mardi 11 mai 2010

Smolensk : journées de deuil



Un mois nous sépare du précédent billet consacré à la Pologne, à la catastrophe de Smolensk, aux premières manifestations de stupeur et de recueillement de la part des Polonais et à l’attitude inédite de compassion, voire de rapprochement de la part des autorités russes.

Or il se trouve que j’étais sur le point d’accompagner Sélénia à Varsovie. Pure coïncidence avec ce qui précède, puisque ce voyage était prévu depuis plusieurs mois. Autre épisode inattendu : la fermeture de l’espace aérien pour cause de nuage de cendres du volcan islandais – au lendemain de l’atterrissage, l’aéroport Chopin était fermé et ce n’est que 48 heures avant le vol de retour que j’ai eu le soulagement d’apprendre que celui-ci serait normalement programmé.
Médias et vie de tous les joursIl y a un décalage naturel entre ce que les médias vous présentent à distance et ce que l’on vit sur place. Bien sûr, les caméras de la télévision ont privilégié les lieux du drame, le retour des dépouilles sur le sol national où on leur rendait les honneurs officiels, militaires et religieux, le cortège des voitures le long des avenues de la capitale, bordées de nombreuses personnes et vers lesquelles on lançait des fleurs, les longues files qui se constituaient pour venir rendre un hommage, face au Palais présidentiel dont l’abord était couvert de bougies et de fleurs que des scouts venaient prendre au dessus des barrières pour les disposer à proximité de l’entrée, les cérémonies elles-mêmes, principalement le samedi à Varsovie et le lendemain à Cracovie.

Semaine de deuil qui n’empêchait pas la ville de continuer par ailleurs de vivre, les gens d’aller à leur travail et occupations, aux commerces usuels ou improvisés (fleurs, bougies, drapeaux) de faire leurs affaires, aux administrations de fonctionner. Quelques trajets de bus détournés. Quelques insignes ou emblèmes aux couleurs polonaises, en berne ou avec un ruban de deuil, à plusieurs fenêtres mais modérément, à des antennes de voiture, sur des revers de veste.

Plus marquant peut-être en était l’accompagnement médiatique ou institutionnalisé. Car si c’est une chose que de se focaliser sur l’évènement, la présentation choisie lui donne sa particulière signification quand, jour après jour, les programmes de la télé évitent de s’en évader, sur fond musical répétitif d’accompagnement, et compte tenu de la tonalité des images, des habits portés par les présentateurs et leurs invités, des attitudes figées et silencieuses des militaires, de l’apparat discret mais présent des autorités religieuses qui ordonnent en partie les cérémonies, commentent et invitent à la prière, des journaux de tout bord qui se coulent dans cet ensemble, de la publicité qui a disparu des affiches comme des colonnes Morris, dans la rue, dans le métro, pour laisser place à des photos du couple présidentiel, entouré de celles des autres victimes, ou à des évocations de Katyń (1940) et de Smolensk (2010).
Anecdotique mais concretApparemment plus anecdotique mais marquant par son poids d’évidence : nous entrons samedi midi dans une pizzeria, Sélénia choisit une bière pour accompagner son repas, la serveuse prend note puis revient dire qu’aujourd’hui on ne sert pas d’alcool. Idem quelques heures plus tard quand nous nous apprêtons à acheter une bonne bouteille à offrir à des amis qui nous ont invités pour le lendemain : il nous faudra revenir à 18 heures, moment où l’on rouvrira le rayon des vins et spiritueux.

Il est arrivé une mésaventure qui a pris une autre dimension à un ensemble d’acteurs amateurs de langue polonaise, dispersés entre l’Hexagone et les quatre coins de la Pologne. Ils s’étaient depuis longtemps préparés pour jouer précisément à cette date à Varsovie une excellente pièce de Witkiewicz – au contenu riche, exigeante. Le lieu, des soutiens financiers avaient été trouvés ; parents et amis notamment s’étaient cotisés pour payer le voyage. Deuil : on ne peut pas jouer. Coup très dur, psychologique et financier dans un contexte qui vous ferme la bouche.
Nuage de cendres et inhumation à WawelA l’issue d’un jeu pas très clair où chaque intéressé se défausse tout en affirmant qu’il s’est agi d’une décision consensuelle, le couple présidentiel a eu droit à un sarcophage dans une crypte du château de Wawel, à Cracovie. Cet endroit cumule les fonctions que jouent en France la basilique de Saint-Denis (les rois y sont enterrés) et le Panthéon (on y trouve les grands poètes – Mickiewicz, Słowacki et Norwid – le général Piłsudski, et un médaillon dédié à Chopin). Cette décision semble avoir été loin de faire l’unanimité chez les Polonais – désaccord surtout confié à titre privé car, en ces temps de recueillement, la contestation publique ne s’est pas massivement manifestée.

Il n’y aurait pas eu les cendres du volcan d’Islande et la clôture de l’espace aérien, la cérémonie aurait pu prendre une ampleur internationale importante : plus d’une centaine de délégations avaient annoncé leur intention de s’y rendre. Désistement après désistement – le Président américain en tête – il n'y en a pas eu le quart, mais on y a d'autant plus remarqué le Président russe Dimitri Medvedev…
Évocation de ceux qui ont disparuOn sait l’attachement que les Polonais portent à ceux qui ont disparu. Le véritable pèlerinage qui s’instaure chaque 1er novembre en direction de leurs cimetières aux tombes dispersées entre les arbres et parmi des milliers de flammes tremblotantes de bougies en témoigne. Un connaisseur avait fait remarquer qu’à jeter un coup d’œil à l’immatriculation des cars qui stationnent près du Père-Lachaise à Paris, on est surpris du nombre de ceux où figure PL pour désigner le pays d'origine.

On a dit le rôle joué par les médias. Cela se voit aussi dans la rubrique nécrologique des journaux : ce ne sont pas quelques lignes bien tassées comme pour la location ou la vente des maisons ou appartements… mais de larges encadrés qui occupent souvent une grande partie de la page. A cet égard, l’évocation des victimes du Tupolev qui s’est écrasé à l’approche de Smolensk a rempli, jour après jour, bon nombre de pages des différents quotidiens.

De la part des familles, d’amis et connaissances, de collègues, d’institutions, d’entreprises… à la mémoire très souvent du Président et de son épouse ainsi que de l’ensemble des victimes. Après avoir découpé quelques uns des plus significatifs de ces faire-part, j’en extrais un peu au hasard ceux de la banque polonaise PKO SA, du groupe d’aviation Boeing, du groupe environnemental Green Cross avec la double signature de Mikhail Gorbatchev qui l’a fondé et du milliardaire polonais Jan Kulczyk qui lui succède – mais aussi, en polonais et en chinois – d’un groupe d’associations polono-chinoises qui affirme : Nous sommes tous des Polonais (voir l’illustration de ce billet).
RumeursQuestion de fuseau horaire et volonté de se démarquer de part et d’autre, la victoire sur les forces nazies en 1945 se célèbre le 8 mai du côté occidental et le 9 de celui qui est resté longtemps soviétique. Et ces jours derniers, à l’initiative du Président russe, le Président chinois, la Chancelière allemande et le Président par intérim polonais faisaient partie des invités présents et quatre détachements de pays de l’OTAN (américain, britannique, français et polonais) ont défilé avec les troupes russes sur la Place rouge.

Tous les gestes de la part des Russes (au sujet desquels une hypothèse avait été esquissé dans le billet d’il y a un mois) n’ont pas convaincu un certain nombre de Polonais : ni les rencontres des Premiers ministres (Donald Tusk et Vladimir Poutine), d’abord à Katyń puis après l’accident de Smolensk, ni la présence de Dimitri Medvedev à Wawel, ni la diffusion à plusieurs reprises du film de Wajda sur Katyń à la télévision publique russe, ni l’invitation du Président par intérim et du détachement militaire polonais au défilé du 9 mai sur la Place Rouge… Certains estiment que l’enquête (notamment à partir du contenu des boites noires qui ont été retrouvées) est confisquée par les Russes, alors que les autorités polonaises, notamment le Premier ministre, affirment que cela se fait dans la transparence.

Sans nier la plausibilité et la finesse d’une partie de l’analyse, je reste prudent face à ce que j’ai pu lire sur un certain style roman-photo adopté par les médias, se référant à des magazines féminins et à des feuilletons télévisés. Il est clair que l’insistance donnée à l’image idéalisée du couple présidentiel a pu détourner l’attention et éviter d’avoir à critiquer un Président maintenant défunt, dont la cote dans les sondages avait décliné au point qu’on ne le voyait guère sortir vainqueur de la prochaine échéance électorale prévue dans quelques mois. D’où la relative pertinence de la thèse ainsi soutenue. Mais l’univers médiatique ne se limite pas à ce genre de presse ni à ces feuilletons. Et pour ce qui est de la plus grande part de la presse écrite qui sait, si besoin, appeler un chat un chat, je ne l’ai pas vue ni s’engouffrer dans cette attitude ni, à l'inverse, contester cette mise en valeur du couple présidentiel.
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