sécurité aux régimes (peu démocratiques) des pays producteurs.

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