jeudi 6 janvier 2011

A fin 2010 – Dossiers du Temps


Ce billet résulte d’une relecture de ce qui a été publié au cours du second semestre 2010 dans le quotidien suisse romand « Le Temps ». Il fait suite à un billet similaire portant sur le 1er semestre 2010 (daté du 27 juin). La sélection pourra paraître arbitraire et le compactage – pour rester dans un volume acceptable – en donne parfois une vision déformée. Revenir si besoin aux textes originaux :http://www.letemps.ch/

03 VII – Les croisades, mauvaise mémoire (par Sylvie Arsever)

A l’école, les livres d’Histoire ont laissé des croisades un souvenir assez typé. Avec la destruction des Twin towers, le 11 septembre 2001, le terme est revenu en force dans les discours guerriers de George W. Bush, aussi bien que d’Al-Qaïda. Les éditeurs s’y sont engouffrés mais, à la lecture des ouvrages les plus sérieux qui viennent de paraître ou ont été traduits, les choses apparaissent comme bien plus nuancées.

Ainsi, la bataille par laquelle Charles-Martel aurait arrêté les Arabes à Poitiers en 732, n’aurait pas eu lieu. Certes un royaume musulman a été instauré à Narbonne vers 720, qui a duré jusque vers la fin du siècle ; il y a aussi eu quelques batailles – avant, après, ailleurs. Mal christianisé lui-même, Charles-Martel ne représentait guère un Occident chrétien uni contre le péril islamique : il a plutôt passé son temps à imposer sa loi à des évêques plus au Nord, et à affronter des païens plus à l’Est.

Venons-en aux croisades. Le recours aux armes ne figure pas dans le message évangélique mais, dès le 5ème siècle (l’Empire romain est désormais christianisé), saint Augustin le légitime, face aux attaques des barbares. Au 11ème siècle, l’Occident latin est en expansion. Or la Papauté ne veut pas laisser la prévalence à l’Empire germanique. L’appel d’Urbain II vise à libérer les chrétiens d’Orient. S’y joignent toute une foule d’illuminés – cela tourne au pèlerinage (libération du Saint-Sépulcre tenu depuis quatre siècles par les Arabes, et rachat des péchés), prend une dimension prophétique (annonce de la fin des temps par Pierre l’Ermite), et s’ouvre par une conversion forcée et des massacres de Juifs.

D’autres croisades suivront mais dans un autre esprit. Elles seront surtout récupérées au cours des siècles suivants : elles serviront à la Papauté contre les hérétiques ; à la promotion des valeurs occidentales en Orient au 19ème siècle… ou à se voir traiter de guerres coloniales au siècle suivant… puis au président Bush, plus récemment. Les États latins d’Orient se mettront à disparaître dès le 12ème siècle, sans avoir beaucoup marqué leur environnement, ni l’Occident qui avait été à l’origine de leur mise en place.

08 IX – C’est pas du TOC (par Denis Duboule)

Les troubles obsessionnels compulsifs (les TOC) vous connaissez ? Les hommes n’en n’ont pas l’exclusivité – cela existe aussi chez les chiens… Mais essayez de demander à un collectionneur de nains de jardins s’il en est atteint… Aux clébards, pas besoin de leur demander leur avis, ça se voit et on peut pousser l’investigation plus loin. A la clinique de l’université Tuft (U.S.A.), on a entrepris leur séquençage ADN. Ce pourrait bien être, et la sérotonine (molécule bien connue chez les gens déprimés) et, plus inattendu, le glutamate - un neurotransmetteur.

Des traitements sont mis au point (pour les chiens) et les recherches se poursuivent (pour voir s’ils sont applicables aux humains).

19 XI – Avenir de la honte (par Anna Lietti)

Boris Cyrulnik, bien connu pour avoir promu la notion de résilience, discute avec Klaus Scherer, qui dirige le Centre en Sciences affectives de Genève.

On trouve la honte à une charnière entre le social et l’individuel – il faut aussi faire la part entre sentiment et émotion. Un petit enfant se promène tout nu : il n’a pas honte. Ce sentiment n’apparaît que vers 4 ans, lorsqu’il devient capable de se représenter ce que les autres se représentent de lui. La honte surgit lorsque l’on va à l’encontre des normes et des valeurs sociales et lorsqu’on se trouve en contradiction avec l’image que l’on aimerait avoir de soi.

Un sentiment est une émotion provoquée par une représentation. La honte est un sentiment, la colère est une émotion : je peux déclencher une colère en vous injectant une substance ; je ne peux pas provoquer votre honte de manière purement physiologique. C’est une émotion socialisante, une arme puissante de conformisme : tenir les enfants, empêcher les femmes d’avoir des relations sexuelles avec un autre homme, avoir des hommes prêts à se sacrifier au combat en chantant. Certaines sociétés misent sur la honte comme mécanisme de régulation –notamment celles où c’est le lien social et familial qui prime.

Pour Scherer – qui a mené une enquête en Suisse à ce sujet – dans les sociétés individualistes, la honte est en voie de disparition. La liberté des personnes est valorisée. L’individu a du mal à accepter d'avoir des devoirs envers la communauté. La transgression sociale n’est plus motif de honte.

Pour Cyrulnik, Narcisse est en train de supplanter Œdipe. La seule chose importante est ma performance. Le sujet prend davantage le risque de la honte car s’il échoue à réaliser l’image de soi qu’il espère, cela entraîne une blessure narcissique. C’est la nouvelle racine de la honte. Je ne tiens plus compte des autres. Les pervers, qui sont incapables de se décentrer d’eux-mêmes, n’ont jamais honte. Par ailleurs, tandis qu’on parle désormais beaucoup de certaines émotions, comme la colère, le risque devient de sous-estimer la honte : j’aurai honte de dire ce qui m’a fait honte.

22 XI – Votre chat est-il gaucher ? (par Lucia Sillig)

N’y a-t-il que parmi les humains que l’on trouve des droitiers et des gauchers ? On sait qu’il s’agit d’une question d’asymétrie du cerveau, en termes de structure ainsi que de médiateurs chimiques. D’une part, chaque hémisphère contrôle la partie du corps qui lui est opposée et, d’autre part, chez nous, les mécanismes spatio-visuels sont gérés par celui de droite et le langage par celui de gauche. Ce deuxième aspect, et le fait que ce sont principalement les humains qui maîtrisent le langage, ont longtemps fait croire que la latéralisation (droite/gauche) leur était propre.

Ce n’est pas le cas. Depuis une quarantaine d’années, diverses formes de latéralisation ont été observées, d’abord chez les vertébrés et, plus récemment, chez des invertébrés. On remonte donc assez haut dans l’évolution. Cela permet notamment une répartition des tâches (le poussin se sert d’un œil pour identifier les graines à picorer et, de l’autre, vérifie s’il pourrait y avoir un prédateur) ou une prise plus systématique de décision (plusieurs sortes de poissons se tournent du même côté pour fuir).

Ainsi, beaucoup d’animaux sont spécialisés dans l’usage de leurs pattes (ex. : corbeau calédonien, perroquet australien…). Regardez quelle sera celle que votre chat va utiliser pour extraire de la nourriture placée au fond d’un bocal. Plus anecdotique : un chien peut frétiller à droite de la queue en présence de son maître, et à gauche s’il s’agit d’un chat ou d’un autre chien agressif.

Une étude concernant les chimpanzés a montré qu’un peu plus de la moitié étaient droitiers – mais moins chez les mâles où la situation peut s’inverser, que chez les femelles (80 à 90% chez les humains).

16 XII – Wikileaks, le sacre du hacker vengeur (par Umberto Eco)

L’affaire Wikileaks est d’abord la confirmation que les dossiers constitués par les services secrets sont essentiellement composés de coupures de presse. Dans ce domaine comme dans celui de l’occultisme, on ne croit que ce que l’on sait déjà. C’est pourquoi leurs informateurs peuvent être aussi paresseux que les auteurs de livres ésotériques qui se contentent de recopier, siècle après siècle, ce qu’ils ont trouvé dans des écrits antérieurs.

Ces révélations font du bruit parce qu’elles sont l’aveu que, depuis que les Chefs d’État peuvent se rencontrer et se téléphoner quand ils veulent, les ambassades ont perdu leur fonction diplomatique pour se transformer en des centres d’espionnage. Aveu de plus, qu’un simple hacker est désormais en mesure de capter les secrets les plus secrets du pays le plus puissant – c’est un renversement bottoms-up par rapport au top-down unidirectionnel d’Orwell. Aveu enfin que le secret était vide.

Pour Umberto Eco, la technologie avance désormais à reculons (avec Internet, retour au télégraphe ; avec les CD, impossible d’explorer un film à petits pas comme du temps des vidéo-K7 ; avec le TGV, l’avion est une perte de temps…). Le secret politique sera peut-être mieux assuré si on s’en remet de nouveau à des diligences aux itinéraires improbables et à des messages appris par cœur.

30 XII – La diplomatie américaine, une filière pour promouvoir les OGM (par Ram Etwareea)

Dans Wikileaks, on apprend qu’en 1997, 2007 et 2009 des diplomates américains en poste en Europe adressaient des câbles afin que Washington y fasse la promotion des OGM – en commençant par ceux de Monsanto : élaborer des représailles contre une France récalcitrante ; faire du lobbying auprès du Vatican au prétexte que les OGM soulageraient la faim dans le monde ; favoriser un plan d’action en Espagne ; exercer enfin des pressions sur Bruxelles.

Alors que plusieurs pays et une grande partie de l’opinion publique sont opposés aux OGM, du maïs 810 (Monsanto) et la pomme de terre Amflora (BASF) ont été néanmoins autorisés dans l'Union Européenne. Bruxelles n’a pas l’intention de geler ce processus d’autorisations (celle pour le maïs 810 doit être renouvelée début 2011) mais on ne parviendra pas à un consensus – il faudra se résoudre à un processus à la carte.

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