mardi 9 août 2011

A mi-2011 – Art & Culture


Ce billet résulte d’une relecture sélective de ce qui a été publié au cours du 1er semestre 2011 dans le blog Les mauvaises fréquentationsThierry Savatier cherche à faire partager des impressions sur des livres, des expositions ou l’actualité. En ce sens, il fait suite à des billets similaires portant sur l’année 2009, puis sur chacun des deux semestres de 2010. La sélection pourra paraître arbitraire et le compactage – pour rester dans un volume acceptable – en donne parfois une vision déformée : pour revenir si besoin aux textes originaux, utiliser les adresses de sites mentionnées.

S’agissant de l’histoire des idées, j’ai sélectionné deux billets : l’un du 2 février sur la notion de Liberté ; l’autre du 14 février, sur la question du Mal et de la Providence, objet de positions antagonistes entre Voltaire et Rousseau, suite au tremblement de terre de Lisbonne. Dans l’un et l’autre cas, le point de départ est un ouvrage (éventuellement cosigné avec Éric Oudin) de Cyril Morana, professeur de philosophie dans un lycée francilien

La Liberté, d’Épicure à Sartre, est un essai paru chez Eyrolles. Cela tourne autour de la controverse jamais épuisée entre les partisans du déterminisme et ceux du libre arbitre. A un bout (pur déterminisme), l’individu n’est plus responsables de ses actes – mais la contrepartie est, qu’à titre personnel, il se trouve enfermé dans une sorte de prison dont il peine à se libérer. A l’autre extrémité (pur libre arbitre), il a à répondre de tous ses comportements – les circonstances, tout comme un hypothétique déterminisme culturel, ne pouvant servir d’excuse : autant dire que c’est un enfer et que cela nourrit un sentiment de culpabilité (coup de patte au passage : le Christianisme cultive volontiers le thème du libre arbitre.

Qu’a-t-on fait avec cette notion de Liberté à travers les âges ? Épicure fait la théorie d’un libre arbitre, modulé dans le bon sens par la pratique de la philosophie. Épictète prône une coopération confiante avec le Destin. Descartes cherche à concilier une libre volonté avec une sorte de déterminisme divin. Pour Spinoza, le libre arbitre n’est pas loin d’être une illusion – ce qui n’empêche de chercher à se libérer du déterminisme par la connaissance. L’auteur du blog a une faiblesse pour Nietzsche, en ce qu’il dénonce la vision morale et culpabilisante du recours au libre arbitre (voir plus haut). L’ouvrage est préfacé par André Comte-Sponville qui y voit proposée une alternative entre philosophies du libre arbitre et celles de la libération – à chacun de choisir ce qui lui paraît alors être la vérité.

On sait que le quart de la population de la capitale portugaise a péri lors du tremblement de terre [suivi d’un raz-de-marée, ce qui nous rapproche d’évènements très contemporains] qui a frappé Lisbonne le jour de la Toussaint 1755. Suite à quoi, Voltaire a rédigé un Poème sur le désastre de Lisbonne, auquel Rousseau a répondu sous la forme d’une Lettre à M. de Voltaire. Signe d’une rupture entre les deux philosophes – certes, mais cela semble anecdotique si on en croit les annotations et la postface qui accompagnent la réédition de ces deux textes (Querelle sur le mal et la providence, aux éditions des Mille et une nuits) et nous ramènent sur le terrain des idées.

Voltaire [qui a 60 ans vient de se rapprocher de Genève, après s’être brouillé avec Frédéric II de Prusse qui l’avait accueilli plusieurs années à Berlin] s’indigne et se révolte contre ceux qui y voient une punition divine – et contre l’idée que ce mal puisse s’inclure dans un plan tout aussi divin, visant le bien général.

En conclusion de sa réplique, Rousseau [une quinzaine d’année de moins, et qui vient de faire paraître son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité entre les hommes – ce qui lui a valu une critique immédiate de Voltaire mais aussi une condamnation religieuse, dans la mesure où il niait le péché originel] exprime un vibrant credo en la Providence bienfaisante, comme si ce mal n’était, finalement que l’ombre du bien.

N’ayant pas eu en main cet ouvrage mentionné par l’auteur du blog, je ne sais si c’est à lui qu’il faut attribuer ce qui suit ou s’il l’a trouvé en le lisant. Il souligne en effet que cette querelle est désormais alimentée par des religieux extrémistes, en général issus des monothéismes et qui exploitent les malheurs qui frappent leurs fidèles, en vue de les effrayer. Il cite ainsi certains Juifs haredim pour qui la Shoah aurait été une punition divine contre les Juifs européens qui se seraient écartés du respect de l’orthodoxie ; des chrétiens américains voyant dans le 11 septembre un châtiment contre New-York où proliféraient homosexuels, avorteurs et féministes ; et – cumul d’interprétations après le cyclone qui a dévasté la Nouvelle-Orléans : la Gay pride devait s’y dérouler (un télévangéliste), Georges W. Bush venait d’apporter son appui au démantèlement des colonies juives israéliennes (un rabbin) ; les États-Unis poursuivaient leur politique de soutien à Israël (sites musulmans intégristes).


Bienvenue dans le cyber-totalitarisme 
1984 de George Orwell, ce n’était qu’un roman. Total Recall de Gordon Bell et Jim Gemmel (Flammarion), c’est un projet industriel qui débouchera au cours de la décennie. Les auteurs travaillent, pour le compte de Microsoft, à un logiciel destiné à conserver et à traiter toutes les notes, photos, pages Internet visitées, données médicales (y compris via capteurs biométriques), déplacements grâce à un GPS…. Par lesquels nous enregistrons nos instants de vie, faits et gestes quotidiens – votre vie accessible en un clic.

Argumentaire : une telle démarche n’est-elle pas utile ? Pour remédier à notre mémoire défaillante… transmettre notre savoir… mieux apprendre… améliorer notre productivité… sauver notre vie, le cas échéant (données médicales) et, mieux encore, atteindre l’immortalité numérique. La plupart des outils existent déjà (PC, mobiles, photo numérique, GPS…), se perfectionnent et se miniaturisent. Il ne manquait que le logiciel actuellement en projet – qui permettra d’ailleurs de comprendre comment fonctionne votre esprit… et qui apprendra à devenir comme vous.

Des dangers ? Que nenni ! Des souvenirs qu’on aimerait oublier ? Mieux vaut en contrôler soi-même l’accès et déterminer à quel point on est capable de regarder la vérité en face. Risque que quelqu’un vienne fureter dans votre banque suisse informatique ? Passé sous silence. Que peuvent tirer votre entreprise, une société d’assurances (la perspective de transmettre vos données médicales angéliquement de façon anonyme pour des études sur la santé publique est préconisée), un État (sous prétexte de lutte contre le terrorisme ou la pédophilie, par exemple)… d’un tel programme d’auto-surveillance largement diffusé dans la population ? Déjà que les caméras de vidéosurveillance permettent de dresser à distance des PV pour stationnement en double file (même si c’est pour aller chercher votre grand-mère dans son appartement – il faut payer d’abord et contester ensuite).

Ambiance – selon les dires mêmes des auteurs de l’ouvrage : Cela peut nous inciter à mieux nous conduire. Commentaire de celui du blog : Hannah Arendt avait défini le totalitarisme par cette particularité que l’Etat se charge de contrôler la société et tous les individus qui la composent jusque dans leur vie privée, jusqu’à l’intérieur de leur foyer. Total Recall sera l’outil idéal pour atteindre ce but

[Les propos tenus par les responsables de grands réseaux sociaux vont – avec d’autres motivations – dans le même sens. Microsoft n’a pas a se sentir seul.]


Plus récemment, en juin, Thierry Savatier a signalé deux ouvrages qui rejoignent ses préoccupations majeures : L’Art face à la censure de Thomas Schlesser, paru chez Beaux Arts éditions – en ce qu’il rejoint le titre même de son blog Les mauvaises fréquentations ; et le Théophile Gautier de Stéphane Guégan (chez Gallimard) – n’est-il pas particulièrement ferré sur le 19ème siècle ?

A propos du premier, relatif à la censure dans l’art, il nous fait remarquer que selon les périodes de l’Histoire, les régimes, les latitudes, les motivations diffèrent, mais les redoutables ciseaux d’Anastasie poursuivent leur œuvre prédatrice : empêcher un créateur de s’exprimer ou, ce qui revient au même, l’obliger à l’autocensure, se fera donc toujours au nom du bien commun, d’une haute conception de l’art, de la préservation de la paix sociale, du respect prétendument dû au sacré ou – cet alibi est désormais devenu le plus efficace de tous – de la protection des mineurs. Et d’énumérer : le protectionnisme corporatiste des artistes de la Renaissance, les normes académiques érigées en loi, le bûcher des vanités du dominicain Savonarole, l’iconoclasme protestant, le puritanisme antisexuel, la persécution des oppositions politiques, l’art dégénéré honni des Nazis, les répressions staliniennes…

La postface invite les artistes à ne pas jouer les subversifs de salon et les provocateurs officiels mais l’ouvrage cité n’est pas resté muet sur la censure à l’époque actuelle, a rappelé qu’au cours des précédentes décennies le cinéma a été la cible de bien des actions dans ce sens et estime que, reflétant fidèlement une société dont les tabous se renouvelle, elle cherche à frapper – ici et ailleurs (Chine, Russie, États-Unis…) – ce qui lui paraît les transgresser en matière de dignité humaine, évocation de la mort, représentation des mineurs, contestation des icônes religieuses ou laïques…

Pour l’auteur du blog, le Théophile Gautier de Stéphane Guégan est particulièrement passionnant, érudit et documenté. Il prend sa place parmi les ouvrages fondamentaux qui permettent autant de connaître les auteurs littéraires et les artistes du 19ème siècle que de comprendre l’époque féconde et foisonnante dans laquelle ils évoluaient. C’est pour lui une réhabilitation de ce trublion de génie.

Née de la capitulation de 1870 face à l’Allemagne prussienne, la IIIe République avait désigné le Second Empire et la dépravation des mœurs comme la source de tous les maux. Théophile Gautier avait ainsi été marginalisé – et comme associé à ce régime et comme poète paganiste et railleur de la pudibonderie ambiante. Nous disposons ici sur lui d’une fresque biographique qui relie la vie de l’homme à son œuvre. Les géants reconnus de la littérature de l’époque (Hugo, Balzac, Baudelaire, Dumas, Flaubert…) ne cachaient pas leur admiration , le considérant comme un maître ou un pair. Chasseur de mots rares, styliste hors norme, d’une culture encyclopédique, on peut aussi le considérer comme un précurseur de la modernité littéraire.


D’un précurseur à l’autre – mais cette fois dans le domaine de la peinture, venons-en à l’exposition consacrée à Odilon Redon, Prince du Rêve, au Grand Palais (billet daté d’avril). Né en 1840, comme Monet et un an après Cézanne, il est, comme eux, un peintre majeur à classer parmi les plus grands passeurs de son temps. Cézanne ouvrant la voie au cubisme (ce qu’a reconnu Picasso), Monet tissant un lien vers l’abstraction (avant de prendre de la distance, observons les détails de ses Nymphéas). Résistant aux classifications, Redon fait preuve d’une singularité tout à fait étrangère à son époque et, jusqu’au début du 20ème siècle puise ses sources dans un onirisme sombre et littéraire – ne s’attachant ni au réel, ni aux scènes de genre, niaux sujets académiques – une œuvre au noir qui annonce clairement [si on peut dire] le surréalisme. La dernière époque du peintre perd de la fascination qu’exerçaient les travaux de sa première période.


Remontons dans le temps, revenons à la littérature et terminons sur une note apaisée, en relisant le Voyage en Italie, de Goethe (chez Bartillat – préface et notes de Jean Lacoste). Dans ce billet publié en juin, Thierry Savatier nous rappelle qu’il s’agit d’un séjour qui aura duré presque deux ans (1786-88). Pour les écrivains européens des 18ème et 19ème siècles c’était une sorte de passage obligé, motivé par une recherche de racines culturelles artistiques et historiques, puisant dans l’Antiquité et dans la Renaissance. Par contraste, on venait à Paris pour côtoyer les derniers courants intellectuels et artistiques.

Il ne s’agit pas de tourisme comme on l’entend désormais : au-delà des monuments, des églises et des musées, la découverte englobe les paysages et les habitants – dans toute leur diversité. Observateur, prenant des notes, faisant table rase des préjugés : J’apprends à voyager, écrit-il. Est-ce que j’apprends à vivre ? Il se fera plus tard la remarque : de Weimar à Palerme, il s’est fait en moi bien du changement. Il y aura donc eu un avant et un après l’Italie.



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