lundi 28 janvier 2019
Alberto Giacometti par Anca Visdei - aperçu du début de l'ouvrage
Dès les premières
lignes de l’ouvrage, Anca Visdei mesure l’ampleur du défi auquel elle s’est
confrontée.
Par ailleurs auteur de
pièces de théâtre et de romans, ce n’est pas une novice en la matière : en
2010, année centenaire de la naissance de Jean Anouilh, elle en avait fait
paraître la biographie. À mi-parcours de vie, le grand écrivain avait laissé
entendre : Je n’ai pas de biographie et j’en suis très content.
C’est au début des années 1980 qu’Anca Visdei, alors jeune auteur dramatique, fait sa
connaissance et celle de sa famille. Avec respect et estime pour ce père
spirituel, et avec son accord entreprend la seule biographie d’envergure qui
lui sera consacrée.
Cinq ans plus tard, l’éditeur
Bernard de Fallois – ce grand découvreur de talents - lui renouvelle son appui
lorsqu’elle fait paraître une seconde biographie, sur ce monstre sacré du
cinéma qu’est Orson Welles. Dieu sait combien elle est une mordue du 7ème
art.
Nous sommes début
2019. Bernard Fallois a quitté ce monde. Ce sont les éditions Odile Jacob qui
reprennent le flambeau pour cette troisième biographie, cette fois sur le
peintre et sculpteur, Alberto Giacometti – avec un éclairage qui apparaît dans
le titre : Ascèse et passion (pour Jean Anouilh, c’était : un auteur ‘inconsolable
et gai’).
Trois
artistes, écrit-elle dans son avant-propos qui, à travers des disciplines
artistiques différentes, ont donné l’image de l’homme du XXème siècle.
Un Français, un Américain, un Suisse. Un écrivain, un cinéaste, un peintre et
sculpteur.
La
littérature concernant [Giacometti] était pléthorique … écrire après tant
d’autres… apporter autre chose qu’un texte de plus. Mon étoile polaire était
mon intuition : Giacometti était, lui, entré, comme dans les
ordres, dans une quête impossible.
Il
visait mieux que la perfection. Enrôlé dans la recherche constante de nouvelles
perfections. ‘L’inaccessible étoile’.
Comment
ai-je osé m’attaquer à lui ? Il est trop grand, trop concentré, trop profond !
Et quelle chance de l’avoir choisi …
Il me
semble, maintenant quand je dois mettre le point final à mon texte, qu’il m’a
tenu la main tout le temps. Qu’il m’a réconciliée avec le doute. Qu’il nous
apprend le bonheur de chercher, d’essayer, d’effacer, de reprendre, de redire,
de revenir, de ne jamais oublier ceci : plus la tâche est complexe, plus il faut simplifier.
À parcourir la table
en fin d’ouvrage, la structure semble à première vue classique. Clin d’œil en
écho à la citation de Pierre Assouline – qui a une bonne dizaine de biographies
à son actif : Une biographie est souvent un roman avec un index de noms cités.
Huit chapitres qui respectent
la chronologie du parcours d’Alberto (1901-1966) mais sur un rythme très aéré,
répartis en plus de 80 parties – quelques pages chacune – servies par l’écriture
fluide de l’auteur, son empathie, ainsi que sa compréhension profonde
tant humaine que technique (voir
le commentaire déjà cité, suite au Faire-part du blog annonçant la sortie du livre).
Je m’en tiendrai
aujourd’hui aux deux chapitres de l’enfance et de l’adolescence. Depuis le
berceau de la famille Giacometti, le Val Bregaglia, notamment autour des communes
de Stampa et Maloja, dont Anca Visdei nous fait comprendre à quel point il a
marqué l’artiste.
En fait, malgré deux-tiers
de sa vie à Paris celui-ci ne l’aura pas vraiment quitté. L’émouvante relation de
ses obsèques au cimetière de Borgonovo dans les dernières pages témoigne comme
d’une évidence que la boucle ne pouvait que se boucler ainsi.
Description de l’endroit
de son histoire, de ses mœurs et du rôle joué par la langue locale. Repères
généalogiques essentiels. Figures de son père et de sa mère. Intensité de l’éveil
artistique et du caractère d’Alberto. À 20 ans, expériences déterminantes pour l’orientation
de toute sa vie, à la veille de son départ pour Paris où il va compléter sa
formation et s’installer.
Carte géographique simplifiée
du Val Bregaglia (en N&B dans l’ouvrage)
Je reprends ici
quelques lignes extraites des 80 pages de ces deux premiers chapitres.
Comme annoncé plus
haut, celui qui s’intitule Le fils du peintre et de sa mère, nous
emmène dans cette vallée d’une vingtaine de kilomètres – sa véritable patrie :
car si Giacometti est bien suisse, plus précisément grison de la Suisse
italienne, il est surtout un homme du Val Bregaglia. Il nous donne un aperçu du bargaiot, sa langue
maternelle.
Nous y faisons
connaissance avec le père, de son parcours de peintre, de ses relations avec
des personnalités italiennes remarquables. Et avec Annetta née Stampa, sa mère
et personnage majeur dans la vie de cette famille.
L’auteur s’arrête sur
une photo familiale prise quand Alberto avait alors 10 ans : Bien
connue, maintes fois commentée, on la lit comme dans un livre ouvert
… Annetta
et son fils Alberto sont situés aux extrêmes limites de la photo, séparés par
les autres membres de la famille et pourtant indéniablement reliés par le
regard. D’ailleurs, étonnement, tous les autres personnages se touchent
… la
main droite d’Ottilia sur le genou de son père, Bruno dans les bras de
Giovanni, Alberto contre Diego. Seule la mère … ne touche personne, mais son
regard et celui d’Alberto se rencontrent presque physiquement
… on
perçoit un message : la mère est le roc de cette famille. Alberto sera son
appui, les autres n’auront qu’à se laisser porter en les suivant
…
Annetta n’en est pas moins une formidable image maternelle …
À 15 ans, il est
envoyé dans un collège à une cinquantaine de kilomètres de là. L’artiste encore
en herbe est loin d’être un dilettante :
Grand
lecteur, Alberto lit Gottfried Keller, Socrate, Novalis, Heine, Hoffman,
Hölderlin en allemand, Shakespeare en anglais. Les romantiques allemands ont sa
préférence, en particulier Hölderlin.
Ce qui permet une
incidente sur un trait qui marque et marquera la vie familiale et témoigne de l’intensité
des liens qui, malgré les distances la rassemblait :
Les
Giacometti s’écrivent beaucoup. Ils ont l’art de donner des nouvelles très
imagées, de saupoudrer leurs missives d’humour et d’ironie, dans le désir de
conserver un lien aussi étroit que possible.
Les
lettres se lisent en famille, à haute voix, autour de la table. Donc, sauf
exception confidentielle, elles sont adressées à tous les membres. Comme il le
fera tout au long de sa vie, Alberto écrivait beaucoup à la maison, pour donner
des nouvelles, souvent illustrées de croquis …
Un autre trait –
celui-ci propre à Alberto - nous familiarise
toujours davantage avec le personnage :
Une
fois loin de la maison … Giacometti adopta son propre rythme et il s’y tint
durant toute son existence.
Les
heures de la nuit, celles où l’on est seul, quand les simagrées de la vie sociale
laissent la place au vrai soi qui éclaire jusqu’aux tréfonds des objets
familiers, vous laissant voir l’envers de votre décor domestique sous ses
vraies couleurs éternelles.
Ces
moments étaient pour Alberto ceux de l’inspiration, ce mot précaire pour dire
que le meilleur de soi-même, projeté dans l’univers, vous est rendu comme un
boomerang métaphysique, pour que la magie de la vie puisse nous être révélée.
Nous sommes bien à l’âge
où les expériences formatrices accompagnent l’éclosion d’une vocation. Ce qui
nous permet de nous arrêter pour mieux comprendre l’épisode dit des poires qui
rapetissent et cerner l’essence du travail
de Giacometti, comme il eût aimé être compris par les critiques ou les
historiens d’art.
Une nature morte :
des poires. Esquisse initiale, dessin qu’on retravaille : peu à peu, les
fruits rapetissent … pour aboutir à un format minuscule.
Réfléchissons : Si
l’on tend la main et l’on mesure sur le crayon leur hauteur, comme on l’apprend
dans tous les cours de dessin … force est de constater qu’entre le bout du
crayon et le pouce qui sert de toise, on a la taille… d’une noix.
Seul
le travail mental nous indique, à travers la mémoire et le raisonnement, que
ces poires, situées à trois mètres, ont toujours leur taille normale.
Le père incite
son fils à les dessiner ‘comme elles sont, comme tu les vois !’ Cela voulait
dire : ‘Dessine-les comme je les vois, moi, comme tout le monde les
voit.’ Or, Alberto ne les voyait
précisément pas comme tout le monde. Plus exactement, il les voyait vraiment … Elles
finissaient minuscules.
Après le collège,
Giacometti a été envoyé à Genève. Le problème n’est pas un refus du travail
mais qu’il en a une conception bien à lui qui ne s’accorde pas tellement avec
celle du corps professoral. C’est aussi la période où il s’initie à l’art
africain.
Il accompagne ensuite
son père en Italie, s’emballe successivement pour Venise (le Tintoret) et Padoue
(Giotto). Viendront ensuite Florence (musée archéologique) puis Pérouse (les
Étrusques), Assise (Cimabue) ... et Rome (sa jeune cousine Bianca –
irrésistible), Naples …
L’occasion de revenir
en Italie lui est offerte pour y accompagner un archiviste néerlandais trois
fois plus âgé que lui. Et ce sera la cause d’un évènement pour lui
singulièrement déterminant. Le parcours les fait passer par le Tyrol puis les
Dolomites, où ils font une halte à Madonna di Campiglio.
Le soir, son compagnon
qui a pris froid, se met au lit. Il est au plus mal … le médecin décèle
immédiatement les signes annonciateurs de la mort sur le visage du patient.
Alberto doit le veiller … Celui-ci finit par mourir dans la nuit ...
Concrètement
… Giacometti … ayant constaté la fragilité d’une vie humaine, rien n’étant
durable, il renonça à toute vanité ...
À 20 ans, il a ainsi déjà
dit adieu à la vision conventionnelle des peintres ; à l’enseignement des arts
dans une académie ; … également au mariage … et à l’amour passion charnel … et
enfin à l’image sociale de lui-même …
Il se livrera, corps et âme, mains et regard,
à sa quête : recréer le monde et le donner à voir tel qu’il le percevait et tel
qu’il le ressentait. Ambition prométhéenne … Ambition d’honnête homme. Ambition
rare …
C’est
à travers la remise en question de tous les éléments de son art que Giacometti
bâtira son originalité. Elle est si totale que l’on peut considérer comme une
chance inouïe qu’il ait rencontré le succès de son vivant.
Si on compte en nombre
de pages, nous sommes ici arrivés au tiers de la biographie et, dans une
proportion proche, également de la vie d’Alberto.
Et si, avec l’auteur, nous
continuons de le suivre, la prochaine étape est Paris.
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