dimanche 15 juillet 2012

Entre les deux... (23)


Deux mondes
Je vois peut vouloir dire : Je comprends. La vue est certainement la métaphore la plus importante de notre relation au monde – toutes les langues indo-européennes y font appel.
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Bien des gens s’imaginent que leurs yeux sont comme les lentilles d’une caméra. Et par ailleurs ils associent souvent la pensée et le souvenir à ce qui se passe dans un ordinateur. D’un côte, cela donne l’impression d’être particulièrement actif, de choisir ce vers quoi nous dirigeons notre regard. D’un autre côté, si nous enregistrons d’une façon aussi fidèle qu’une plaque sensible (ou qu’une mémoire d’appareil photographique ou d’ordinateur), c’est une attitude relativement passive.
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Dans l’un et l’autre cas, nous sommes dans une ambiance hémisphère gauche, alors que la version d’en face est – d’entrée de jeu en relation avec le monde – celui-ci infléchit la direction dans laquelle nous portons notre attention, mais aussi que nous apportons nous aussi quelque chose à la vision que nous nous en formons finalement.
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Dans quelle mesure sommes-nous actifs dans nos choix ?
Dès qu’il aborde une phase où il est piloté par l’hémisphère gauche, l’œil se trouve en quelque sorte pris au piège par ce qu’il a été amené à regarder. Mais, avant de nous en rendre compte, un processus préconscient a pu sélectionner certains mots de la page que nous parcourons – ne serait-ce que parce qu’ils portent une charge affective, par exemple.
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De même, sommes-nous happés par ce qui bouge dans une pièce. Auparavant, c’étaient les lueurs du foyer (étymologiquement lié à focus) ; aujourd’hui, c’est la télé.
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Une fois happé, il est difficile de faire attention au reste. A l’occasion d’un match de basket-ball, on avait demandé à des téléspectateurs de s’intéresser entre les mains de quelle équipe était passé le le ballon. Après coup, aucun ne se souvenait qu’un hurluberlu déguisé en chimpanzé avait traversé l’écran en essayant de se faire remarquer. Ils en sont restés sidérés lorsqu’on leur a repassé cette séquence.
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Ce que nous voyons est filtré par ce que nous cherchons à voir – et l’hémisphère gauche est champion pour nous faire tourner en rond sur les mêmes sujets (ou ses marottes). Ce qui pose la question de notre capacité à percevoir ce à quoi nous ne nous attendons pas – c’est le boulot de l’hémisphère droit, dans la mesure où celui-ci a réussi à ne pas être mis sur la touche.
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Dans quelle mesure sommes-nous des récepteurs passifs ?
On peut trouver, dans l’Antiquité ou à la Renaissance, plusieurs exemples pour souligner que les yeux ne se contentent pas de recevoir les rayons lumineux, mais que du regard émane aussi une énergie qui pénètre l’objet de notre attention.
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On sait l’intensité de la communication par le regard dans une situation amoureuse. Il y a aussi des histoires de regard qui tue. Même à propos d’un regard apparemment détaché, voire scientifique l’intentionnalité peut en changer la signification. Opposons deux exemples : celui du chirurgien qui œuvre en vue d’obtenir une guérison ; et la manière de prendre en considération qui, dans un camp d’extermination, réduit les êtres et les corps à des objets comme des machines.
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Le détachement scientifique, typique de l’hémisphère gauche, n’implique pas l’absence d’une quelconque relation humaine, dans la mesure où celle-ci ne fait pas l’objet d’une dénégation. Le regard tel que supporté par l’hémisphère droit est, en revanche, empathique.
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La manière dont nous voyons le monde n’exerce pas seulement un effet sur les autres mais sur nous-même : notre comportement dépend souvent de ce que nous avons été amenés à valoriser au cours de périodes précédentes. Exemple : juste après avoir pratiqué des jeux vidéo agressifs, nous répondons de façon plus agressive à des provocations qui nous sont faites.
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En matière de regards, outre ceux qui sont échangés, il y a ceux qui sont partagés qui mettent en œuvre un riche réseau d’interconnexions au sein de l’hémisphère droit (à noter que, en dehors des humains, les chiens figurent parmi les rares espèces à comprendre la signification d’un regard ou d’un geste). On peut y ajouter ce qui se passe lorsque l’on regarde le visage de l’autre, ou encore les mouvements de la main : sur le plan artistique, on remarque que dans La Création de l’Homme de Michel-Ange, qui décore le plafond de la Chapelle Sixtine, Adam tend… sa main gauche, au moment où il va être vivifié par la communication divine.
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The Master and his Emissary – The divided brain and the making of the Western world – Iain McGilchrist – Yale University Press – 2009 – 597 pages...


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Le présent billet fait suite à celui du 15 juin. Il fait partie d’une séquence sur le Cerveau commencée le 4 juin 2010 (voir la liste des thèmes dans la marge de droite). Il n'est pas exclu qu'au cours de la traduction et en cherchant à condenser, il y ait eu des erreurs ou une mauvaise compréhension : se référer directement à l'ouvrage mentionné ci-dessus.
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