samedi 27 février 2010

Manuscrits de la mer Morte


Comme pour bien des sujets de ce bloc-notes, je suis loin d’être ferré sur celui que j’aborde ici. Je me suis simplement trouvé ces jours-ci au carrefour de deux informations sur un sujet qui n’a rien de très nouveau – celui des manuscrits de la mer Morte : la parution, il y a trois semaines au Royaume-Uni, d’un ouvrage signé par l’un de ses meilleurs connaisseurs ; et l’annonce d’une exposition organisée par la Bibliothèque nationale de France (BnF) au cours du printemps qui approche.

Incertitudes
Tout au long du premier siècle au cours duquel le christianisme a émergé, le débat sur la signification et même la formulation de certains versets de textes à caractère prophétique de la bible hébraïque, a été plus que vigoureux entre Juifs et Chrétiens – chaque partie soupçonnant l’interprétation faite par l’autre de tirer la couverture de son côté.

Si on se réfère à ce que sont devenus ces textes par la suite, on remarque que, quelques minimes qu’elles soient, les différences entre les textes des Juifs massorètes et ceux de la Septante par exemple, présentent des différences significatives. Les premiers sont le produit d’un travail de fixation des textes anciens qui, avec les Massorètes a pris une réelle ampleur à partir du 7ème siècle de notre ère et abouti à une version considérée comme fiable au 10ème siècle. Les seconds sont une traduction en grec qui avait été réalisée, à Alexandrie vers 270 avant notre ère, par des Juifs érudits et ont constitué – malgré que ce soit une traduction – une référence ayant l’avantage de l’antériorité.

Découverte des manuscrits
Il a fallu attendre le 20ème siècle et la découverte à partir de 1947 de ce que l’on appelle les manuscrits de la mer Morte pour disposer de nouveaux éclairages – ces documents relativement conséquents (900 rouleaux) ont été datés comme rédigés entre le 3ème siècle avant notre ère et le milieu du 1er siècle chrétien. Autant dire que, tant chercheurs que responsables religieux n’y ont pas été indifférents, et que le débat désormais contemporain y a trouvé de nouvelles munitions : car si le travail de déchiffrement et de regroupement des pièces a été promptement mené – pour l’essentiel avant 1960 – la lecture et la transcription semblent avoir constitué un parcours d’obstacle tel que la publication de l’ensemble a dû attendre au-delà de l’an 2000 – plusieurs décennies.

C’est l’histoire que raconte Geza Vermes dans son tout récent ouvrage The Story of the Scrolls (Penguin, 260 pages). Dans The Economist (February 20th 2010, p.78), le critique de la rubrique Books and arts considère qu’il faut savoir garder une tête particulièrement froide pour s’exprimer à ce propos – qualité dont, à l’exception d’une prise de position sur le Jésus historique – il crédite volontiers l’auteur. Il rappelle à cette occasion que ce dernier est né en Hongrie de parents Juifs convertis au catholicisme au début des années ’30 mais disparus néanmoins dans la Shoah. Ordonné prêtre, il étudie à Budapest puis à l’université catholique de Louvain, est l’un des premiers à pouvoir examiner les manuscrits de la mer Morte – dont il fait sa thèse de doctorat – et entreprend leur traduction en anglais. Entre temps, il a quitté l’Église catholique, renoué avec son identité juive, s’est installé au Royaume-Uni où il devient professeur d’études juives à l’université d’Oxford.

Hypothèses – portée et limites
Il écarte, dans son ouvrage, la thèse d’une quelconque conspiration de la part des catholiques qui avaient été parmi les premiers à prendre connaissance de ces manuscrits (l’argument qui avait été avancé étant que cela aurait dérangé certaines de leurs croyances). Il estime par ailleurs que si nous en tirons une meilleure compréhension autour des débuts du christianisme, ce n’est qu’en partie. Côté rassurant pour les Juifs, leur contenu est très proche des versions massorétiques qui ne seront stabilisées que plusieurs siècles plus tard. Et non moins intéressant pour les Chrétiens : certains passages de l’Ancien testament auxquelles ils tiennent mais qui n’apparaissent pas dans ces versions massorétiques sont bien là dans les manuscrits de la mer Morte – on ne peut donc pas les taxer d’inventions tardives élaborées au sein de communautés chrétiennes. Si on cherche à remonter dans le temps, tout cela pousse à accepter la coexistence sur longue période de plusieurs versions des Écritures, plutôt que de privilégier une origine unique (ce qui peut faire problème pour les tenants d’une vérité révélée).

Exposition de printemps de la BnF
Dans ses Chroniques de mars-avril 2010, la BnF annonce l’exposition qu’elle organise du 13 avril au 11 juillet à ce sujet : Qumrân, le secret des manuscrits de la mer Morte. Sur la base des 377 fragments de manuscrits et de bien d’autres documents relatifs à la diffusion de la Bible que la BnF conserve, ainsi que des prêts exceptionnels, notamment en provenance d’Israël et du Royaume-Uni, cette exposition promet d’intéressantes découvertes à ceux qui viendront la visiter. Comme à chaque exposition, ceux qui ne pourront pas s’y rendre directement auront le loisir d’en parcourir l’exposition virtuelle.

Pistes diversifiées
Dans son récent numéro, Chroniques présente aussi la thèse de l’archéologue et dominicain Roland de Vaux qui a participé dès les débuts aux fouilles, pour qui les auteurs de ces écrits seraient des Esséniens, communauté juive remontant au 2ème siècle avant notre ère. Thèse qui divise profondément certains chercheurs mais qui est presque devenue la Loi et les prophètes pour bien des Églises protestantes américaines. On trouve également dans ce bulletin des entretiens, d’une part avec une archéologue formée à l’université catholique de Louvain et qui a cosigné L’Affaire Qumrân, ainsi qu’avec Michael Langlois, un philologue issu du protestantisme et conseiller scientifique de l’exposition ; d’autre part avec la romancière de Qumrân, thriller théologique – quête spirituelle et quête policière – à la Umberto Eco. Œuvre d’interprétation aussi : elle est d'ailleurs de l'avis que les Juifs ne sont pas le peuple du Livre mais le peuple de l’interprétation du Livre.

Expositions virtuelles de la BnF : sur le site http://www.expositions.bnf.fr – ceux que cela intéresse se dépêcheront de s’y rendre car on peut encore, en cette fin de février, visiter celle sur La légende du roi Arthur, l’exposition «réelle» étant close depuis un mois… ou L’estampe japonaise, close il y a moins de deux semaines.
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L’Affaire Qumrân : Estelle Villeneuve et Jean-Bapiste Humbert – Découvertes Gallimard, 2006.
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Qumrân : Éliette Abécassis – Le livre de Poche, 1996.
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vendredi 19 février 2010

Nature humaine : une illusion ? (2)

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Nature humaine, péché originel, rôle de la société monarchique
Du Moyen-âge aux Temps modernes, ce n’est pas tant l’image d’une humanité formant une seule et même famille qui l’emporte. Avec une insistance sur le péché originel, c’est plutôt celle du revers de la médaille qui saute aux yeux.

Imbu de l’amour de soi l’homme, auteur de la méchanceté inhérente à notre nature, a désobéi : la société devient le nécessaire antidote coercitif à notre égoïsme et sa fonction, celle de la monarchie notamment, est d’en réprimer la bestialité. Or la royauté médiévale affiche une certaine parenté avec le divin. Selon les variantes, le roi est l’exécutant, le vicaire, le successeur de la divine Providence – à la limite, Dieu fait homme.

Au 13ème siècle, un docteur de l’Église dont la pensée a si bien marqué celle-ci que six siècles plus tard on la déclarera doctrine officielle – saint Thomas d’Aquin voit de la monarchie partout : pour toute unité organisée, il y a un principe qui domine le reste, en cascade depuis Dieu puis se fragmentant à mesure que l’on descend dans l’échelle des êtres, jusqu’au sein de la matière inanimée.

S’il se réfère à Aristote pour admettre que l’homme peut être naturellement sociable, il veut éviter qu’on le lave pour autant du péché originel, en arrive à distinguer l’âme de l’homme rationnel par laquelle il réfrène ses désirs intérieurs, de l’âme désirante qui est, elle, insatiable, rappelle qu’une société est fondée sur l’intérêt et le besoin et conclut que la royauté est un instrument nécessaire à la communauté. Ce faisant, il réduit l’homme qu’Aristote considérait comme un animal politique à une fonction économique – s’associer, égoïstement, au sein de la cité en vue d’assurer son existence matérielle. La vertu du roi est de permettre de concilier les conflits des hommes au profit de l’intérêt commun.

Va-et-vient entre hiérarchie et pulsion égalitaire
A la même époque pourtant, la pulsion égalitaire est au travail : certaines notions en transparaissent dans le système féodal, la royauté perd de ses prétentions pour devenir l’instrument de la société. Des cités aux guildes et jusqu’aux paysans, la lutte pour plus d’autonomie est à l’ordre du jour. Les hommes ne considèrent plus devoir vivre sous le joug des princes pour réprimer leurs vices – dès la fin du 11ème siècle, on voit naître des républiques dans des villes de Lombardie et de Toscane.

Mais, simple tentative d’assurer une harmonie entre classes sociales et intérêt collectif de l’État confié à des professeurs qui prêchent les vertus civiques, la formule n’arrive pas à tenir la route – à Florence près, à la fin du 13ème siècle c’est à un prince que l’on remet à chaque cas le pouvoir. Au début du 16ème siècle, Machiavel renverse l’idée d’une paix nécessaire à la grandeur civique, revient à la thèse de l’homme narcissique et de l’immoralité des sujets, conseille aux princes la duplicité précisément pour cette raison, et de laisser libre cours aux factions en vue de faire régner l’intérêt commun.

Et pendant ce temps là, dans l’Angleterre élisabéthaine, c’est bien l’univers hiérarchique qui l’emporte (relire Troïlus et Cressida). Quelques décennies plus tard, guerre civile, décapitation de Charles 1er et avènement de Cromwell puis restauration de la monarchie après le décès de ce dernier. C’est la période au cours de laquelle Thomas Hobbes, un royaliste, un passionné de Thucydide dont il a été le premier traducteur en anglais, rédige le Léviathan : à l’état de nature, l’homme primitif est principalement mû par la crainte et le désir (la guerre de tous contre tous) ; pour l’en faire sortir il faut fonder un état civil, artificiel, basé sur la raison car c’est aussi un être calculateur : par instinct de conservation et dans la perspective de satisfaire autrement ses désirs, chacun doit renoncer à certains de ses droits pour les transférer à un souverain (le Léviathan) dont il devient le sujet.

Entre pouvoir souverain et équilibre des pouvoirs
Projetons-nous d’un bon siècle de plus et (nous sommes entre Anglo-saxons – toute proximité de date avec la Révolution française ne justifie pas qu’on s’y attarde explicitement) voyons ce qui se passe avec les Pères fondateurs de ce qui deviendra les États-Unis. Ceux-ci ont de la nature humaine une vision pessimiste qu’ils font remonter à l’Antiquité, qui est également alimentée par la tradition chrétienne de la Chute de l’homme – épisode encore plus méprisable dans sa version calviniste.
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La république américaine sera ainsi fondée sur une interprétation à la Thomas Hobbes : l’état de nature de l’humanité, c’est la guerre. Pour ces Pères fondateurs, l’être humain est un atome d’égoïsme. On pourrait égrener bien des affirmations que l’on pourrait considérer comme réalistes mais qui sont, en fait, celles de grandes figures du commerce et de la finance qui pensent que la finalité du gouvernement s’identifie à la protection de la propriété privée et qui ont leurs raisons de craindre une révolte des pauvres (puisque le peuple est souverain), au nom de la liberté, de l’égalité et de la démocratie.

Comment inscrire cela dans la Constitution ? C’est là où John Adams – lecteur assidu de la Guerre du Péloponnèse de Thucydide, notamment de l’épisode de Corcyre… et futur vice-président auprès de Georges Washington, puis président des États-Unis, propose de faire jouer le pouvoir contre le pouvoir. Face à l’exécutif, deux chambres : celle des représentants élus par le peuple et une autre, composée par une aristocratie fondée sur la richesse... Ce n’est plus la monarchie comme chez Hobbes – mais ce sont toujours des désirs égoïstes, des pulsions dépravées, plus fortes mêmes que le lien social, avec laquelle il faut composer, alors que les vertus morales, les capacités intellectuelles, la richesse, la beauté, l’art ou la science ne sont d’aucun secours.

Une thèse pour conclure
De la Grèce antique à la naissance des États-Unis en passant par la tradition chrétienne, l’auteur a ainsi voulu souligner à quel point l’Occident s’était laissé enfermer dans une sombre vision de la nature humaine face à laquelle les lois et la culture, que ces mêmes hommes élaborent, ne peuvent mais. Il mentionne au passage la mise hors-jeu de ce que recèle une communauté fondée sur la parenté et l’exacerbation consécutive de la notion d’intérêt exclusivement personnel.

Un peu plus loin, il appellera Freud à la rescousse de saint Augustin (pour qui : si les enfants sont innocents, ce n’est pas parce qu’ils manquent du désir de faire mal, mais parce qu’ils manquent de la force de le faire) et de Hobbes (le homo homini lupus, emprunté à Plaute, refait vigoureusement surface dans Malaise dans la civilisation de Freud).

Fort de son bagage d’anthropologue - lui qui s’est, pour l’essentiel, intéressé aux peuples des îles Fidji et Hawaï, il se plaira à souligner qu’en de nombreuses régions de la planète – dont les Maori de Nouvelle-Zélande, les Chewong de Malaisie, les Yakouguires de Sibérie, ou les Indiens d’Amérique – on étend la parenté aux objets, rivières, plantes, animaux (notamment à l’occasion de la chasse) ou esprits…

Plus intéressante est la thèse par laquelle il conclut son ouvrage. Si, d’un point de vue anatomique, l’homme a 50 000 ans, les signes de culture dans son histoire remontent à près de 3 millions d’années : son évolution biologique aurait ainsi, sur toute cette période, obéi à une sélection culturelle – nous aurions alors été, corps et âme, façonnés pour vivre une existence culturelle, l’homo sapiens résultant de l’intégration du corps dans le champ des symboles. Marshall Sahlins prend l’exemple de l’eau bénite et de l’eau distillée : la différence n’est pas chimique mais de signification – et, en termes de désirs et de besoins, peu importe que ceux qui l’utilisent aient soif ou non. Mener une vie conformément à la culture revient à parachever ces tendances à la création de symboles, à ce qui pour nous a un sens.

Déterminée à produire du sens, la nature humaine est un devenir plutôt qu’un être-toujours-là. En disant : dans nos instincts (aujourd’hui : dans nos gènes), nous parlons de pratiques culturelles comme si elles y étaient inscrites. Estimant que la civilisation occidentale s’est construite sur une vision pervertie et erronée de la nature humaine, l’auteur estime que cette fausse idée met en danger notre vie.
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Marshall Sahlins - La nature humaine, une illusion occidentale - traduit par Olivier Renaut - L'Éclat / Terra incognita - 2009

jeudi 18 février 2010

Nature humaine : une illusion ? (1)


C’était vers le milieu de l’année dernière. Une personne dont j’apprécie les choix dans ce domaine me l’avait offert d’autant, ajouta-t-elle, que quelqu’un d’autre, qu’elle avait en estime, était tombé en arrêt sur ce petit bouquin d’une centaine de pages dans la librairie, et avait exprimé un vif intérêt pour ce qui lui semblait être une découverte.

Cela suffit-il pour y consacrer un (double) article dans ce bloc-notes ? Je me suis laissé séduire par cette grande fresque qui traverse les siècles et qui – même si cela mérite débat – permet de mieux situer des hommes et des courants d’idées dont je n’ignorais pas l’importance mais dont un certain brouillard m’estompait les contours.

Dans La Nature humaine, une illusion, occidentale, Marshall Sahlins qui a professé l’anthropologie à l’université de Chicago, fait un ou deux allers-retours avec l’Histoire. Je me permettrai de suivre ici l’ordre chronologique, de marquer une pause à mi-parcours et de mentionner la thèse de l’auteur en conclusion.

Grèce antique : des dieux et des mortelsNous commençons par une Grèce qui était en ces temps-là à l’honneur. Vers 700 avant JC, donc un peu après l’Iliade et l’Odyssée de Homère, on attribue au poète Hésiode d’avoir rédigé – à partir d’une multiplicité de versions (y compris quelques échos d’origine babylonienne) ce qui s’est par la suite imposé comme le meilleur récit mythique de l’origine des Grecs.

Commençons par les dieux : après une période de chaos et à l’issue d’une bataille longue et sans merci, Zeus sort victorieux et instaure le règne de la paix et de l’ordre. Certes les dieux se laissent encore aller à des disputes mais tout cela est encadré par des serments.

Passons aux mortels de l’Olympe : c’est une dégradation progressive, depuis l’Âge d’or paradisiaque jusqu’à l’Âge de fer, le pire, contemporain d’Hésiode qui s’en lamente – en passant par l’Âge d’argent, celui de bronze puis des héros (où se situe la guerre de Troie). Finis la justice, les liens filiaux, la morale, le respect des serments… C’est le chacun pour soi, le goût pour le pouvoir et l’argent – une ère de violence et de désir de destruction.

Entre dieux et humains, les rois des cités grecques. Chaque État y est un produit du Ciel et de la Terre : un héros, né de l’union de Zeus avec une mortelle, monte sur le trône du roi jusqu’alors en place, en épousant sa fille. L’autorité royale finit pourtant par être mise en cause par une élite, tandis qu’une notion d’égalité commence à faire tache d’huile et à s’opposer à celle de hiérarchie. En pratique, c’est l’époque de l’avènement de la démocratie athénienne.

Démocratie athénienne contre l’oligarchie soutenue par Sparte
Au 5ème siècle avant JC, l’opposition entre hiérarchie et égalité atteint son paroxysme avec la guerre du Péloponnèse : au sein de nombreuses cités, c’est la guerre civile entre élites et factions populaires ; à l’échelon de la Grèce, c’est une confrontation généralisée entre la démocratie (soutenue par Athènes, puissance maritime et commerçante) et le gouvernement par quelques-uns, l’oligarchie (soutenue par Sparte, puissance terrestre et militaire).

C’est à cette occasion que l’on peut passer le relais à Thucydide qui est non seulement un historien qui s’attache aux faits et cherche à en dégager une explication, mais aussi comme un journaliste puisqu’il est contemporain de ce qu’il relate. Son œuvre n’est autre que La Guerre du Péloponnèse. Arrêtons-nous un instant sur l’épisode de Corcyre, sur lequel on reviendra : la classe privilégiée (dont Sparte est l’alliée) se soulève contre le gouvernement démocratique en place dans cet État ; la flotte athénienne finit par encercler la cité et la fraction oligarchique sera écrasée dans le sang.

La loi/culture relève de l’humain, pas la nature
Faisons aussi une pause avant de reprendre le fil historique, ne serait-ce que pour faire un tour des concepts qui commencent à se dégager.

A Athènes, les citoyens (mais pas les femmes, les esclaves ni les étrangers) participent de façon égale dans un régime où ils concilient leurs intérêts privés, gérés dans le cadre de leur maison particulière, avec l’intérêt et le bien de la cité – bien public que définit la loi. Toujours en matière d’égalité, digression du politique vers la cosmologie : l’univers y est un système naturel autorégulé par des échanges entre quatre éléments à parts égales… et vers la santé : à l’origine des maladies on aurait la domination de l’une des fonctions du corps – la cure allopathique pratiquée par les disciples d’Hippocrate consiste à prescrire le contraire de l’élément en excès.

Toujours vers le 5ème siècle avant JC, on perçoit un clivage qui s’instaure entre la nature (physis) et la loi (nomos)… à savoir la culture. Les propriétés des choses naturelles (ex. : une pierre tombe vers le bas) ne peuvent pas être modifiées par la volonté des hommes : la nature renvoie à ce dont les hommes ne sont pas responsables… y compris leur vice et leur cupidité. La loi, en revanche relève de l’agir humain : sa connaissance et sa mise en pratique sont le fait d’un sujet.

Or, la nature ne se souciant pas de la loi, il ne reste à la culture qu’à s’accommoder de ceux qui ne poursuivent que leur intérêt et qui se montrent cruels envers les autres. La nature passe ainsi en première position devant l’art, la loi, la politique, les mœurs… Pis encore, on observera par la suite un glissement de la signification de nomos : de convention ou de conformément aux mœurs, il passera à par erreur, ce qui l’oppose à l’authenticité et à la réalité de la nature. Mais si cette dernière est mise en valeur, c’est sous deux aspects opposés : soit le mythe d’un bon sauvage malencontreusement placé sous le joug de la culture (il faut laisser faire la nature, consommer des produits bio…), soit celui de la cupidité naturelle de l’homme qui avance sous le masque d’une culture que la nature tient à sa botte (les soi-disant bons sentiments – autre exemple : en promouvant le règne de la justice et de l’équité, et en dissimulant leur intérêt personnel, la majorité des faibles s’octroie un avantage que la nature lui refuserait…).

Mise hors-jeu d’une communauté fondée sur la parenté
En regard de cette partition impeccable (et implacable ?) entre nature et culture, Marshall Sahlins avance ici une autre conception de la nature humaine. Il prend d’abord appui sur la tragédie de Sophocle qui repose sur l’incompatibilité entre les principes de parenté et la loi de l’État : Créon, tyran de Thèbes fait primer celle-ci sur les devoirs familiaux d’Antigone, lui interdisant d’inhumer son frère, précisément mort sous les coups de la cité dont il était l’ennemi.

Mais la tradition occidentale a mis pratiquement hors-jeu cette communauté fondée par la parenté – elle qui est pourtant à la source d’émotions parmi les plus profondes – et ce sont les philosophies de la nature humaine qui ont pris le dessus. L’auteur de l’ouvrage fait l’hypothèse que ladite nature s’y réfère d’abord aux désirs d’hommes adultes s’adonnant à la vie publique dans la cité. Ce qui exclut femmes, enfants et anciennes coutumes, ainsi que la sphère privée, c’est-à-dire le foyer où la bonté comme valeur pourrait conduire à renoncer à l’idée d’un intérêt exclusivement personnel.

Au 4ème siècle avant JC, Aristote avait néanmoins décrit la parenté comme un ensemble de relations à autrui, permettant de constituer l’identité subjective ainsi que l’identité objective de la personne. On ne se limite pas aux liens dus à la naissance mais on inclut ceux du mariage – inclusion qui, pour d’autres peuples à travers le monde, tend à mettre en commun un lieu, une histoire, des échanges ou des souvenirs, et à favoriser une assistance mutuelle).

Environ 400 ans après JC, l’un des Pères de l’Église, saint Augustin, fera de nous les descendants d’un même ancêtre, de l’humanité une seule et même large famille… et affirme que la famille, ainsi émanée de Dieu, constitue le premier ordre de cette humanité.

Nous venons ici de franchir plusieurs siècles, avant – dans le second article – de reprendre le parcours chronologique et nous rapprocher de l’époque actuelle.
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Marshall Sahlins - La nature humaine, une illusion occidentale - traduit par Olivier Renaut - L'Éclat / Terra incognita - 2009

jeudi 4 février 2010

Obésité pourrielle 10-début



Il y a quatre mois environ, Ivona m’avait donné un coup de main pour estimer l’importance du flux de spams qui cherchaient le chemin des boites à lettres de mon PC.

Dans le billet du 6 octobre nous en étions arrivés à une dizaine par jour et par adresse e-mail, dont les trois-quarts étaient arrêtés par le fournisseur d’accès à Internet (FAI), avant de franchir le seuil du micro (messages dits indésirables). Parmi les spameurs, on pouvait repérer un petit nombre (20%) qui totalisaient à peu près la moitié de ce qui arrivait.

Nous avons depuis mis en place quelque chose pour essayer de filtrer un peu mieux… mais tout en pouvant continuer d’observer ce qui se passait. Pas facile car plus le barrage est efficace, moins on a d’information sur ceux qui ont été éliminés.

… Première mesure prise : Dès qu’un nouveau spameur se manifeste il est pré-signalé au logiciel anti-spams du PC qui en fait ce qu’il veut… et au bout de trois fois, il est mis sur la liste de filtrage obligatoire – ce qui systématise la protection. Cette liste comporte actuellement une bonne trentaine d’éléments – mais cette information n’est pas très importante pour ce qui suit : elle nous sert surtout à aiguiller les intrus sur une voie de garage et éviter d’encombrer notre Boite de réception.

Quand un spameur s’est manifesté une dizaine de fois, nous le mettons d’office sur la liste des indésirables du FAI. Nous en sommes à presque 30 adresses ou domaines d’expéditeurs de spams – ce qui est parfaitement gérable… mais à moins d’y aller voir en détail, nous ne suivons plus ces spameurs individuellement.

… En sens inverse, quand un spameur ne s’est plus manifesté depuis trois mois, nous arrêtons de le suivre – c’est ce qui s’est passé pour 80 d’entre eux que nous avons mis aux oubliettes.

Au bout de ces quatre mois, que constatons-nous ?
Pour l’essentiel, que le flux des spams s’est ralenti : 8 spams par jour et par adresse e-mail au lieu de 10. Mieux encore, en tenant notamment compte de nos indications, le barrage préventif du FAI est devenu plus efficace : il n’en laisse passer que 10% au lieu de 25%. En combinant ces deux effets, c’est une division par 3 de ce que nous avons à traiter.

On est progressivement arrivé à une liste de 160 spameurs en observation actuellement – et ce nombre a l’air d’être stable. Comme nous éliminons ceux qui ont arrêté de se manifester pendant trois mois, cela suppose désormais un rythme de croisière d'une douzaine d'arrivées chaque semaine, qui compensent autant de départs (indésirables et oubliettes).

Les gros spameurs avaient d’ailleurs été rejetés dès les premiers mois pour être filtrés en amont comme indésirables par le FAI – quelques-uns sont cités dans le billet du 6 octobre. Il n’y en a presque plus de cette importance à être apparus depuis. Les plus prometteurs pour le futur couperet semblent être, dans le désordre :


contact(arobase)achat-nom-domaine.fr
info(arobase)campaigns.betrousse.com
[bonplandujour (ou ludikado)](arobase)bonplan.netitmail.net
webmaster(arobase)datamel.net
mailing(arobase)distrifly.fr
[annonceur](arobase)emt-a.fr
[invite(ou update)+(référence)](arobase)facebookmail.com
news(arobase)hitheq.net [ou bien : newsletter(arobase)hitheq.fr]
France-Loisirs(arobase)infos.franceloisirs.com
News(arobase)InsideApple.Apple.com
contact(arobase)lingerieprecieuse.com
contact(arobase)concours.mandellia.fr
france(arobase)pandasecurity.com
info(arobase)newsletter.plandefou.com
email(arobase)planetegourmande.fr
info(arobase)prixbombe.com
ml2(arobase)tableandco.com

Pour éviter d’être systématiquement éliminés par le filtrage, certains annonceurs font appels à plusieurs spameurs. C’est ainsi le cas de Carrefour (via hitheq.net, puresdeal.com, buysmartandcheap.info…) ou de Sofinco (via hitheq.net, letter.plan-denfer.com, projet-sofinco.com…). On trouve aussi : Nouvelles Frontières, Securitas, Toner services… Exemple d’une autre astuce : un jour on voit apparaître un Sylvain.PICARD puis un autre jour PICARD.Sylvain.

Pour finir ce billet, un mot sur le hameçonnage (phishing), message qui arrive sous un en-tête et une présentation apparemment honorables et cherche soit à vous séduire soit à vous faire peur pour vous extorquer des informations personnelles ou financières. Les expéditeurs faussement mentionnés sont le plus souvent parmi vos propres fournisseurs via Internet (ex : votre FAI) ou un intermédiaire financier (ex : Paypal). Ces cas ont représenté l’équivalent de 1 à 2% des spams arrivés dans la Boite de réception.

La dernière chose à faire est de cliquer dessus ou d’y répondre. En relecture, on trouve souvent des détails curieux (orthographe par exemple). Nous le mettons aussitôt sur la liste des indésirables du FAI.

Ce que nous faisons alors est une recherche totalement séparée afin de nous adresser directement à expéditeur désigné (et non de répondre à l’envoyeur masqué), et lui transférer le message suspect ainsi reçu avec quelques mots d’explication. Il a généralement vite fait de confirmer que cela ne vient pas de chez lui et de nous conseiller de détruire un tel message. Et on suppose qu’il se met rapidement en piste pour retrouver l’expéditeur indélicat et le neutraliser car au bout de 3 ou 4 variantes reçues et signalées, on n’en entend plus parler.

mardi 2 février 2010

Autisme : suivre du regard


Première retrouvaille 2010 pour les bénévoles qui accompagnent Émile dans son parcours.

PersonnalitéÉvocation des Fêtes de fin d’année, puis des jours qui ont suivi. Tout c’est bien passé : beaucoup d’énergie à dépenser et plus d’autonomie de la part d’Émile ; il pose davantage de questions – parfois pour voir car il en connaît la réponse. C’est ainsi qu’il en arrive maintenant à l’étape du pourquoi ? Comme le font les petits enfants. Vis-à vis de ses parents, il teste les règles, il négocie, il ruse… mais sans toujours bien savoir moduler. Sa relation avec sa sœur aînée évolue : à la fois, il commence à s’opposer à elle mais cherche aussi un soutien face aux parents.

Plusieurs estiment qu’Émile exprime davantage ses sentiments – si besoin de façon indirecte, sous forme de chants ou de poésies qu’il invente. Autre remarque : sa manière de s’exprimer peut prendre une tournure théâtrale (comme s’il jouait). Il fait aussi mieux la distinction entre le je et le tu, ce qui n’empêche pas d’ignorer l’autre dans certaines de ses actions (ex. : parcourir un livre sans s’assurer que cet autre peut aussi y jeter un œil).

A vue d’œilDepuis quelques semaines, Émile dispose d’une boite avec des engrenages que l’on peut enficher de telle sorte que si l’un tourne, les autres sont entraînés à leur tour : il l’utilise souvent et l’on se rend alors compte des progrès réalisés au fil des mois quant à la dextérité des mains et à la coordination entre l’œil et la main.

En revanche, il reste encore à faire, s’agissant de suivre du regard un objet – ou une main – qui se déplace. Sur ce point, notre attention a été attirée sur l’importance critique de la vitesse du mouvement oculaire chez les autistes. Voici, extrêmement condensés, quelques extraits d’un article de Bruno Gepner (Laboratoire Parole et langage – Université de Provence) paru dans le n° de mars-octobre 2008 de la revue Interactions :
Il semble bien que les processus sensoriels guident et influencent la construction et le fonctionnement de la pensée sur soi, sur autrui et sur le monde – et réciproquement. Chez les enfants autistes, on peut faire l’hypothèse qu'un relatif déficit pour percevoir la vitesse des mouvements environnants (qu'ils soient physiques ou biologiques - tels ceux des yeux, des lèvres, les mimiques émotionnelles de la face, les mouvements du corps) conduit à ce que leur pensée fonctionne avec un manque de continuité – telle une pensée stroboscopique, une succession d’images instantanées sans lien entre elles.D’où la proposition de donner l'occasion à Émile d'exercer et améliorer sa vision du mouvement, lentement pour commencer, et accéder ainsi à plus de continuité et de logique dans sa pensée.

Autre évolution : il accepte mieux d’essayer à nouveau même s’il a raté (ex. : lancer de balles vers la cible où elles vont s’accrocher). Cette acceptation semble aller de paire avec plus de réflexion, et avec la capacité de créer des liens et une logique

A suivre…Les orientations pour la suite partent toujours, comme depuis les débuts, de ses centres d’intérêt : on va poursuivre les expériences sensorielles, les jeux physiques et les jeux de constructions.

Partir, par exemple, de son goût pour les lettres pour en faire percevoir la texture, les tracer dans différents matériaux. Ou encore au cours d’un jeu : trier, partager en 2 tas, notion de permanence du nombre de cartes – même si elles sont réparties en 2 ou plusieurs tas, ranger dans un certain ordre (ex. : depuis le plus grand). Essayer également d’installer un vélo d’appartement (mouvement alterné des jambes).

On se souvient enfin qu’au cours de cette seconde année des séances de préscolarisation se panachent avec celles avec les bénévoles. C’est là où l’on voit qu’Émile devient lecteur (il identifie les titres et les illustrations qu’il commente, notamment). Il manipule les notions plus que, moins que, autant que. Quand il compte c’est surtout avec la vue… mais pas avec ses mains. Ici et pour le reste arrive une demande d’apprentissage : on cherchera encore à favoriser la création interactive plutôt que l’accumulation encyclopédique.
Références de l’article cité :
Attention, c’est un travail de chercheur – pas immédiat pour les non-initiés ni dans les préoccupations au jour le jour de ceux qui entourent Émile. Dans les 25 pages (dont une bibliographie conséquente), il est lisible via Internet en format PDF
http://www.ctnerhi.com.fr/images/revue_interactions/GepnerFR.pdf
Tout récemment, le Dr Gepner vient de signer avec le Pr Carole Tardif dans la revue La Recherche (n° 436 de décembre 2009) un article beaucoup plus abordable pour le commun des mortels dont je fais partie : Le monde va trop vite pour l'enfant autiste.

A mentionner également, sur un registre proche, la vidéo d’une conférence d’environ 35 minutes, un exposé largement illustré, fait par Monica Zilbovicius, chercheuse à Orsay et qui utilise l'imagerie du cerveau. Cela se passait il y a un an (5 décembre 2008) à l'occasion de la séance de rentrée du Collège de France.
http://www.college-de-france.fr/default/EN/all/col_rent/les_raisons_de_lautisme_monica.jsp
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Ce billet fait partie d’une série qui permet de suivre l’évolution d’Émile (ce n’est pas son vrai prénom) depuis septembre 2008 : on y accède directement en cliquant sur le thème Autisme dans la marge de droite.
D’autres articles sont voisins, notamment ceux sous le thème du Cerveau, ainsi que ceux des 15 et 16 juin 2009 (Chiffres, langues… et Savants vs neurotypiques, qui figurent aussi sous le thème de l’Autisme), ou du 27 juin 2009 (Mémoire photographique)