samedi 27 mars 2010

Autisme : du "je" au "tu"


La réunion des bénévoles s’est tenue à quelques jours de l’arrivée du printemps. Elle a assez rapidement tourné autour de quelques attitudes de refus qu’Émile manifeste désormais. Ce peut être du genre : Reste-là et regarde-moi faire. Ou quand il improvise de nouvelles règles pour un jeu, en s’opposant à ce que son partenaire rappelle ce qui se fait habituellement, ou à ce qu’il aille consulter un mode d’emploi. On observe que ces refus sont plus fréquents et exprimés de façon assez ferme – ce qui n’empêche pas quelques revirements par la suite.

Où en sommes-nous donc ?
Par rapport à la plupart des autres enfants, Émile s’était construit au cours de ses premières années, en manifestant des sensibilités plus fortes sur certains points et des zones moins explorées ailleurs. On arrive à repérer ces plus et ces moins par comparaison avec l’évolution classique du petit enfant, depuis le moment où il est tout bébé, puis au cours de son éveil au monde qui l’entoure.

En partant de ses intérêts spontanés, en jouant avec lui, en lui manifestant approbation et affection les bénévoles qui se relaient maintenant auprès de lui, lui ont donné l’occasion de refaire un parcours dont certaines étapes lui manquaient. En guère plus d’un an, les progrès sont manifestes. En particulier, parce qu’il ressent beaucoup mieux ce que certaines parties de son corps avaient tendance à ignorer – ce qui transforme sa façon d’être au monde et ses relations avec les autres.

On s’en rend compte à voir Émile plus à l’aise dans son corps et faire ce qu’il fait de manière plus consciente – on l’entend et on le voit penser. Il arrive aussi à mieux exprimer et communiquer ses sentiments… et à chercher à communiquer tout court : on l'a vu aller spontanément à la rencontre d’autres enfants qu’il ne connaissait pas jusqu’alors, à chercher à attirer l’attention d’inconnu(e)s – au point de se demander : pourquoi ? s’il n’y a pas de répondant.

Mais attention quand même : un certain contraste est là, entre une intelligence de 7 ans (l’âge qu’il a) et une affectivité qui reste parfois celle d’un bien petit garçon. Ainsi, en cas de difficulté, Émile peut réagir en faisant le bazar : d’où lui montrer comment y faire face – respirer un bon coup, prendre son temps, demander de l’aide – et en commentant verbalement ce qui se passe.

Transition
Il semble en tout cas qu’un élément essentiel de sa personnalité, son : je, commence à être assez bien construit – ce n’est pas pour rien que l’on s’est calqué sur ses initiatives, qu’on l’a encouragé et félicité à longueur de séances. Mais pour se construire, lui, Émile a aussi besoin de se différencier de celui avec qui il se trouve, qu’il a en face de lui. On entre dans la construction du : tu.

Là-aussi, le ressenti par le corps a son importance. Déjà que tout n’est pas encore parfait de ce côté-là (transvaser, par exemple, de l’eau, de la semoule, voire des haricots… d’un récipient à l’autre). Il s’agit ici désormais de la perception des limites de son corps et de celui de l’autre notamment – revenons à ce qui se passe pour un petit enfant. Et l'on sait aussi que cette prise de distance peut être angoissante, qu’une oscillation se déclenche entre des refus qu’il exprime et le besoin de s’assurer d’être aimé, et physiquement (câlins) et en se parlant.

Autre distinction à laquelle on invite les bénévoles à être attentifs : celle entre le réel et l’imaginaire. Ainsi, le fait de préciser à quels moments on est dans le faire-semblant et l’imaginaire (on joue à faire semblant, c’est un jeu, c’est une histoire…) favorisera notamment l’ancrage dans le réel. Et quand, par ailleurs, Émile se met à employer des mots qui n’existent pas, à se lancer dans de grandes phrases dont le fil directeur n’est pas évident, ou à modifier les règles à l’occasion d’un jeu de société : lui renvoyer le mot adéquat, donner un sens et une logique à ses histoires, privilégier des jeux dont les règles paraissent plus simples.
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Illustration : Jetée du port de la Cotinière (Île d'Oléron) par A. Cailly
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Ce billet fait partie d’une série qui permet de suivre l’évolution d’Émile (ce n’est pas son vrai prénom) depuis septembre 2008 : on y accède directement en cliquant sur le thème Autisme dans la marge de droite.
D’autres articles sont voisins, notamment ceux sous le thème du Cerveau, ainsi que ceux des 15 et 16 juin 2009 (Chiffres, langues… et Savants vs neurotypiques, qui figurent aussi sous le thème de l’Autisme), ou du 27 juin 2009 (Mémoire photographique)

vendredi 19 mars 2010

Symptomatique ?


Poursuivant mes vagabondages de non-spécialiste, me voici embarqué dans la galaxie psy. L’ami Till, mon comparse qui prend plaisir à fouiller les revues, me met sous le nez quelques articles qui lui ont accroché l’œil. Il attire aujourd’hui mon attention sur le DSM-V, nouvelle mouture en préparation de la bible mondiale qui, depuis un bon demi-siècle, catalogue les disorders et leurs symptômes (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux). Or au même moment – symptômes toujours mais abordés sous un autre angle – je vois resurgir un bloc-notes déniché sur un blog-roll ami, que sa signataire, une psychanalyste, vient de réveiller d’une sieste de 6 mois.

Comment accueillir le DSM-V ?
Commençons par la bible. C’est grâce à son Economist de début février que Till en a eu vent. Trois semaines plus tard, la RDL de Pierre Assouline la présentait comme Le livre qui rend fou. Encore quelques jours et Courrier International relançait le débat sur la base d’articles du Washington Post (Une bible mondiale contestée) et du New Scientist (Comment l’Occident exporte ses troubles mentaux). En revanche – mais ce n’est pas sa tasse de thé – Till n’a pas aperçu grand-chose dans des revues plus ou moins spécialisées (Sciences humaines, par exemple).

Comme on le voit, le risque est de s’en tenir à indignation raisonnée dans la presse francophone destinée à l’honnête homme, version 21ème siècle… et de ne pas y perdre son temps dans celle qui se rapproche un peu du sujet. Ce qui pose question : toute américaine qu’en soit l’origine, l’élaboration du DSM donne lieu à un débat ouvert. On aura ainsi trop beau jeu d’en dire ensuite tout le mal qu’on en pense, si on n’a pas pris connaissance et si on y a pas ensuite mis son grain de sel… Ce qui n’empêchera pas, pour une bonne décennie de plus, de le considérer comme un incontournable document de référence. Pour mémoire : les contributions du monde entier sont accueillies sur le site du DSM-V jusque vers mi-avril 2010 ; les portes de l’American Psychiatric Association se refermant alors pour élaborer la version finale prévue pour 2013.

Coup de projecteur
The Economist rappelle qu’aux États-Unis (et peu ou prou dans d’autres pays), ce DSM fournit une liste des troubles reconnus – ce qui permet d’affirmer que quelqu’un est malade ou non et comment il faut le traiter, ou qui sert de référence, pour les sociétés d’assurances notamment. A ses débuts, les maladies mentales résultaient d’un jeu entre la personnalité et l’histoire personnelle. On est passé ensuite à une vision plus médicale avec des affirmations plus tranchées… et à une liste qui s’allongeait (multiplication par trois entre le DSM-I de 1952 et le DSM-IV de 1994). Ceux qui préparent le DSM-V semblent vouloir insister sur l’existence de zones de recouvrement (ainsi, entre anxiété et dépression) et, pour moduler les symptômes selon leur nature, ajouter la notion de sévérité. The Economist se fait aussi l’écho de désaccords venant de responsables des précédentes versions (DSM-III et IV) qui estiment que cela va, entre autres, ouvrir une brèche où les sociétés pharmaceutiques vont s’engouffrer. Parmi les thèmes susceptibles de donner lieu à des débats plus musclés que la moyenne : le syndrome d’Asperger au regard de l’autisme, et les éventuels changements au sein de la liste des sexual disorders.

Au-delà des symptômes
Changeons de bord pour parcourir le bloc-notes qui s’intitule Psychanalyste en société. Dans le cadre de Sauvons la clinique, celle qui signe Mamytartine a récemment fait une communication – d’où quelques développements (ce qui suit est un condensé : les lecteurs intéressés trouveront les références du texte intégral à la fin de ce billet). Après quelques mots d’introduction autour des symptômes et sur ce que l’on peut entendre par sciences humaines, quatre illustrations, en prenant à chaque fois appui sur un film ou sur une série télévisée.

Le domaine professionnel du soin psychique s’est construit avec la mise en place d’établissements et de techniques dont on s’est imaginé qu’ils permettraient de réparer ceux qui manifestent les symptômes qu’on avait recensés… ceux-là mêmes qui n’appartiennent à la communauté que dans la mesure où ils la dérangent. Un tel système leur donne ainsi une identité – mais comment peuvent-ils en sortir ? En pratique, l’aide que les professionnels du domaine portent à autrui s’est considérablement accrue depuis plus de 30 ans, les symptômes se sont multipliés, ainsi que les prises en charge et les personnes qui en dépendent.

En même temps, la recherche des symptômes – qui implique une description de l’autre qui ne va pas bien – s’accompagne d’une cécité sur la relation en jeu entre les protagonistes, et d’une absence de cadre conceptuel. Exit l’idée d’un savoir et de sa transmission : la formation consiste en une accumulation de connaissances dans l’esprit de maîtriser les déraillements subjectifs de ceux à qui ils s’appliquent. Dans leur exigence d’efficacité enfin, les gouvernants en rajoutent – ce qui aggrave la situation.

Fil rouge pour ce qui va suivre : il ne s’agit pas de supprimer les défauts de nos concitoyens mais de se fonder sur la vérité de leur demande – demande d’humanité, de faire partie du monde que nous avons tissé – bien plus que demande d’objets matériels.

Réinventer des liens de filiation
Première illustration en partant du film Cinema Paradiso. Toto – enfant dont le père s’est évaporé – passe en partie son temps dans la cabine de projection de la salle paroissiale où règne Alfredo. Au travers des films qu’il projette, celui-ci lui apprend la vie. Pleurs et colère, ils finiront par s’adopter : je suis le fils que tu n’as pas eu, et tu es le père qui m’a manqué… Commence la quête de l’impossible savoir sur les origines. Des années plus tard, Toto deviendra un cinéaste en vogue. Ainsi, les hommes savent reconstruire les liens nécessaires quand les filiations se rompent. Mais il faut les laisser y procéder. Remarque en retour sur la cure des enfants : lorsqu’ils parlent de ceux qu’ils reçoivent, les professionnels parlent en fait d’eux-mêmes – mieux vaut partager des questions de vie en en parlant ensemble.

S’approprier, transmettre, admettre une déchéance
Passons à Les Choristes. Deux hommes s’affrontent. Clément Mathieu est nommé surveillant dans un internat de rééducation pour mineurs. Particulièrement répressif, le système appliqué par le directeur Rachin peine à maintenir l'autorité sur des élèves difficiles. Clément Mathieu familiarise les pensionnaires à la magie du chant. Mais ce qui est ici souligné, c’est que – quitte à mentir, non pour tricher mais par désir de les rencontrer – il va à eux de façon ouverte à leur entrée dans la vie, sans l’idée qu’il les jugerait d’abord. Deuxième temps, sur le thème : l’enfant doit nous détruire pour vivre, à condition que nous soyons toujours vivant après. Pour l’épisode avec Pierre Morhange, jeune chanteur prodige, et avec sa mère, où le pion est successivement victime, conseiller et défenseur… aller directement au dialogue du blog, ou revoir le film.

Efficacité ? Où ça ?
Ce qu’ont appris les enfants, marqués par le handicap ou cas sociaux, à l’auteure du bloc-notes, c’est que si on ne peut pas nommer ce qui leur colle à la peau, ils se trouvent enfermés dans une irréalité de leur être qu’ils ne peuvent partager avec personne. Elle s’appuie sur le film Sam, je suis Sam. Sam a l'âge mental d'un enfant de sept ans. Il a par accident une fille, Lucy Diamond (référence à la chanson des Beatles) avec une de ses relations qui disparaît de sa vie. Il élève cette fille tant bien que mal. Vers sept ans, celle-ci comprend que son père est différent des autres. Alertés, les services sociaux lui retirent sa fille : elle sera placée dans une famille d’accueil. Vers la fin du film, on assiste à un dialogue avec la mère d’accueil : Sam dit qu’il n’est pas un père parfait pour sa fille mais un père qui l’aime pour avoir su l’élever quand elle était bébé. Il se reconnaît lui-même en tant qu’attardé : pour cela, cette maman d’accueil peut s’occuper de sa fille. Celle-ci reconnaît à Sam et à Lucie leurs liens de filiation et de leurs vies ensemble et, quoiqu’il en soit de ses désirs d’enfant, elle reconnaît aussi qu’elle ne sera jamais la maman de Lucy.

Retour au blog à propos de la pratique professionnelle (extraits en forme d’interrogations). La question qui traverse ce film ne serait-elle pas aussi la nôtre ? Serions-nous inefficaces dans la suppression des tares d’autrui ? Mon pouvoir n’est pas de guérir. Mais celui qui vient me voir peut se trouver dans mon regard, trouver sa vie en croisant la mienne. Par ailleurs, ne vaudrait-il pas mieux nous demander comment nous parlons de nos patients avec ceux que nous rencontrons, dans notre pratique, dans notre vie ? Comment parlons-nous aux parents de leur enfant quand ceux-ci sont marqués par une maladie psychique ? Comment parlons nous aux enfants de leurs parents, qu’ils soient débiles, fous, délinquants en prison, drogués, alcooliques ? Leurs misères nous sert-elle à nous rassurer de notre normalité sur leur dos ?

Drôles d’échanges dans les rencontres improbables
Abordant la question de la formation dans ce domaine des sciences humaines, c’est la place que celui qui enseigne laisse vide qui ouvre le jeune praticien à lire ce qu’il fait, au-delà des certitudes théoriques et conceptuelles (importance de la relation transférentielle). Accepter d’être représentant des représentations sociales qui tissent les représentations mentales nécessaires à penser la vie, cela donne de drôles d’échanges dans les rencontres improbables. D’abord une remarque : Le fou est celui qui est la folie sans la porter, quant à celui qui l’accueille, il est celui qui accepte de porter la folie, sans l’être. Puis l’illustration, en prenant appui sur le médecin-chef d’un service de diagnostic dans une série américaine actuellement reprise sur TF1 – le Dr House qui n’est jamais là où on l’attend… L’administration de l’hôpital lui en fait grief (factures inexistantes, confrères ignorés, consultations non assurées…) Infatigable et solitaire, il se bat contre l’adversité minable de ceux qui – en organisant le monde – y perdent leur vérité et celle des autres. Si proche de la vérité de son désir, qu’il envoie promener tout le reste loin de lui. Il renvoie aussi les malades à leurs fausses interprétations du discours médical… attentes infondées derrière lesquelles ils se leurrent. Mais, en même temps, il est étrangement présent et juste, dessinant à ses élèves le chemin : le patient souffre, mais pas entièrement de ce qu’il dit souffrir.

Mamytartine boucle – j’allais dire : cet épisode – par une réflexion sur les enfants incasables. Dans la relation, on assiste à la répétition de moments qui sont autant de trous dans leur histoire – mise en scène de quelque chose qui a échappé aux mots, qui y échappe encore. Moments d’ailleurs où la relation vacille. Décrypter ces trous permettrait-il à faire retrouver à ces incasables leur place en société ? Pas évident : éviter d’abord de donner à ces vides un sens qui soit celui du responsable de la cure ; s’assurer qu’il s’agit de quelque chose qui puisse appartenir au sujet ; et choisir, pour le dire, le moment où il est réceptif à accueillir la chose et la faire sienne.


The Economist du 6 février 2010 – page 76 – Psychiatric diagnosis – That way, madness lies – A new manual for diagnosing diseases in the psyche is about to be unveiled

La république des livres (RDL) 25 février 2010 – «DSM-5» : le livre qui rend fou
http://passouline.blog.lemonde.fr/2010/02/25/dsm-5-le-livre-qui-rend-fou/

Courrier International – n° 1009 du 4 mars 2010 (Enquêtes et reportages – Débat)
- Standardisation (Le DSM s’est imposé partout comme l’ouvrage de référence de la psychiatrie. Une nouvelle édition augmentée est en cours d’élaboration), tiré du Washington Post du 10 février 2010 (Revision to the bible of psychiatry, DSM, could introduce new mental disorders – par Rob Stein).
- Une bible mondiale contestée (Comment l’Occident exporte ses troubles mentaux), tiré de New Scientist n° 2744 du 21 janvier 2010 (How the US exports its mental illnesses – Western notions of mental illness are one of the US's most insidious exports – and they are spreading around the world like a contagion, says Ethan Watters)

American Psychiatric AssociationDSM-5 Development :
http://www.dsm5.org/Pages/Default.aspx
Proposed Draft Revisions to DSM Disorders and Criteria – The draft disorders and disorder criteria that have been proposed by the DSM-5 Work Groups can be found on these pages. Use the links below to read about proposed changes to the disorders that interest you. Please note that the proposed criteria listed here are not final. These are initial drafts of the recommendations that have been made to date by the DSM-5 Work Groups. Viewers will be able to submit comments until April 20, 2010. After that time, this site will be available for viewing only.

Psychanalyste en société - Ce blog est une invitation à mes amis, psychanalystes, travailleurs sociaux, et tous les autres aussi, à partager avec vous au quotidien de nos vies, ce beau métier qui est le nôtre, accueillir l'homme dans sa singularité et dans le monde.
http://mamytartine.blog.lemonde.fr/
Les billets des 8 et 13 mars 2010 sont illustrés par une évocation de films ou séries télévisées :
- Cinema Paradiso – film de Giuseppe Tornatore – 1989, qui a notamment reçu le Prix du Jury à Cannes, l’année de sa sortie, et l’Oscar du meilleur film de langue étrangère, l’année suivante.
- Les Choristes – film de Christophe Barratier – 2004, un des plus gros succès de l’histoire du cinéma français, adapté de La Cage aux rossignols (1945). L’année suivante, il a reçu deux Césars (pour la musique et pour le son) et fait partie des nominations aux Oscars pour le meilleur film en langue étrangère. A noter : Jacques Perrin qui jouait Toto devenu adulte dans Cinema Paradiso, joue Pierre Morhange, chanteur prodige de la chorale, une fois lui aussi adulte.
- Sam, je suis Sam (I Am Sam) - film de Jessie Nelson - 2001. L’année suivante, il a fait partie des nominations aux Oscars pour le meilleur acteur (Sean Penn).
- Dr House – série créée par David Shore et produite par Lawrence Kaplow et Gerrit van der Meer – diffusée par la Fox depuis fin 2004 et par TFI depuis début 2007. La série a reçu plusieurs récompenses, ainsi que l’interprète (Hugh Laurie) de son héros principal. Coïncidence : 100ème épisode en France, le 23 mars.

lundi 15 mars 2010

Valeurs : analyse spectrale



C’est vers 1990 que – sous le titre L’Invention de l’EuropeEmmanuel Todd a publié une version accessible de recherches antérieures. Après avoir morcelé ladite Europe en près de 500 unités géographiques, il a cherché à rassembler des informations portant sur les cinq derniers siècles afin de faire une monographie pour chacune d’entre elles. Fil directeur : comment s’y positionnait-on par rapport à deux couples de valeurs – égalité vs inégalité ; liberté vs autorité.

Les conclusions étaient, grosso modo, que pour chacune de ces unités géographiques, le positionnement était resté relativement stable sur l’ensemble de la période ; qu’il n’était pas tellement lié au pays d’appartenance (si certains apparaissent plus homogènes, d’autres constituent un véritable kaléidoscope) ; et qu’il donnait de bonnes clés d’explication sur la façon dont ont été abordées les grandes mutations qui ont tissé l’histoire européenne, et à quelle période d’un endroit à l’autre. Il en va ainsi de la Réforme et de la Contre-réforme, du décollage culturel et de l’alphabétisation, de l’industrialisation, de la déchristianisation, du contrôle des naissances, de la naissance puis de la décomposition des idéologies…

2 x 2 = 4 (+1)
Il ressort assez nettement que la famille joue un rôle important comme vecteur important de transmission des valeurs – et donc comme élément explicatif de leur persistance à travers les âges. Ce qui, dans d’autres ouvrages mais sans s’appuyer sur une analyse aussi fouillée, permet à l’auteur de chercher à classer les grandes régions du monde en fonction de ces mêmes critères.

· Le monde anglo-saxon (l’Angleterre, ses anciens dominions et les États-Unis) prône la liberté comme valeur mais ne se soucie pas de la composante égalitaire.
· C’est en France, autour du Bassin parisien, au Nord et au Sud de l’Italie, au Centre et au Sud de la péninsule ibérique, ainsi qu’en Pologne, que l’on privilégie, et la liberté et l’égalité.
· A l’opposé, les sociétés allemande, suédoise, japonaise ou coréenne mettent l’accent sur l’autorité et l’inégalité. On retrouve également de telles valeurs dans plusieurs régions dispersées : partie occidentale du Royaume-Uni, périphérie française, Nord de la péninsule ibérique, Suisse, Vénétie, Slovénie, Autriche, Bohème, Québec…
· Les régions, fort étendues, où l’autoritarisme va de paire avec l’égalité, englobent la Russie et la Chine – attitude partagée en Finlande, dans l’Italie du Centre… et sur la frange Nord-ouest du Massif central.
· Il y a aussi lieu de considérer de façon spécifique les sociétés qui favorisent le mariage dans la famille (endogamie), telle la société arabe où autoritarisme et égalité sont par ailleurs en faveur et – jusqu’à un certain point car mis en question par la modernité – le Japon et Israël.

Réforme – alphabétisation - industrialisation
Revenons à l’Europe et voyons comment les régions ont choisi leur camp au moment de la Réforme : elles ont opté dans ce sens en fonction du niveau d’alphabétisation auquel elles étaient parvenu (influence favorable dans les familles autoritaires et inégalitaires plus sensibles à la transmission entre générations) mais aussi de leur éloignement géographique de Rome.

Effet conjugué, la lecture personnelle de la Bible qui en résulte renforce l’alphabétisation et le décollage culturel, tandis que dans les régions embarquées dans la Contre-réforme, on assiste à cet égard à un freinage culturel qui, pour certaines, pourra se mesurer en siècles : ainsi, le seuil des 50% d’alphabétisés est atteint vers 1700 en Allemagne, en Suisse ou en Suède, mais seulement deux siècles plus tard sur le pourtour méditerranéen.

S’agissant de l’industrialisation, elle prend son essor en Angleterre, sous une forme primitive à base d’homogénéisation et d’extrême spécialisation. Mais, au milieu du 19ème siècle, on retrouve Allemagne, Suisse et Suède, pour aborder la 2nde phase plus sophistiquée qui nécessite une main-d’œuvre qualifiée.

Déchristianisation – démographie - idéologies
Au rythme de la révolution scientifique (l’univers perd sa dimension théologique avec Newton et le créateur s’estompe avec Darwin), la religion chrétienne perd le contrôle de l’Europe. Les premières régions dissidentes sont celles où l’image de Dieu est faible, celles où priment les valeurs de liberté et d’égalité – à partir du Bassin parisien notamment. Viennent, plus progressivement, les régions touchées par la révolution industrielle – y compris de tradition réformiste, Darwin faisant des ravages parmi les lecteurs de la Genèse. Et ne subsiste qu’une version autoritaire et inégalitaire du catholicisme, portée par les régions périphériques en France, par la Belgique, la Rhénanie et la Bavière, ainsi qu’au nord de l’Italie et au nord-est de l’Espagne… ce qui en déplace le centre de gravité – et géographique et dogmatique.

Alphabétisation + déchristianisation = contrôle des naissances et chute de la natalité : on commencera donc par le Bassin parisien (autour de 1800), puis par l’Europe du Nord et l’Angleterre (un siècle plus tard) pour en arriver à l’Europe méditerranéenne (vers 1930).

C’est sans surprise que le même schéma s’applique à la relève que l’image de la cité idéale terrestre prend sur celle de la cité de Dieu – sous deux formes : autour de l’idée (socialiste) de Classe et autour de celle de Nation. Quand on marie liberté et égalité, cela donne anarcho-syndicalisme dans le premier cas et libéral militarisme dans le second. Si c’est l’autoritarisme plus l’inégalité, on aura social-démocratie et ethnocentrisme. Autorité et égalité : communisme et fascisme. Et, enfin, liberté sans se soucier d’égalité : travaillisme et libéral-isolationnisme.

Après des hauts, des bas et des résultats en forme de contre-performances, les idéologies socialistes aussi bien que nationalistes se sont effritées au cours de la seconde moitié du 20ème siècle. En arrière-plan, l’effondrement du christianisme s’est poursuivi.

Emmanuel Todd : L'invention de l'Europe (Le Seuil - L'histoire immédiate, 1990)