mercredi 27 mars 2019

Ascèse et passion - avant de refermer provisoirement l'ouvrage



Le temps est venu de boucler la boucle. Nous nous apprêtons à refermer provisoirement la biographie d’Alberto GIACOMETTI par Anca VISDEI.
Respectueux de la chronologie, l’auteur nous accompagne.
Mais qui dit cycle se cantonne-t-il strictement à la dimension du temps ?

Aux toutes dernières lignes de l’ouvrage, nous nous retrouvons dans ce même Val Bregaglia du premier chapitre, celui de l’enfance, celui des montagnes, avec ses rochers, ses arbres, sa présence humaine et ô combien familiale, ses valeurs sociales dont l’art est une composante majeure.
Lieux qu’Alberto n’avait certes pas totalement abandonnés mais à distance desquels, à Paris, il avait vécu les deux-tiers de sa vie.

Autre boucle mise en relief : ascèse et passion d’un côté, et nerf de la guerre de l’autre.
Dès le début l’auteur rappelle la valeur record atteinte par sa statue L’Homme au doigt en 2015 lors d’enchères chez Christie’s.
Giacometti avait déjà rencontré le succès de  son vivant, mais sans s’attacher à l’argent ni, par exemple, devenir propriétaire.

Dans les dernières pages - Alberto Giacometti et après - on assiste au ballet entre l’héritière et son avocat, à la mise en tutelle de celle-ci, à la création d’une Fondation française qui mènera de front les mises en valeur artistique... et autres... des nombreuses oeuvres du sculpteur dont elle dispose.

Reprenons le fil. Nous en sommes à la période qui va de fin 1963, après son opération, à sa mort au début de 1966.

Période de ruptures :
Annetta, sa mère, disparaît à l’hiver 1964.
Au cours de cette même année, il rompt avec Maeght qui avait, lors de l’inauguration de sa fondation, omis d’en remercier la cheville ouvrière - Louis Clayeux qu’Alberto appréciait.
Et il rompt avec Sartre qui, dans Les Mots, avait accommodé à une sauce indigeste la relation de l’accident qu’il avait eu place des Pyramides 20 ans auparavant.

1965 est l’année des voyages - plus que Giacometti n’en n’a jamais fait : à Londres, à Copenhague, à New-York...
Villes auxquelles, il faut ajouter Bâle avec la mise en place en fin d’année d’une Fondation suisse à son nom et la capacité d’exposer désormais d’un nombre appréciable des ses oeuvres à Zurich, Bâle et Winterthur.

Mais, en ce mois de décembre, son état nécessite qu’il soit l’hospitalisé : il n’ira que là où il a confiance et quitte Paris pour Coire, le chef-lieu du canton des Grisons.

Sa traversée de la ville à pieds sous la neige qui commence à tomber, une valise héritée de son père à la main, nous aspire en une écriture quasi filmique.
On sait qu’à l’approche de la fin, il arrive que votre vie se mette à défiler sous vos yeux.
L’identification ici suggérée au lecteur emprunte le mode interrogatif :
Sait-il que… Imagine-t-il… qu’il ne poussera plus [ces] portes… qu’il ne traversera plus [la place]... qu’il ne montera plus les marches… ? Il n’essaiera plus de déchiffrer… Il n’ira plus au Musée…

Améliorations, rechutes. Sa femme essaie d’interdire l’accès de la chambre d’hôpital à sa maîtresse... que, lui, réclame.
La flamme s’éteindra le 11 janvier, deux ans environ après sa mère.
Sont présents Annette puis Caroline - et ses frères - Diego finalement seul lui tenant la main.

Exposé d’abord dans l’atelier créée par son père à Stampa, il sera enterré quelques jours plus tard dans le cimetière tout proche de Bergonovo où, sous des dalles de la pierre grise du lieu, lui et les siens se sont depuis progressivement rassemblés.
La température est de -20°C, enfants de l’école en tête, le cortège fait plus d’un kilomètre.

J’en connais qui, ayant participé aux relectures avant impression, pourrait vous confier qu’à la quatrième encore les larmes lui venaient aux yeux.

L’épisode s’y prêtait, certes. Il s’inscrit tout autant dans la tonalité d’un ouvrage qui permet au lecteur de ne pas se limiter à être un visiteur de musée, un curieux qui compulse des catalogues, un auditeur de gloses expertes - toutes démarches qui privilégient l’objectivité voir la distance.

Dès son avant-propos l’auteur nous avait prévenu :
pour cette biographie comme pour les précédentes, j’ai tenté d’investir la personnalité de mon sujet, d’habiter son corps, d’emprunter son regard.

Alberto GIACOMETTI - Ascèse et passion, est paru chez Odile Jacob

La photo de la tombe, prise en 2010, et les références correspondantes sont accessibles par le site :



samedi 9 mars 2019

Un temps pour vivre



De la même façon que dans les précédents articles, ces quelques lignes ne sont que des aperçus de la biographie d’Alberto Giacometti, par Anca Visdei : Ascèse et passion (paru tout récemment chez Odile Jacob). Ils ne peuvent que s’effacer devant la lecture de l’ouvrage lui-même.

Nous en sommes à l’avant-dernière étape : nous l’avions accompagné au cours de sa jeunesse dans sa contrée natale - les Grisons en Suisse, puis lors de sa venue à Paris, du temps de l’aventure surréaliste, puis sa “longue marche” et ,enfin après la Guerre,  les étapes de la quête et la reconnaissance.
La femme qui a le plus compté dans la vie d’Alberto Giacometti est, de toute évidence, sa mère. Outre Flora, l’américaine du temps de la Grande Chaumière, et une femme dont Alberto n’a pas dit grand-chose, sauf que leur relation fut pour lui alors importante, nous avons évoqué celle particulièrement intense avec Isabel. À Genève, pendant la Guerre, il a rencontré Annette, elle l’a suivi à Paris et elle est devenue sa femme alors qu’il approchait de la cinquantaine. Une bonne part de ses rencontres sont avec des prostituées : on en comprend progressivement les raisons en parcourant la biographie que nous livre Anca Visdei. J’ai eu l’impression qu’elle l’a clairement souligné lors d’une des émissions de présentation de son ouvrage à la radio : ce type de relation avait l’avantage de ne pas interférer avec sa recherche artistique.
Après la longue marche, la quête et la reconnaissance, le voici à 60 ans. Caroline est trois fois moins âgée. Il la rencontre dans un bar à filles de Montparnasse. Certes un peu vulgaire, elle fréquente aussi la pègre, mais fascinante - et elle sait l’écouter. Ce sera un amour profond pour ses dernières années : car il ne lui reste encore que cinq ans à vivre.
Y compris physiquement. Autrement formulé : sa vie d’homme commence. Il se plie à ses caprices. Significatif : Marlène Dietrich est à Paris, lui fait une cour presque éhontée, l’invite à dîner - Alberto refuse à la demande de Caroline. Il offre à celle-ci bijoux, parures, cabriolet : ils sillonnent Paris… Paris sans fin - titre d’un recueil de ses lithographies. Elle pose pour lui.

Couverture du recueil récemment édité de lithographies d'Alberto Giacometti,
alors qu'il accompagnait Caroline dans la voiture qu'il lui avait offerte.

Cabriolet MG rouge de vers les années '60 
Tension entre Annette (qui de son côté se rapproche du Japonais Yanaihara) et Caroline : Alberto, qui a, toute sa vie, été locataire offre un appartement à Annette et poursuit sa relation avec Caroline.
Son activité de dessinateur, peintre et sculpteur ne faiblit pas. Il reçoit une commande monumentale pour le Plaza de New York, expose à Venise, se consacre à un décor pour le Godot de Beckett, participe à une rétrospective qui lui rend hommage à Zurich.

“En attendant Godot” à Avignon - 1978
L’arbre du décor s’inspire de celui conçu par Giacometti
Photo : Michaud/Gallica/Wikipedia

Mais la fatigue commence à le guetter. On l’opère de l’estomac en lui cachant qu’il s’agit d’un cancer. Il finira par l’apprendre - ce qui le décidera à rompre avec ses médecins pourtant très proches.

samedi 2 mars 2019

Alberto Giacometti - de la quête à la reconnaissance





De l’après-guerre à 1960 nous pourrions nous croire en terrain connu.
D’une part, le lecteur a des points de repères plus nets que ce qu’on a pu lui rapporter sur la première moitié du 20ème siècle - par lui-même ou par sa famille, par des connaissances proches ou par des témoins directs, ou grâce à des livres, des articles, des films…
D’autre part, beaucoup d’œuvres phares d’Alberto Giacometti - celles que tout un chacun saura évoquer spontanément, remontent à cette époque.


La Quête et La Reconnaissance sont les titres qu’Anca Visdei a choisis pour les chapitres correspondants. Qui sait son attachement pour le répertoire et l’interprétation de Jacques Brel ne s’étonnera pas de ce choix : La Quête - également connue comme L’inaccessible Étoile - est un sommet de l'Homme de la Mancha… créé au théâtre de la Monnaie à Bruxelles.


Titre de chapitre auquel elle associe cette citation du sculpteur :
Faire, faire et refaire. C’est cela créer. Refaire sans cesse, c’est là ou j’en suis.

N’est-ce pas ce thème dont elle a souligné la permanence dans l’œuvre et dans le parcours d’une vie d’ascèse et passion ?
Et ce sur quoi elle est revenue dès les premiers entretiens radiophoniques qui ont suivi la sortie son ouvrage. Ils ouvrent à des horizons dont la trop habituelle contemplation esthétique ex-post (celle, après coup, des œuvres “achevées”) n’aurait pas laissé soupçonner le parcours (et quel parcours !) qui avait précédé.


Écoutez le podcast de l’émission Entrez sans frapper à la RTBF - tiens, tiens, la radio belge !

Ou celui de Radio Delta :

C’est tout autant le thème de la quête inaccessible que l’on retrouve dans le pénétrant documentaire de Jean-Marie Drot, réalisé en 1963 :


La Quête - Chapitre bref qui, alors que Giacometti ne parcourt en rien le monde, nous familiarise avec Pierre Matisse (fils du peintre et sculpteur Henri Matisse), marchand à New York, où il organise des expositions sur ses tableaux et ses bronzes, qui seront de francs succès.
Qui nous familiarise avec Eberard Kornfeld, ce grand marchand d’art à Berne, qui connaissait très bien Giacometti et qui a apporté d’inestimables témoignages sur l’artiste.
Qui nous familiarise avec Aimé Maeght et le directeur de sa galerie, Louis-Gabriel Clayeux, qui joueront en France le rôle que Pierre Matisse jouait à New York - la Fondation Maeght près de Saint-Paul-de-Vence reste un lieu de passage obligé pour y voir des sculptures de Giacometti.

Le chapitre suivant - La Reconnaissance - s’attache à des personnes et personnages dont la fréquentation d’Alberto nous éclaire, et sur eux-mêmes et, en retour sur Giacometti.

Jacques Dupin, jeune écrivain ; Jean Genet dont la sensibilité est  proche de l’artiste ; le philosophe japonais Isaku Yanaihara qu’Alberto réussira à retenir presque jour après jour pendant trois bons mois en France, au prétexte qu’il doit continuer à poser pour son portrait en cours - et qui reviendra encore quatre étés - ce qui a donné de nombreux portraits ainsi qu’un témoignage minutieux à partir des notes qu’ils consignait ; Michel Leiris autre figure littéraire et poète ; Paola Caròla qui, non seulement, a presque imposé que Giacometti lui fasse son buste mais qui, devenue psychanalyste lacanienne et promotrice de la pensée de Lacan et de sa pratique en Italie, fut ensuite assez proche d’Annette, la femme d’Alberto.

Le titre du chapitre se mentirait à lui-même si on n’y retrouvait pas les expositions qui ont constellé cette période de 1955 et 1960 : chez Maeght, à Londres, au Guggenheim de New York, à la Biennale de Venise, au Kunsthalle de Berne…

Et surtout, loin de la sécheresse de l’énumération ci-dessus, l’ouvrage d’Anca Visdei combine la richesse de l’information et la pétillance qui font de sa lecture un plaisir.


mercredi 20 février 2019

Giacometti de 1935 à 1947 : la Longue marche


Dans la biographie qu’en a faite Anca Visdei, le chapitre “La Longue Marche” (titre qui s’inspire d’un entretien ultérieur avec l’historien d’art Pierre Schneider), couvre les années juste avant la Guerre ; puis pendant celle-ci - en partie à Genève où il se lie avec Annette Arm, qui deviendra plus tard sa femme ; et enfin le retour à l’atelier parisien, où Annette le rejoindra.

Le propos n’est pas ici d’en dévoiler le contenu - ce serait un double appauvrissement : vu la richesse du texte originel ainsi que le plaisir de la lecture.

À propos du chapitre précédent, je n’avais fait qu'effleurer le contexte historique et idéologique du cheminement artistique de Giacometti ainsi que du mouvement surréaliste qu’il avait alors accompagné. Des histoires personnelles ou interpersonnelles dans la grande Histoire. Allez-y, précipitez vous dans ces pages : Giacometti n’était pas neutre, bien d’autres surréaliste non plus.

Avec la Guerre qui se rapproche et qui va servir de toile de fond au présent chapitre, on grimpe de quelques degrés. J’ai choisi un angle d’observation relativement décalé et mis l’accent sur la relation d’Alberto avec Isabel. À grands traits, et avec des omissions - exemple flagrant : le rôle d’Isabel dans la propagande antinazie.

De même, nous devons à la présence du journaliste américain Robert Wernick, arrivé à Paris à 20 ans en 1938 et qui a vécu une grande partie de sa vie dans le 14ème arrondissement, une information précieuse sur les frères Giacometti qu’il connaissait fort bien. Ce qui nous vaut un article a priori assez rocambolesque et dûment relaté dans la biographie, sur la façon dont Paris s’est vidé à l’approche des Allemands en 1940 (“The Cambronne picnic - Alberto Giacometti and the End of the World, Paris, June 13 1940”) - le lien de son blog fonctionne encore, 5 ans après sa mort en 2014 :
L’article se prolonge sur les routes de l’exode à bicyclette - histoires individuelle et Histoire, c’est un témoignage exceptionnel.

Revenons à la “Longue marche” : En 1935, cela fait bientôt 15 ans qu’Alberto est à Paris. Il vient de se séparer des surréalistes et ainsi se clôt une parenthèse d’une dizaine d’années. En 1925, il avait renoncé au modèle vivant et à l’étude d’après nature pour ‘inventer des œuvres dans la tête’ (“les plaques”). Il opère maintenant un demi-tour en sens inverse : travailler “avec un modèle toute la journée”. Il pensait résoudre cela en deux semaines, cela lui prit le temps de sa vie.

Alors qu’il se consacre à sa nouvelle manière de travailler, son environnement se reconstruit lui-aussi. Il se rapproche d’André Derain dont il est un admirateur : “Depuis l’instant de ce jour en 1936 où une toile de Derain vue par hasard dans une galerie (...) m’a frappé d’une manière totalement nouvelle (...) toutes les toiles de Derain(...) m’ont forcé à les regarder longuement, à chercher ce qu’il y avait derrière.”

Sartre et Beauvoir qui le croisent au Dôme s’intéressent à lui, jusqu’à des amorces d’une collaboration qui, à un rythme mesuré, se poursuivra quand même une trentaine d’années en attendant de se rompre en 1964.

On le voit aussi, lui, le mesuré et profond qui creuse son sillon, face à un Picasso brillant, accumulant les œuvres, extraverti. Deux génies qui se respectent sur un fond d’ententes provisoires et d’un peu de méfiance.

Toute autre relation, celle entre Alberto Giacometti et Samuel Beckett : “puissants démiurges de leur époque, arpenteurs de la condition humaine, ces deux provinciaux universels se préoccupaient de sens métaphysique, de l’avenir de l’homme et ils rendaient leur réponse et leur sentiment par des œuvres métaphoriques que l’absence de références parasites rend éternelles.”


Mais comment ne pas se laisser captiver par l’attention qu’Anca Visdei nous conduit à porter à Isabel? Je vous recommande de vous y plonger. Cela s’égrène tout au long du chapitre : Isabel I : la rencontre ; Isabel II : l’accident ; Isabel III : à la veille de l’exode ; Retour à Paris : Isabel IV ... On aurait presque attendu d’autres épisodes … De 11 ans plus jeune qu’Alberto, elle a quitté sa Grande-Bretagne natale pour Paris.  “Supérieurement intelligente, c’est une femme qu’on ne peut ignorer, tant pour sa présence physique que pour sa personnalité” souligne Anca Visdei. Inscrite à la Grande Chaumière, elle commence par poser pour Derain. Elle rencontre Alberto Giacometti et pose pour lui.

Portraits d'Isabel par Derain 

Ici deux étonnements :

“D’après les écrits de ce dernier, le premier buste qu’il fit d’elle fut l’un des rares qui ne lui donna pas de fil à retordre. Aucune allusion à l’impossibilité de représenter le modèle, pas de désespoir créatif. Non : ce buste sort des mains du sculpteur aisément, avec naturel et s’impose à l’observateur avec évidence.”

Et, en 1937, “elle se rend presque quotidiennement à l’atelier de la rue Hippolyte-Maindron. Elle y travaille ses aquarelles, elle visite le Louvre et d’autres musées avec Giacometti (...) La présence d’Isabel dans l’atelier d’Alberto est exceptionnelle : c’est l’unique fois où il partagera son atelier avec quelqu’un. Même Diego travaille dans un atelier contigu.” Arrêtons-nous provisoirement ici et retenons ces mots: “Ils sont en harmonie, en constante communion. En miroir.”

Juin 1940 : Alberto est encore à Paris - échanges de correspondances. Brèves retrouvailles, le temps d’une nuit, avant le départ d’Isabel pour l’Angleterre. Ils feront ensuite des efforts surhumains pour correspondre. Elle aura été “à la fois, une amante, un camarade de travail, une très belle femme et un petit soldat courageux. Jamais il ne retrouvera cet ensemble de qualités chez une autre. En plus, elle est talentueuse.”

Fin 1945 : Giacometti retrouve Paris. Isabel aussi est là. Elle et Alberto auraient vécu quelques mois ensemble - rien de sûr. Lors du réveillon de Noël, elle part sous ses yeux aux bras d’un beau musicien. C’est fini - même s’ils resteront amis jusqu’à la fin de leurs vies.

1987, elle fait partie des personnalités proches des Giacometti, qui ont signé un encart paru dans “The New York Review of Books”, d’autres magazines en anglais, ainsi que dans “Le Monde”, désapprouvant clairement la biographie que James Lord vient de publier sur Alberto.

C’est épouvantablement condensé, je sais : il vaut mille fois mieux se laisser porter voire enchanter lors de la lecture directe.

Et pour mémoire, car nous avons sauté quelques étapes :

D’abord une anecdote (toujours significative comme on sait) : en 1939, pour une exposition suisse d’importance nationale, on a préparé, en bonne place, un socle immense pour une œuvre de Giacometti. Celui-ci s’y rend au dernier moment avec sa sculpture … minuscule … dans sa poche.

Début 1942, Alberto s’installe à Genève où habitent son beau-frère et son neveu Silvio, orphelin d’Ottilia, sœur d’Alberto, morte en couches 4 ans plus tôt. Sa propre mère est également venue pour s’occuper du petit. Son lieu de vie et de travail est dans un petit hôtel. Il constate que ses sculptures rétrécissent de plus en plus.  Puis mouvement en sens inverse avec la Femme au chariot et orientation qui s’ébauche vers de longues figures émaciées.

C’est d’ailleurs à Genève qu’il rencontre de plus en plus régulièrement sa future femme, Annette, de 22 ans sa cadette. Elle ne le rejoindra à Paris qu’à mi-1946, environ 6 mois après la rupture entre Isabel et Alberto. Elle s’installera dans l’atelier - les rapports au sein du trio avec les deux frères ne sont pas toujours évidents. Le mariage, sous acquiescement quasi arraché à la mère, aura lieu mi-1949.


jeudi 14 février 2019

L’aventure surréaliste d’Alberto Giacometti



Pour ceux qui aiment se raccrocher à la chronologie, la vie d’Alberto Giacometti pourrait se répartir en trois tranches d’une vingtaine d’années chacune, avec une interruption pendant la 2nde Guerre mondiale : l’enfance et l’arrivée à maturité dans les Grisons ; Paris de l’Entre-deux-guerres ; puis Paris de l’Après-guerre, à partir de son retour de Genève.

Et la première tranche parisienne ne pourrait-elle pas elle-même se découper en quatre périodes de 5 ans ? Pas très poétique mais mnémotechnique : les cours à la Grande Chaumière ; les Plaques et l’installation, avec son frère Diego, dans l’atelier de la rue Hippolyte-Maindron ; et voici la rencontre avec les surréalistes - ils se tiendront compagnie de 1930 à 1935. C’est ce dont nous allons maintenant nous occuper. Le quatrième quinquennat (?) nous mènera ensuite jusqu’à juin 1940, quand les Giacometti tenteront de quitter Paris à vélo.

Le premier Manifeste du Surréalisme, d’André Breton, date de 1924.

L’idée à la base (est) l’abolition de toute autocensure. L’inconscient doit s’exprimer sur n’importe quel support et sous n’importe quelle forme, à condition que l’émotion ressentie soit la plus forte possible. Cette idée-là ne pouvait que plaire à Giacometti.

Dans sa Boule suspendue - composition apparemment simple, exposée en mai 1930 - il y a tant de choses :

le sexe, les planètes, la-pendule-du-salon-qui-dit-oui-qui-dit-non, l’inexorable passage du temps… et ce fil, est-il solide ? Serait-il filé par le fuseau des Parques ? Protège-t-il la boule ? La retient-il ? Tout est exprimé et rien n’est dit.

[...] Impressionnés (...) Breton et Dali (...) invitent Giacometti à faire partie de leur groupe et à participer à leurs réunions. [...] Bien avant l’adhésion, Giacometti était surréaliste jusque dans sa manière d’être.

[...] Peu d’œuvres de cette époque-là, créées sous l’égide du courant surréaliste, allaient passer l’épreuve du temps. Celles de Giacometti, elles, feront date. André Breton, malgré ses penchants dictatoriaux, était un homme de goût : il réalisait que Giacometti était l’un des prochains grands qui allait faire sa route, avec ou sans lui…

[...] Giacometti, lui, adhère au surréalisme car, écrit-il : 'C’était le seul mouvement où quelque chose d’intéressant se passait.'

Au fil des pages, Anca Visdei nous offre une fine et sensible analyse d’œuvres où la violence est pourtant loin d’être exclue. Inutile de les recopier : il faut les parcourir soi-même.

[...] Ses œuvres de l’époque reflètent son état intérieur avec des notations sur des expériences très intimes, références autobiographiques qui disparaîtront par la suite de son art plastique, se réfugiant uniquement dans ses textes.

[...] Mais Giacometti a bien pris le soin de le préciser : ces sujets ne sont pas que sexuels. L’artiste cherche à y représenter le mouvement.

Alberto est par ailleurs un sujet recherché par les photographes : il le restera. Et pas par n’importe lesquels : à cette époque, surtout Man Ray. Qui s’intéressent autant à lui qu’à ses œuvres.

C’est aussi l’occasion pour l’auteur de dresser un portrait particulièrement renseigné sur couple des Noailles dont le mécénat éclairé a, en quelque sorte, exploré et orienté la vie artistique, littéraire, musicale, cinématographique… de leur époque - surréalistes… et Giacometti compris : n’avaient-ils pas, dès 1928 contribué à le mettre en meilleure lumière en lui achetant notamment La Tête qui regarde, chez Jeanne Bucher ?

Faut-il s’arrêter ici à chacun de ces changements d’angles qui enrichissent notre compréhension et de l’œuvre et de la démarche et de ce que l’une et l’autre sous-tendent ? À la signification de l’emploi de cages et/ou de cadres quant aux effets de volume, au travail comme une quasi religion (l’ascèse du titre de la biographie refait ici surface) ? À sa mise vestimentaire - preuve de respect : à l’égard des autres et de soi ? À la sexualité et à la cruauté dans ce qui est désigné par plaques de jeu ? Aux rôles du jour et de la nuit ? Toute paraphrase deviendrait inutile - mieux vaut inviter chacun à y aller voir soi-même.

C’est aussi l’époque où Alberto (qui, là, dessine - vases, lampes, appliques, mobilier...) - et Diego (qui réalise) travaillent pour Jean-Michel Frank, un des meilleurs décorateurs de l’époque au service de la classe aisée.

Les événements extérieurs et l’inflexion prise pour ses propres créations font que les temps changent, et parfois vite. La crise économique mondiale commence à secouer les marchés, les fortunes et la raison d’être d’artistes qui en dépendent. Sans oublier la montée des fascismes… qui ne sont pas la tasse de thé des surréalistes.

Plus proche, Diego - avec qui il continue de travailler - est en train de se “caser”. Son père Giovanni meurt.

Une sculpture comme L’objet invisible - femme étrange et filiforme, à la tête de masque aux yeux immenses, aux mains splendides tenant littéralement le vide - est (sous toute réserve, habituelle à son auteur) magnifique. La priorité de Giacometti sera désormais d’exprimer l’émotion que les objets et les êtres créent en lui et ce sera à cette aune qu’il mesurera les œuvres des autres.




Dans la dernière partie de cette Aventure surréaliste, on assiste à l’exclusion - à son tour - d’Alberto. L’attitude dictatoriale d’André Breton permet d’employer le terme de terreur. Ce qui nous vaut une séquence digne d’un film - une charge où les cavaliers s’effondrent les uns après les autres ? Ou un rappel du fonctionnement à haut régime de la veuve, du temps de la Terreur, avec un T majuscule. On y voit défiler une bonne vingtaine d’exclus nommément désignés, sans compter, les groupes, les chapelles, les charrettes… Bien que trotskiste, le Pape du surréalisme est dit user de méthodes staliniennes.

Ce qui permet de mieux savourer l’ambiance dans le cas Giacometti. Mise en scène, avec prélude sournois, comparution, acte d’accusation, invitation à s’humilier dans la repentance… Mais où l’on voit aussi l’indépendance de caractère de celui qui devient notre héros.

La réponse de Giacometti a dû les laisser pantois. 'Je ne me laisserai pas juger par vous', se serait écrié Alberto avant de s’en aller. Le tribunal auto désigné reste bouche bée, peu habitué à ne pas être supplié lors de ce genre d’exclusion aux conséquences graves tant matérielles que sociales. Autre version, à peine différente, mais c’est celle de Giacometti : 'J’ai dit pas la peine : je m’en vais.' Et comme ils n’ont pas réussi à se mettre d’accord sur un motif, il n’y a pas eu d’excommunication publique.
[...] Ce passage par le surréalisme avait duré à peu près cinq ans, de son enrôlement à son exclusion du groupe. Sans diminuer l’importance du courant ni l’enthousiasme avec lequel il l’avait embrassé, l’artiste a toujours considéré cet intermède comme un accident temporel par lequel il devait passer, comme il avait reçu et accepté la leçon d’autres courants artistiques.

[...] La rupture est une excellente chose pour l’œuvre de Giacometti.
C’est ce que nous aurons à apprécier en continuant de cheminer dans cette biographie. Nous aborderons 'La Longue Marche' qui va nous amener au début de la Guerre puis au retour à Paris après celle-ci.