jeudi 20 janvier 2011

Entre les deux… (15)


Les origines du langage
Qu’est-ce qui se cache au-dessous de ce qu’on appelle le langage ? On serait tenté de croire que celui-ci s’est développé afin de pouvoir communiquer : ce n’est pas aussi évident.

On s’est rendu compte qu’il y a 300 ou 400 000 ans, la taille du cerveau et l’appareil vocal de l’ancêtre de l’homo sapiens et de l’homme de Neandertal étaient déjà similaires à ceux de l’homme moderne. Et pourtant, cela ne fait que 40 à 80 000 ans que les traits culturels qui sont contemporains à l’apparition du langage se sont manifestés. Comment les choses se sont-elles passées entre-temps ? Une analyse plus fouillée permet aussi de souligner (outre celui du cerveau et de l’appareillage vocal) le rôle joué par des articulations relatives à la boucle et à la langue, ainsi que par le contrôle de la respiration. Plus précisément, on a identifié une ouverture à la base du cerveau, dont la taille limite celle d’un nerf qui commande la langue – idem, s’agissant du canal thoracique vertébral pour le contrôle de la respiration. C’est ce qui handicape les singes à cet égard… mais nos ancêtres d’il y a 3000000 ans ne connaissaient pas ce genre de restrictions : il faut chercher ailleurs.

Intéressons-nous alors aux similarités entre le langage et la musique – elles laissent supposer une origine commune. C’est d’abord un même emplacement dans l’hémisphère droit du cerveau, qui intervient pour la musique ainsi que pour les aspects les plus subtils du langage – emplacement qui est d’ailleurs le symétrique de celui du langage dans l’hémisphère gauche et avec lequel on note quelques similarités, surtout dès qu’il s’agit de langage parlé et d’intonation. Dans les deux cas, l’articulation syntaxique s’appuie sur une phrase ; on y trouve aussi un rythme et une mélodie. Et l’analogie peut être poursuivie sur le plan sémantique : la signification de ces phrases se rattache à des mots ou à leur équivalent.

De la musique avant toute chose ?
De la musique ou du langage, lequel est arrivé en premier ? En faveur d’une antériorité de la musique, il y a la simplicité plus grande de sa syntaxe. On peut aussi se référer à l’ordre dans lequel l’enfant parvient à maîtriser l’un et l’autre : intonation, mise en place des phrases, rythme… Les mères y répondent : quant à la hauteur de la voix (pitch), en élargissant la gamme ou le répertoire, en ralentissant le tempo. L’enfant en vient à distinguer et préférer la voix de sa mère et les caractéristiques de cette langue maternelle. Tout ceci relève d’une approche assez globale qui caractérise l’hémisphère droit, plus que de celle, analytique, de l’hémisphère gauche – et ce dans des zones du cerveau qui ont trait à la dimension musicale de la parole. Si on accepte le principe que le développement de l’individu suit un parcours analogue à celui de l’espèce, ceci pourrait être une indication intéressante sur ce qui a pu se passer pour nos ancêtres.

En gardant ce même fil directeur, notons aussi que la musique sert à communiquer de l’émotion. Couplée à l’intonation de la voix, on peut avancer des hypothèses sur la fonction qu’elle a pu avoir au sein de groupes primitifs humains, avant même l’arrivée du langage. Hypothèses qui ne sont pas partagées par tout le monde : comment situer cela en termes évolutionnistes – quels avantages pour la survie de l’espèce ?

Et nous-mêmes, ne sommes-nous pas enclins à penser, dans notre contexte actuel, que la musique se situerait à la périphérie du langage, plutôt que le contraire ? L’auteur ajoute ici – on est au cœur de la thèse qui justifie son imposant ouvrage – qu’au cours de ces derniers siècles, la civilisation occidentale aurait perdu le sens d'une position plus centrale tenue par la musique. Celle-ci est devenue une expérience plus individuelle, ce qui l’aurait repoussée à cette place périphérique qu’on ne lui connaît pas dans d’autres cultures, où elle y tient un rôle intégrateur manifeste, qu’accompagne un partage des émotions et des expériences.

Il ajoute que, de même, la poésie – une poésie chantée – a précédé la prose.

Communication sans langage
Nous avons du mal a priori à accepter que la musique passe avant. Cela, dans la mesure où nous sommes enfermés dans une culture qui est déterminée et dépendante du langage, à un point que nous n’arrivons même plus à imaginer. Dans la plupart des cas – et nous n’en sommes pas conscients – les messages que nous véhiculons n’ont rien à voir avec les mots.

Les animaux arrivent à s'en passer – pourquoi pas nous ? Certains, même, font appel à l’équivalent de l’intonation : c'est ainsi que les chiens qui, entre eux, communiquent de préférence avec des odeurs et les mouvements du corps, s’expriment vocalement en direction des êtres humains – même si cela paraît limité. D’autres animaux font appel à un langage plus musical (hauteur de la voix, intonation, aspect temporel) : bonobos, baleines, dauphins… qui se coordonnent entre eux de cette façon.

Les enfants qui ne maîtrisent pas encore le langage arrivent à communiquer de façon plus ou moins claire mais néanmoins efficace. Les personnes dont l’hémisphère gauche a été endommagé aussi. Il existe en Amazonie des tribus qui font appel à un langage qui est une sorte de chant aux composantes relativement complexes. Pour nos ancêtres qui ont vécu avant l’apparition du langage, la musique a pu jouer un rôle qui élargissait, à un espace et à des groupements humains plus larges, la fonction d’attention mutuelle (grooming) qui, à proximité, était assurée grâce au langage corporel.

Notons par ailleurs que – à la différence de l’usage des mots – la musique nous parle à nous, et entre nous, et non des choses et en relation avec les choses. Notons aussi qu’à la différence de formes plus musicales et intuitives de la communication, le langage avec des mots sert mieux, souvent, à masquer qu’à dévoiler… au point de rendre parfois la communication problématique.

The Master and his Emissary – The divided brain and the making of the Western world – Iain McGilchrist – Yale University Press – 2009 – 597 pages....
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Le présent billet fait suite à celui du 19 novembre. Il fait partie d’une séquence sur le Cerveau commencée le 4 juin 2010 (voir la liste des thèmes dans la marge de droite). Il n'est pas exclu qu'au cours de la traduction et en cherchant à condenser, il y ait eu des erreurs ou une mauvaise compréhension : se référer directement à l'ouvrage mentionné ci-dessus.

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