samedi 15 janvier 2011

Indignez-vous : tabac qui fait tousser


Il entre dans le wagon, s’excuse avec tout le respect qu’il nous doit de nous déranger, débite le reste que le bruit de la rame couvre largement, passe parmi nous, sort à la station suivante pour s’attaquer au wagon d’à côté. Il me semble qu’il lui faut faire 5 ou 6 wagons pour que quelqu’un lui donne quelque chose. Indifférence ? Plutôt indifférence affichée : les gens deviennent blindés. Il n’y a pas que dans le métro. En sous-sol ou en surface, une quinzaine de sollicitations par jour – dans les 5 000 par an. Parfois les mêmes visages, pas seulement.

Dans un mois, dans un an…
Par le petit bout de la lorgnette ? Oui sans doute, mais qui souligne combien votre non-indifférence intime est aux prises avec une apparence extérieure d’impassibilité. C’est cela dont il va s’agir maintenant.

Que subsistera-t-il d’Indignez-vous ! dans la vie réelle, voire dans le souvenir ? Le fait est que, ces temps-ci, l’opuscule de Stéphane Hessel ayant fait un tabac inattendu… on assiste à un grouillement politico-médiatique qui mérite le détour.

Selon la présentation qu’en fait son éditeur, Stéphane Hessel, né en 1917 à Berlin dans une famille juive qui s’est installée peu après à Paris, est entré à Normale Sup’ à la veille de la 2nde Guerre mondiale. Ayant rejoint la France libre à Londres en 1941, le programme du Conseil national de la Résistance, dont il considère que le motif de base est l’indignation, devient le socle de son engagement. Il est arrêté en France en 1944 et envoyé à Buchenwald puis à Dora d’où il s’évade. Aux Affaires étrangères en 1946 et en poste aux Nations unies, il rejoint la Commission chargée d’élaborer ce qui deviendra la Déclaration universelle des Droits de l’homme (adoptée à Paris en 1948). L’homme d’État français dont il s’est senti le plus proche a été Pierre Mendès France, et il a adhéré au PS en 1995. Il a récemment apporté son appui à l’actuelle secrétaire de ce parti, Martine Aubry.

Par ailleurs, parmi les commentaires que l’on évoquera dans un autre billet, j’ai relevé qu’être en net désaccord avec ce qu’il vient de publier n’excluait pas d’admirer et d’avoir de l’affection pour un homme qui avait été très présent, comme médiateur, au moment de l’affaire des sans-papiers de l’église Saint Bernard (1996) et dont les positions étaient alors attaquées par tous les gauchos bornés de ce collectif, qui les jugeaient trop modérées.

L’opuscule
Indignez-vous ! fait à peine 14 pages. Vu tout ce qui se raconte à son sujet, il m’a semblé nécessaire d’en donner un aperçu correct. Pas facile néanmoins d’en condenser les 24 000 caractères. Voici :
.
Il commence par rappeler le programme du Conseil national de la Résistance (réunion de toutes les composantes de la France occupée, écrit-il), en insistant sur la création de la Sécurité sociale qui s’en suivra, les nationalisations dans l’énergie et dans les banques, la primauté de l’intérêt général sur le particulier, du partage des richesses créées par le monde du travail sur le pouvoir de l’argent, l’indépendance de la presse, et l’accès pour tous à l’instruction la plus développée. Il estime ces différents points actuellement remis en cause et y trouve motif à indignation.

Il reconnaît que – fascisme, colonialisme, stalinisme – il s’est trouvé dans des situations où il était plus évident qu’aujourd’hui d’y résister et – guidé par une volonté de s’engager plus que par l’émotion – des raisons de s’indigner. De plus, normalien marqué par un hégélianisme qui donne un sens à l’histoire de l’humanité – la progression par étapes et défis à relever vers la liberté et la démocratie – il oppose cette vision à celle, pessimiste, où les progrès faits par la liberté, la compétition et la course au toujours plus, s’avèrent finalement destructeurs.

Le monde d’aujourd’hui est plus complexe et interdépendant et les raisons de s’indigner moins nettes. Il n’en reste pas moins que, face à des choses insupportables, la pire des attitudes serait l’indifférence. Notamment : accroissement de l’écart entre les très riches et les très pauvres ; droits de l’homme – Stéphane Hessel insiste sur l’importance d’avoir, en 1948, déclaré ces droits universels et non seulement internationaux. En termes d’efficacité, il pousse à profiter des moyens modernes de communication et agir désormais en réseau. Suit ici un développement de deux pages sur sa principale indignation, concernant la Palestine, la bande de Gaza, la Cisjordanie et l’attitude de l’armée israélienne. (Ce passage sert de point d’appui à une bonne partie de la contre-attaque portant sur Indignez-vous !)

Sa conviction est que l’avenir appartient à la non-violence et à la conciliation des cultures différentes. Même si – sans les excuser – on peut comprendre les terroristes (Sartre est ici cité), il faut préférer l’espérance de la non-violence à la violence, tant du côté des oppresseurs que des opprimés (référence à Mandela et à Martin Luther King). Au-delà de progrès réalisés dans la seconde partie du 20ème siècle (décolonisation, fin de l’apartheid et celle de l’empire soviétique, le début du 21ème siècle semble en recul (suites données au 11 septembre 2001, crise économique, réchauffement climatique, timidité des deux côtés de l’Atlantique pour réduire la pauvreté dans le monde – comme y invitent les objectifs 2000 de l’ONU).

Appelant à une insurrection pacifique contre la consommation de masse, le mépris des plus faibles et de la culture, ainsi que l’amnésie et la compétition à outrance que proposent les moyens de communication de masse, sa conclusion est : Créer, c’est résister – Résister, c’est créer.

Un tabac
Un titre qui accroche, dix à vingt fois moins de pages qu’un livre offert à Noël, 3 euros… Cela suffisait-il pour qu’en trois mois on flirte avec le million d’exemplaires ? Pour un auteur peu ou pas connu, avoir vendu au bout d’un an quelques milliers, même quelques centaines… c’est déjà gratifiant. La dizaine de milliers, c’est le bonheur. Au-delà de 100 000, la crème de la crème : La Carte et le Territoire pouvait viser les 300 000 avant de recevoir le Goncourt – probablement le double depuis.

Personnalités et médias ont naturellement tenu à exposer urbi et orbi comment ils décryptent le phénomène, sans oublier de s’affronter sur les deux thèmes que Stéphane Hessel avait fait ressortir : les soubresauts du politico-économique et le problème palestinien.

Rue89
(http://www.rue89.com/2011/01/08/phenomene-hessel-apres-lemballement-place-aux-sceptiques-184372)
Au 8 janvier, alors que la poussée des ventes autour de Noël commence à être connue, Chloé Leprince y remarque qu’après une phase d’engouement, les critiques commencent à pleuvoir et que les piques qui émaillaient des conversations privées ou se propageaient sur les réseaux sociaux, trouvent désormais un écho médiatique :
- Le neuropsychiatre Boris Cyrulnik s’est élevé assez tôt contre l’unanimisme de l’indignation : il faut nous demander de raisonner et non de nous indigner, parce que l’indignation est le premier temps d’un engagement aveugle.
- Le philosophe et ancien ministre UMP Luc Ferry reproche à l’auteur la faiblesse d’un raisonnement qui se place uniquement sur le terrain de la morale – la vraie morale (cf. Pascal) se moquant de la morale.
- Dans Libération, Pierre Marcelle, estime que radios et télés ont figé Stéphane Hessel dans son statut et sa statue de Père Noël des bonnes consciences.
- Pierre Assouline (voir billet ultérieur) – qui tient le blog de la République des livres se dit consterné, tant le contenu manque de contenu, et s’interroge sur un texte qui dégouline de bons sentiments. En revanche, sa charge vigoureuse sur la position prise par Hessel, concernant la question palestinienne, n’est pas évoquée.

L’Humanité
(http://www.humanite.fr/09_01_2011-les-lib%C3%A9raux-insultent-st%C3%A9phane-hessel-par-jean-emmanuel-ducoin-461852)
Le lendemain, Jean-Emmanuel Decoin court à la défense de Stéphane Hessel et se dresse, on ne s’en étonnera pas, contre les libéraux qui l’insultent, du Figaro aux blogs du Monde, en passant par le Causeur.fr ou L’Express.

Une curiosité, LePost
Pour qui tente une revue de presse via une recherche à la Google avec des mots comme "Hessel", "indignez-vous", il découvre plusieurs réactions de lecteurs publiées dans ce site numérique émanant du Monde… ainsi qu’un article qui a probablement été signé par un membre de l’équipe : Qui veut effacer les identités et exterminer les peuples ? Qu’y dit-on ? Qu’il a été supprimé.
(http://www.lepost.fr/article/2011/01/09/2365187_qui-veut-effacer-les-identite-et-exterminer-des-peuples.html)

Le Temps (Suisse romande)
Le 4 janvier et sous le titre Indignez-vous !, un message porteur, Caroline Stevan rapporte le commentaire d’un responsable du secteur de l’édition : Je n’ai pas souvenir qu’un essai se soit vendu si bien dans la sphère francophone au cours des 15 dernières années. Elle souligne le contexte favorable, l’importance du message et d’un retour à l’engagement dans une pratique au quotidien qui vise à transformer la société, pas forcément dans les partis politiques. Selon une sociologue, il ne faut pas sous-estimer l’image, erronée à son avis, que nourrit l’Hexagone du village gaulois luttant seul contre les bulldozers. Elle note enfin que, déjà en France, la récupération politique se fait sentir.
(http://www.letemps.ch/Page/Uuid/37c09caa-1781-11e0-8f93-3f812b274a24/Indignez-vous_un_message_porteur)

Une bonne semaine plus tard, dans le même quotidien, François Gross chapeaute ainsi sa chronique : "Quand je cesserai de m’indigner, j’aurai commencé ma vieillesse", écrivait André Gide. A entendre et à lire certaines des réactions à l’opuscule stimulant signé par Stéphane Hessel, les plus ou moins jeunes candidats à une sénilité précoce sont légion.

The Independent (Grande-Bretagne)
John Lichfield est, depuis 15 ans, correspondant à Paris de ce journal britannique de qualité – et pro-européen. Le 7 janvier, il y fait paraître son analyse sous le titre : Are we looking for a new message – or a new Messiah? Sa question : comment expliquer le succès exceptionnel d’un pamphlet aussi médiocre ? Côté français, il reflète le penchant viscéral gauchisant de certains Français tout à fait honorables mais qui ne réfléchissent pas beaucoup.

Difficile donc d’imaginer un tel triomphe hors de ce pays – bien que… il faille ne pas sous-estimer l’existence en Occident d’une angoisse diffuse dans les populations, que la récente crise financière soit en fait une crise de civilisation. Ce qui justifierait une colère contre des institutions financières qui, avec l’argent public qui a servi à les renflouer, se mettraient un an plus tard à spéculer à propos de l’endettement des États. Cette spéculation virtuelle est d’autant plus difficile à avaler, quand on sait que l’argent investi sur les marchés financiers au niveau mondial représenterait environ 12 ans de PIB mondial.

Ayant perdu la foi dans la religion qui prévalait du temps de Thatcher et Reagan, ces populations ne savent plus vers où se retourner désormais. Au même moment, une Chine aux valeurs tout autres en arrive à racheter nos dettes, nos industries et nos âmes. D’un côté, Stéphane Hessel nous invite à nous indigner et à regarder vers la gauche – ce qui n’est pas une solution. D’un autre côté, les médias anglo-saxons s’accrochent à des fondamentaux dépassés du marché. Résultat : le mépris pour le politique, voire la démocratie, prend de l’ampleur. Le succès de Indignez-vous ! laisse entrevoir que prend corps un soutien potentiellement large en faveur d’un messie de centre-gauche, en mesure de dégager une issue. En face sinon, un fascisme light à la Tea Party américaine ou aux populismes européens.

Aucun commentaire: