jeudi 3 novembre 2011
La lettre tue-t-elle l’esprit ?
Maîtrisant à merveille la langue française et vivant à Paris
depuis des décennies, sa grand-mère a néanmoins passé un petit quart de siècle
dans sa Pologne natale et prend plaisir à se faire appeler Babcia par son
petit-fils, à lui chanter des chansons enfantines de là-bas, à lui passer des
dessins animés qui en viennent aussi et qui – même s’ils parlent
presque par eux-mêmes – n’échappent pas à un commentaire si besoin… dans les
deux langues.
Rien de neuf – des exemples de ce genre, ça pullule.
L’oral ou
l’écrit ?
Dans La raison graphique (1977), qui prend pour
sous-titre La domestication de la pensée sauvage, Jacky Goody fait
de l’écriture une explication essentielle de ce qui oppose les sociétés primitives
et les sociétés développées *. Il prend ainsi ses distances avec Claude
Lévi-Strauss qui établissait la ligne de partage entre les sociétés possédant
une histoire stationnaire et celles qui possèdent une histoire cumulative
(Race et histoire – en brochure Unesco, 1952, puis sous forme de volume,
1961).
Pour Goody, cette accumulation ne peut se faire que par
l’écrit. Accumulation du savoir ; valorisation du statut d’auteur – ce qui
stimule l’inventivité. Distance qui s’instaure par rapport au discours qui,
dans les sociétés orales, est très personnalisé et souvent persuasif ;
accession à la rationalité, au scepticisme, à la recherche scientifique. Mise
en place d’outils : la formulation (exemple donné du Notre
Père… personnalisé et multiple dans en culture orale, modèle intériorisé
mot à mot dans l’autre) ; la liste (inventaires, achats, lexiques) ;
la recette (médicale, culinaire) ; le tableau (classification et
simplification)…
Autre dimension – mais je ne me souviens plus si c’est Goody
qui l’a souligné et / ou si ce sont des commentateurs qui ont développé ce
thème – l’écriture favoriserait une pensée de référence, voire une pensée
unique, une vérité, l’empire du dogme, voire du totalitarisme. Ou
encore, elle aurait en germe une relative difficulté à s’adapter à un contexte
évoluant au fil du temps – face à une tradition orale qui n’est pas pure
mémorisation et répétition, mais varie selon celui qui la transmet, l’auditoire
auquel il s’adresse, selon aussi l’endroit, la société ou l’époque.
Manuscrit, cursive,
script, tapuscrit
Il y a environ un an, une Canadienne de l’Ontario exprimait
une certaine nostalgie en constatant la disparition, progressive mais bien
marquée, de l’écriture cursive à laquelle elle avait été formée
pendant son enfance **. Relisant des lettres familiales, elle se disait
que l’on pouvait les reconnaître celles des uns et des autres, tout comme on
arrive à distinguer des visages, avec des réactions émotionnelles analogues.
Sur un registre proche, David Le Breton *** ne se
contente plus d’écouter la seule parole mais, aussi et surtout, la qualité de
sa formulation, son grain, l’affect qu’elle implique. Il y a une vingtaine
d’années, il avait mené une exploration du même type à propos des visages et
estime que l’un et l’autre, visage et voix, traduisent la singularité de la
personne et son ancrage dans les relations sociales.
Pour notre Ontarienne, écrire à la main exige organisation,
clarté et capacité de penser par anticipation – alors qu’au clavier et à
l’écran on pinaille de façon
perfectionniste dans l’immédiat de chaque mot (supprimer,
insérer, retour en arrière).
La cursive, adoptée par les scribes parce que plus rapide –
et parce qu’elle évitait de faire des taches d’encre – avait survécu à
l’invention de l’imprimerie puis à la diffusion de la machine à écrire. Mais
les gamins d’aujourd’hui sont devenus des virtuoses du texto / SMS : et
donnez-leur un stylo, ils écriront en script. Il y a 5 ans déjà,
aux États-Unis, lors des examens de classe terminale, on avait constaté que 6
élèves sur 7 avaient rédigé leur dissertation en écriture script.
Parmi les spécialistes des neurosciences, le débat est
ouvert sur ce que l’on y perd et que l’on y gagne – argumentaire sur fond de
neuro-plasticité du cerveau.
Un monde que l’écrit
désenchante
Voici quelques mois, je suis tombé sur une nouvelle de
l’écrivain islandais Thórarim Eldjárn – elle flirte allègrement avec ce qui
précède. Je vous en propose un condensé, qui est loin d’en rendre toute la
saveur ****.
Il était une fois un bourg situé dans une région sans nom de
l’Europe centrale et que l’Histoire avait, à de multiples reprises, balloté
d’un pays à l’autre. Personne n’utilisait le même mot pour désigner la même
chose. Tout le monde pourtant se comprenait.
Cette attitude exprimait sans doute une résistance :
dans un monde improbable, l’homme s’accroche coûte que coûte à ses fondements
et cherche inconsciemment à cultiver la langue avec laquelle il pense, qui lui
lui est plus proche même que sa langue maternelle. Les bébés se découvraient
une langue du côté de la mère, une du côté du père, etc. Les nounous y allaient
chacune dans une langue inédite.
Personne ne voyait dans les mots un outil de communication –
il s’agissait plutôt du reflet de la conscience de celui qui parlait, les mots
n’étant qu’un seul des nombreux signes communs employés pour faire comprendre à
autrui sentiments et désirs, émotions et attentes.
Les habitants étaient évidemment des illettrés puisque leurs
écrits n’auraient jamais pu s’adresser qu’à eux-mêmes. L’expression était
nécessairement orale, physique, mise en pratique – l’expression du visage,
l’apparence et l’attitude globale étaient lourdes de signification.
L’histoire se termine en quelque sorte tristement. A
l’occasion de quelque chambardement politique sur le continent [on peut penser
à la chute du Mur], le bourg se trouve désormais sur une voie de passage. Un
linguiste à la recherche d’un sujet de thèse en découvre l’existence sur
Internet, part s’y installer, se découvre une nouvelle vocation : aider
ces gens à s’accommoder aux temps modernes – les sauver.
Subventions, logiciel de traduction, passage à une langue écrite, un ordinateur
offert à chaque habitant, avec une banque des mots pour régler les conflits
éventuels.
La confiance dans le sens des mots s’envola, au privilège du
sens. Les sourires disparurent – des figures de marbres, chacun s’occupant de
ses affaires. Des familles furent déchirées, des amitiés dissoutes, beaucoup
veulent désormais déménager.
En note
Les historiens qui s’intéressent à l’Europe centrale (mais
qu’est-ce que l’Europe centrale ? toute formulation rapide – par ex.
Mitteleuropa – s’avérant tout aussi rapidement un choix connoté voire hâtif)
vous dirons que l’étude des cartes et des noms de lieux est un nécessaire
travail de bénédictin – sous peine de passer à côté de l’essentiel. Pour ce qui
est loin d’être un bourg perdu, Lviv, Lvov Lwów, Leopol, Lemberg désignent,
selon les temps et les puissances qui l’ont eue dans leur escarcelle, qu’une
seule et même ville, capitale historique de la Galicie – sans compter les
écritures cyrilliques, ni Leopoli en italien ou Ilyvó en hongrois (elle est d’ailleurs
jumelée avec Budapest).
* Bibliothèque idéale (Sciences Humaines – 2003).
** Courrier International n°1046 (novembre 2010) – De
la nostalgie des belles écritures, article d’Andrea Gordon, paru dans le Toronto
Star.
*** David Le Breton : Éclats de voix – Une
anthropologie de la voix (Métailié / Traversées – 2011).
**** Courrier International n°1067 (mars 2011) – Le
sens pris aux mots, nouvelle de Thórarim Eldjárn, traduite par Séverine
Daucourt-Fridriksson (Éditions Magellan & Cie / Miniatures).
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