lundi 2 août 2010

Attention aux courants d’art


La Wallace Collection se trouve à Londres. Ouverte au public depuis 1900, c’est un musée qui renferme ce dont la veuve du collectionneur et philanthrope Richard Wallace (1818-1890 – le même que celui des Fontaines Wallace parisiennes) avait fait don à l’État britannique en 1894. Sa collection de peintures est une des plus riches d’Angleterre – elle n’est surpassée que par celle de la National Gallery. On y trouve notamment de nombreuses œuvres de ce que l’on appelle les peintres rococo français du XVIIIe siècle.

Décadence et épuisement
Le critique britannique Ben Lewis qui, fin mai dernier, a signé dans le mensuel Prospect un article intitulé The dustbin of art history, rappelle que dans un Ancien Régime corrompu et décadent, ce mouvement faisait l’éloge de la frivolité, du luxe et du dilettantisme. Mais là n’est pas l’essentiel de son propos : il profite du fait que Damien Hirst, un peintre contemporain, a exposé quelques unes de ses œuvres à la Wallace Collection – donc à proximité des salles consacrées à l’art rocaille français – en octobre 2009, pour affirmer que nous vivons actuellement en ce domaine une période de décadence et d’épuisement.

Sous un titre assez fantaisiste, l’article de Ben Lewis a fait l’objet d’une traduction beaucoup plus fidèle, pour paraître deux mois plus tard dans Courrier International. Une partie de mon billet est redevable des formulations que j’y ai trouvées, et dont je remercie sincèrement le traducteur.

De telles périodes ont quelque chose de paradoxal. Le rococo était pourtant un style éminent lorsqu’il a sombré puis disparu avec la Révolution de 1789 : ainsi les commandes passées à François Boucher (voir notamment sa Toilette de Vénus) s’étaient avérées pour lui de plus en plus lucratives. Au XVIe siècle, la Renaissance italienne avait déjà débouché sur le maniérisme (ex. : Suzanne et les vieillards d’Alessandro Allori). Plus près de nous, l’académisme de la fin du XIXe siècle fit la fortune et la célébrité de bien des artistes (sont cités Le Jour de William Bouguereau et 1814 de Jean-Louis Meissonier), alors qu’à l’aube du siècle suivant leur réputation et leur valeur marchande se sont effondrées.

Un mécanisme bien actuel
Ben Lewis en démonte le mécanisme. Au départ, ce sont bien des concepts nouveaux, des procédés, des techniques, des thèmes artistiques. Puis vient le temps des formules toutes faites, des citations, de l’exagération, jusqu’à l’autoparodie et l’ossification. Or, pour lui, le conceptualisme qui a été le mouvement dominant de ces trois dernières décennies, ainsi que le projet moderniste, viennent, depuis 10 ans, de connaître un processus similaire : hormis son absurde valeur marchande, il y a dans une grande partie de l’art reconnu à notre époque quelque chose de fondamentalement perverti… Retour sur Damien Hirst, ainsi que Jeff Koons et Takashi Murakami, plus beaucoup d’artistes exposés dans des musées publics.

L’article s’en arrêterait là qu’on pourrait le taxer de prise de position gratuite pour le plaisir d’en afficher une. Mais l’auteur l’illustre de façon relativement détaillée et charpentée par des développements sur quatre thèmes :

- Les formules toutes faites qui en viennent à se décliner en lignes de produits – ce qui l’amène à remarquer qu’un éventail de théories artistiques fumeuses, regroupées sous la bannière du postmodernisme, est apparu pour masquer ce processus : l’originalité est périmée, l’appropriation en vogue, le style mort, le pluralisme à l’ordre du jour.
- Le narcissisme. Malgré les promesses postmodernistes de déboulonner la mythologie de l’artiste, c’est à l’inverse que bon nombre de créations contribuent. Alors qu’entre les mains de Marcel Duchamp, de Man Ray, de Joseph Beuys, un objet (un prêt-à-l’emploi) pouvait être utilisé pour subvertir les définitions fondamentales de l’art (l’urinoir), explorer l’inconscient ou être déployé à des fins symboliques… il exprime désormais l’idée que toute expérience humaine peut devenir de l’art, à partir du moment où l’artiste la présente comme tel.
- Le sentiment. Le conceptualisme – qui s’était donné à l’origine pour mission de dépasser les conventions et d’explorer la perception visuelle – est désormais dénoncé comme une sècheresse. Mais le clinquant de l’art actuel, superficiel, complaisant envers lui-même en vient à en appliquer les styles à des fins sentimentales. Son ambition intellectuelle s’estompe, il n’est même pas émouvant.
- Le cynisme. Celui-ci consiste à embrasser une bonne part des faiblesses qui viennent d’être citées… pour mieux les étouffer. En cette phase finale du modernisme, l’artiste partage un esprit de confession qui avait déjà prévalu du temps du rococo ou de l’académisme. Un sens étonnamment honnête de l’échec et de la faillite des idées en deviennent des composantes fondamentales. Il ironise sur l’adulation et la critique dont son art fait l’objet.

En guise de morale
Alors que le marché jusqu’alors florissant de la peinture académique s’effondrait, des artistes comme Manet, Courbet, Degas, les impressionnistes… avaient – sans le même battage – exposé et attiré l’attention de certains collectionneurs. Contrairement à celle de prédécesseurs qui faisaient la loi dans les Salons, leur réputation survit encore aujourd’hui.

Cela ne vous rappelle-t-il pas quelque chose ?
Les plus anciens, courageux et assidus lecteurs de ce bloc-notes auront peut-être repêché dans un coin de leur mémoire quelques-uns de mes billets, datant de fin 2008. Aux plus curieux qui veulent les découvrir ou les redécouvrir, je suggère de cliquer sur le thème Zapolska, dans la marge à droite de l’écran et de parcourir ceux du 17 décembre (Zapolska et la peinture, Van Gogh puis Impressionnistes et après) et du 18 (Gauguin puis les Nabis).

Actrice polonaise dans la trentaine, ainsi qu’écrivain, Gabriela Zapolska effectue un séjour de 6 années à Paris (1889-95) où elle est par ailleurs devenue correspondante de journaux varsoviens : ses articles ont été publiés sous forme d’ouvrage en Pologne en 1958 (ils totalisent dans les 800 pages) et une partie a été récemment traduite en français. Fréquentant les peintres de l’époque et se rendant dans les Salons, elle a notamment rédigé en 1894 un article de fond (Les nouveaux courants dans l’art, une quinzaine de pages) dont la teneur rejoint, un bon siècle à l’avance, les préoccupations de Ben Lewis.

1894 : une analyse à chaud des derniers jours de l’académisme
Je reprends ici cette phrase d’introduction : Le Salon de Champs-Élysées, distribuait des prix à de gentils petits garçons qui se pressaient sous l'aile protectrice du conservatisme et de la routine. Ayant ainsi fait un sort à l'actualité du moment et dit le mal qu'elle pense de Bouguereau dans la bouche duquel elle met un Ça se vend ! à répétition, digne d'une comédie de Molière (Ben Lewis enfonce aujourd’hui le clou, en lui attribuant : Chaque minute de mon temps coûte 100 francs.), elle peut nous entretenir de ces fameux courants – ou orientations – qu'elle voit se dégager à l'approche de la Fin-de-Siècle.

Zapolska nous propose alors un retour sur les impressionnistes dont les représentants ont à l’époque entre 50 et 65 ans (si Manet est décédé depuis déjà 10 ans, Monet, Degas ou Renoir passeront largement le tournant du siècle). Elle se livre ensuite à une analyse particulièrement fouillée de la démarche de Van Gogh, décédé 4 ans plus tôt. Elle dit aussi son admiration pour Gauguin (45 ans à l'époque), sans oublier son compagnon, Sérusier, et les Nabis qui l'entourent.

A la lecture de The dustbin of art history, on peut s’interroger sur la pertinence de l’analyse de Ben Lewis : qui est en mesure d’analyser les courants de la peinture d'aujourd'hui avec la relative certitude que son jugement tiendra encore la route dans un siècle ? C'est pourtant la performance que semble avoir ici réussie Gabriela Zapolska à partir de ce qu'elle voyait en 1894… et qui donne rétrospectivement un intérêt à la tentative publiée dans Prospect.

Sous un autre angle : Jorge Semprún
Jorge Semprún est connu pour son activité politique et pour son activité littéraire. Il est issu d’une famille de la grande bourgeoisie espagnole qui, s’étant néanmoins rangée du côté républicain et du gouvernement de Front national de 1936, s’exile aux Pays-Bas puis en France. Il fréquente ainsi le lycée Henri IV puis étudie la philosophie à la Sorbonne. A 20 ans à peine, il rejoint la Résistance, est arrêté puis déporté à Buchenwald où il œuvre au sein de l’organisation communiste clandestine. Membre actif du PC espagnol après la guerre, il y assume des responsabilités importantes depuis la France au cours des années ’50, en est exclu en 1964, et se consacre dès lors à une activité littéraire. Retour pour quelques années (1988-91) en politique dans le gouvernement socialiste espagnol de l’époque, comme ministre de la Culture – ce point est à noter pour ce qui va suivre.

Entre local et global
Dans Une Tombe au creux des nuages, ouvrage paru au début de cette année, il rassemble une petite vingtaine de ses textes ou discours entre 1986 et 2005. L’un d’entre eux, prononcé à l’Académie des Arts de Berlin en 1997 – il se trouve que c’est quelques jours après l’inauguration du musée Guggenheim de Bilbao – traite de l’art à l’époque de la mondialisation. Il l’introduit avec la question : Comment inventer un art qui ne soit ni l’expression du local et l’exaltation sournoise du nationalisme, ni la menace d’une unification, d’une globalisation comme on dit aujourd’hui, de l’ensemble des cultures de la planète ? D’autant que la révolution technologique en cours modifie radicalement les données de la production et de la conservation des objets artistiques.

Exemples plus proches de ses préoccupations il met incidemment en regard le musée Guggenheim destiné à abriter des expositions sur l’art moderne américain, et l’installation de la collection Thyssen, du temps où il était justement ministre de la Culture. A Madrid, souligne-t-il, nous avons apporté des toiles, plutôt qu’un bâtiment – avec le choix d’un architecte dont le but était moins d’attirer l’attention sur lui-même et sur son travail que de parvenir à ce que ce soit la peinture exposée qui se fasse remarquer.

Marx sur la mondialisation
S’agissant en premier lieu de la mondialisation, qu'il ne cantonne pas pas à sa dimension économique ou financière et qu'il élargit au champ de la culture... et au risque de surprendre, il cite en orfèvre des passages du Manifeste du Parti communiste – donc du jeune Karl Marx de 1848, quand il avait 30 ans. Extraits complétés par d’autres de la correspondance avec Engels et que ne semble pas dénaturer l’interprétation qu’il en fait que Marx avait une vision positive de la mondialisation, que l’objectif – et ce qu’il considère comme la mission historique – de la bourgeoisie avait précisément été cette mondialisation du marché – et que le temps était ainsi venu d’une crise préludant à la révolution socialiste. On sait que s’il y a eu et continuera d’y avoir des crises du système mercantile et capitaliste, il n’y a pas eu la crise finale attendue.

Les totalitarismes et l’art
S’agissant de l’art, Jorge Semprún s’arrête un instant sur l’Exposition universelle de 1937 à Paris : deux pavillons s’y affrontent : celui de l’Union soviétique de Staline et celui de l’Allemagne de Hitler. Malgré la contradiction violente qui les oppose, leur rhétorique grandiloquente et réaliste et la ressemblance de l’art qu’ils proposent – en opposition aux audaces provocatrices des avant-gardes artistiques – constitue un phénomène impressionnant. C’est la même année que s’ouvre à Munich l’exposition de l’art dégénéré : Hitler a tranché contre une certaine récupération de la modernité. En Union soviétique, le contrôle confié aux bureaucrates du Parti a étouffé l’identification qui s’était initialement produite entre la révolution et les avant-gardes artistiques et littéraires.

Une remarque de Semprún encore - qui peut laisser perplexe et engager le lecteur vers des réflexions les plus diverses : un des aspects essentiels de la peinture contemporaine est la disparition de la figure humaine. Au point qu’un critique en est arrivé à dire que chaque fois que se produit une poussée de totalitarisme, la figuration émerge à nouveau dans la peinture.

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