lundi 15 mars 2010

Valeurs : analyse spectrale



C’est vers 1990 que – sous le titre L’Invention de l’EuropeEmmanuel Todd a publié une version accessible de recherches antérieures. Après avoir morcelé ladite Europe en près de 500 unités géographiques, il a cherché à rassembler des informations portant sur les cinq derniers siècles afin de faire une monographie pour chacune d’entre elles. Fil directeur : comment s’y positionnait-on par rapport à deux couples de valeurs – égalité vs inégalité ; liberté vs autorité.

Les conclusions étaient, grosso modo, que pour chacune de ces unités géographiques, le positionnement était resté relativement stable sur l’ensemble de la période ; qu’il n’était pas tellement lié au pays d’appartenance (si certains apparaissent plus homogènes, d’autres constituent un véritable kaléidoscope) ; et qu’il donnait de bonnes clés d’explication sur la façon dont ont été abordées les grandes mutations qui ont tissé l’histoire européenne, et à quelle période d’un endroit à l’autre. Il en va ainsi de la Réforme et de la Contre-réforme, du décollage culturel et de l’alphabétisation, de l’industrialisation, de la déchristianisation, du contrôle des naissances, de la naissance puis de la décomposition des idéologies…

2 x 2 = 4 (+1)
Il ressort assez nettement que la famille joue un rôle important comme vecteur important de transmission des valeurs – et donc comme élément explicatif de leur persistance à travers les âges. Ce qui, dans d’autres ouvrages mais sans s’appuyer sur une analyse aussi fouillée, permet à l’auteur de chercher à classer les grandes régions du monde en fonction de ces mêmes critères.

· Le monde anglo-saxon (l’Angleterre, ses anciens dominions et les États-Unis) prône la liberté comme valeur mais ne se soucie pas de la composante égalitaire.
· C’est en France, autour du Bassin parisien, au Nord et au Sud de l’Italie, au Centre et au Sud de la péninsule ibérique, ainsi qu’en Pologne, que l’on privilégie, et la liberté et l’égalité.
· A l’opposé, les sociétés allemande, suédoise, japonaise ou coréenne mettent l’accent sur l’autorité et l’inégalité. On retrouve également de telles valeurs dans plusieurs régions dispersées : partie occidentale du Royaume-Uni, périphérie française, Nord de la péninsule ibérique, Suisse, Vénétie, Slovénie, Autriche, Bohème, Québec…
· Les régions, fort étendues, où l’autoritarisme va de paire avec l’égalité, englobent la Russie et la Chine – attitude partagée en Finlande, dans l’Italie du Centre… et sur la frange Nord-ouest du Massif central.
· Il y a aussi lieu de considérer de façon spécifique les sociétés qui favorisent le mariage dans la famille (endogamie), telle la société arabe où autoritarisme et égalité sont par ailleurs en faveur et – jusqu’à un certain point car mis en question par la modernité – le Japon et Israël.

Réforme – alphabétisation - industrialisation
Revenons à l’Europe et voyons comment les régions ont choisi leur camp au moment de la Réforme : elles ont opté dans ce sens en fonction du niveau d’alphabétisation auquel elles étaient parvenu (influence favorable dans les familles autoritaires et inégalitaires plus sensibles à la transmission entre générations) mais aussi de leur éloignement géographique de Rome.

Effet conjugué, la lecture personnelle de la Bible qui en résulte renforce l’alphabétisation et le décollage culturel, tandis que dans les régions embarquées dans la Contre-réforme, on assiste à cet égard à un freinage culturel qui, pour certaines, pourra se mesurer en siècles : ainsi, le seuil des 50% d’alphabétisés est atteint vers 1700 en Allemagne, en Suisse ou en Suède, mais seulement deux siècles plus tard sur le pourtour méditerranéen.

S’agissant de l’industrialisation, elle prend son essor en Angleterre, sous une forme primitive à base d’homogénéisation et d’extrême spécialisation. Mais, au milieu du 19ème siècle, on retrouve Allemagne, Suisse et Suède, pour aborder la 2nde phase plus sophistiquée qui nécessite une main-d’œuvre qualifiée.

Déchristianisation – démographie - idéologies
Au rythme de la révolution scientifique (l’univers perd sa dimension théologique avec Newton et le créateur s’estompe avec Darwin), la religion chrétienne perd le contrôle de l’Europe. Les premières régions dissidentes sont celles où l’image de Dieu est faible, celles où priment les valeurs de liberté et d’égalité – à partir du Bassin parisien notamment. Viennent, plus progressivement, les régions touchées par la révolution industrielle – y compris de tradition réformiste, Darwin faisant des ravages parmi les lecteurs de la Genèse. Et ne subsiste qu’une version autoritaire et inégalitaire du catholicisme, portée par les régions périphériques en France, par la Belgique, la Rhénanie et la Bavière, ainsi qu’au nord de l’Italie et au nord-est de l’Espagne… ce qui en déplace le centre de gravité – et géographique et dogmatique.

Alphabétisation + déchristianisation = contrôle des naissances et chute de la natalité : on commencera donc par le Bassin parisien (autour de 1800), puis par l’Europe du Nord et l’Angleterre (un siècle plus tard) pour en arriver à l’Europe méditerranéenne (vers 1930).

C’est sans surprise que le même schéma s’applique à la relève que l’image de la cité idéale terrestre prend sur celle de la cité de Dieu – sous deux formes : autour de l’idée (socialiste) de Classe et autour de celle de Nation. Quand on marie liberté et égalité, cela donne anarcho-syndicalisme dans le premier cas et libéral militarisme dans le second. Si c’est l’autoritarisme plus l’inégalité, on aura social-démocratie et ethnocentrisme. Autorité et égalité : communisme et fascisme. Et, enfin, liberté sans se soucier d’égalité : travaillisme et libéral-isolationnisme.

Après des hauts, des bas et des résultats en forme de contre-performances, les idéologies socialistes aussi bien que nationalistes se sont effritées au cours de la seconde moitié du 20ème siècle. En arrière-plan, l’effondrement du christianisme s’est poursuivi.

Emmanuel Todd : L'invention de l'Europe (Le Seuil - L'histoire immédiate, 1990)

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