mercredi 5 septembre 2012

Neurones miroirs



Vous souvenez vous de la suite d’articles de ce bloc-notes sur l’évolution d’un enfant présentant quelques tendances à l’autisme ? Dans l’un d’entre eux, une notion un peu curieuse, la théorie de l’esprit, avait été évoquée. Vous la retrouverez dans le billet du 15 décembre 2010… mais aussi dans celui du 13 août de la même année qui, lui, s’inscrit dans la série des articles sur les deux hémisphères du cerveau. Disons-le un peu rapidement : la théorie de l’esprit se réfère à la capacité de se mettre à la place des autres.

C’est sur ce sujet que Till m’a repêché quelque chose qui a paru – voici déjà sept ans – autour du concept des neurones miroirs, dans The Economist. Il s’agit de neurones qui s’activent tout aussi bien quand on fait une certaine action (ou que l’on éprouve une sensation ou encore une émotion) que quand on observe quelqu’un d’autre dans une situation similaire (agir, ressentir ou éprouver).

Certains animaux – tels les singes rhésus – ayant aussi cette capacité, des expériences de laboratoire ont été entreprises. Avec les humains, on a, de préférence, eu recours à des scanners du cerveau. On a ainsi pu vérifier que les mêmes neurones (dits neurones miroirs) étaient activés quand on fait sentir quelque chose de désagréable à quelqu’un (odeur d’œuf pourri ou de beurre rance) ou quand on lui montre un film de personnes réagissant comme lui dans le même contexte. Cela vaut aussi à propos du toucher – l’exemple donné consiste à toucher la jambe d’une autre personne.

On se rend par ailleurs compte que les sujets ne se contentent pas de réagir à un stimulus bien précis : ils mettent de plus une intention derrière ce qui se passe. Pour eux, saisir une assiette devant une table bien garnie n’est pas la même chose que si elle se trouve au milieu d’un empilement de vaisselle vide.

Le mécanisme observé s’accompagne de la disparition de certaines ondes qui parcourent le cerveau. Il s’agit des ondes dites mu (µ) qui oscillent à environ 13 périodes par seconde – et donc aussi bien quand on agit soi-même que quand on observe cette action.

Il est intéressant de remarquer que, chez des autistes confirmés, cette suppression des ondes mu accompagne bien l’exécution de leur propre geste… mais que ces ondes ne s’évanouissent pas quand ils observent ce même geste fait par quelqu’un d’autre : l’effet miroir ne fonctionnerait alors pas.

Ce qui m’a frappé à la lecture de cet article est que l’expérience mentionnée consistait à faire des mouvements avec les doigts de la main. Or un des points qui m’a semblé marquant au cours de l’évolution de cet enfant, Émile, que j’ai rapportée dans ce bloc-notes (blog), est que sa maîtrise du mouvement des doigts s’est significativement améliorée au fil du temps. Au début, il avait la plus grande difficulté à faire bouger ses doigts autrement qu’en bloc, comme regroupés dans une moufle. Par la suite, cette contrainte s’est assouplie, ses doigts se sont déliés, au point de pouvoir manipuler plus habilement les objets, ou encore savoir tenir un crayon et ainsi accéder à l’écriture où les progrès se sont alors poursuivis.

La question qui se pose est si l’expérience rapportée dans The Economist  faisait appel à des autistes dont la capacité à manipuler des objets était malhabile. On sait déjà qu'il y a autistes et autistes. Mais, de plus, l’évolution constatée chez Émile, montre qu'une transformation peut s'opérer  ne serait-ce qu'à propos de l'habileté à manipuler et à être conscient de ses propres gestes.

Cela ne met en cause ni l'expérience décrite ni les constats immédiats qui s’en dégagent. Mais elle ouvre une perspective beaucoup plus large que la conclusion fermée à laquelle le lecteur pressé pourrait aboutir et garder ensuite en mémoire.

dimanche 26 août 2012

L’été à l’affiche

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Mois d’août à Paris. Pour ce fouineur de revues et, plus généralement, de l’écrit qu’est l’ami Till, un endroit idéal pour ses vacances. Il risquait d'être mis au régime sec. Sous prétexte de numéros doubles, plusieurs périodiques escamotent leur parution pour une semaine ou deux, parfois un mois. Beaucoup de kiosques à journaux sont fermés. Et même si quelques bonnes librairies mettent un point d’honneur à rester ouvertes, la rentrée littéraire est quand même pour plus tard.
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Enfin, les Parisiens se sont évaporés et les touristes remplissent métro et lieux de passages obligés de leur babillage babélien. Et si la luminosité du ciel épargne l’espace public d’une multiplication des flashes, ça mitraille néanmoins allègrement. Allez savoir pourquoi, pouvoir revenir en disant J’y étais, planté(e) à proximité de la statue de la Femme aux pommes, près du Sénat face à la Fontaine Médicis, semble pour certain(e)s relever du must.
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Cette sculpture qui ne manque pas d'une certaine grâce sensuelle, est de Jean Terzieff.  Elle a été réalisée pour l'Exposition universelle de 1937 à Paris. Les bras levés, la femme tient une pomme dans chaque main : les pommes de la discorde entre les peuples. Et elle tente de les écarter. Rappelons que deux pavillons imposants se faisaient face lors de cette exposition : celui de l'Allemagne hitlérienne et celui de l'Union soviétique... et qu'ils reçurent l'un et l'autre une médaille d'or. Par ailleurs, le tableau Guernica, qui n'avait pas encore acquis la célébrité qu'on lui connaît désormais, était exposé dans le pavillon de la République espagnole.

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Privé donc en ces jours de grâce de sa ration ordinaire, l’œil sollicité par d’autres mirages, voici mon Till en vadrouille, le nez en l’air, le long des rues. Pas du côté de Paris-Plage, même si la Seine et son charme ne sont pas à dédaigner. De ses périples, il me ramène quelques anecdotes dont j’extrais ce qui suit. Il s’agit d’affiches de pub, de celles dont le déroulement inexorable gratifie passants et conducteurs d’un semblant d’animation le long des trottoirs (3, 4 ou 5 pubs dans un sens, puis les mêmes en marche arrière, et le cycle reprend…)
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Au début du mois, m’avoue-t-il, il a ressenti un petit choc. Parmi les bons conseils que la Mairie de Paris dispense à ses concitoyens, ne débarque-t-il pas une affiche qui – esquisse stylisée à l’appui, sur un fond vert tendre, je vous prie – annonce et vante l’édification dans un avenir certain de quelques IGH dans le 13e arrondissement.
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Ceux qui ont suivi depuis quelques années le débat musclé qui a opposé des points de vue pour le moins divergents au sein de la coalition qui préside aux destinées de la capitale, savent que IGH veut dire Immeuble de grande hauteur – en clair, jusqu’à 5 fois plus haut que le plafond jusqu’alors de rigueur (ne parlons pas des tours Eiffel et Montparnasse) de 37 mètres. Au nom du modernisme, de l’économie et du prestige, il y avait ceux qui étaient pour. Les Écologistes ruaient furieusement dans les brancards.
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Et Till n’était pas sans savoir que le chef de file des Verts dans l’équipe municipale venait tout fraîchement de se faire élire à l’Assemblée nationale et qu’il en avait même obtenu la vice-présidence. Élu dans quelle circonscription ? Une qui recouvre une bonne partie du 13e arrondissement, justement.
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Désireux que cette petite perle vienne s’ajouter à ses intéressantes archives, Till se promit de repasser le lendemain avec son appareil photo. Au choc initial s’en superposa un nouveau : les affiches prodiguant civiquement leurs conseils poursuivaient leur ronde monotone… mais celle à la gloire des IGH n’en faisait plus partie.
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Ce n’est pas de façon neutre que le terme de mirages a été choisi, plus haut dans ce billet : un moment durant, il a cru être victime de ce genre d’illusion.
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L’illustration aux aspects miroitants, qui figure en tête de ce billet, de l’IGH en question provient d’une autre source qui précise que le projet a été confié à l’Atelier Jean Nouvel et que l’opération pourrait être financée par des capitaux canadiens.
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Rendu prudent par cette première expérience, Till a pris des précautions quand, en cette fin de mois d’août et sur un panneau à une cinquantaine de mètres à peine du premier, il est tombé en arrêt sur une autre affiche – ne sachant au tout début démêler entre ce qui lui semblait relever de la politique et du commercial.
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Cette fois, c’est le texte qui l’a intrigué plutôt que le graphisme : d’abord le mot austérité et comme si un parti politique cherchait à s’exprimer à ce sujet – le PC. Plus embrouillant encore, mais en plus petits caractères... avec une Angela pour porte-parole.
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L'illustration vous en fournit la photo – et de l’affiche en entier et du texte. Car Till avait cette fois son appareil photo sous la main, d’autant qu’il était parti en reconnaissance pour repérer où se trouve la Fondation Henri Cartier Bresson, toute proche – comme en témoigne le panneau en arrière-plan. Fondation que l’on a récemment et amplement évoquée car elle avait été admirablement soutenue et dirigée par Martine Franck, la femme du célèbre photographe, qui vient de décéder ce mois-ci, huit ans après lui.
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En décodant un peu, les ressorts  publicitaires sont, somme toute, classiques. Attirer d'abord l'attention (le feuilleton de l'actualité politico-économique vient à la rescousse, sur un terrain vague entre subliminal et explicite). Induire alors une préférence (soulagement de pouvoir sortir la tête hors de l'eau). Faire une proposition (un produit, un prix, un revendeur ayant pignon sur rue). Il ne restera à ce dernier qu'à vous accueillir pour faire affaire... sur ce produit ou sur d'autres – l'objectif n'était-il pas de vous faire venir chez lui plutôt qu'ailleurs ?
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Histoire de philosopher un brin, Till marmonne que l’été est souvent l’occasion de faire appel à des stagiaires pour remplacer des aînés plus chevronnés qui se sont octroyé quelques vacances. Pourquoi pas dans la pub aussi ? Bride sur le cou pour des galops d’essai. Y aura-t-il une suite ?
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dimanche 15 juillet 2012

Entre les deux... (23)


Deux mondes
Je vois peut vouloir dire : Je comprends. La vue est certainement la métaphore la plus importante de notre relation au monde – toutes les langues indo-européennes y font appel.
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Bien des gens s’imaginent que leurs yeux sont comme les lentilles d’une caméra. Et par ailleurs ils associent souvent la pensée et le souvenir à ce qui se passe dans un ordinateur. D’un côte, cela donne l’impression d’être particulièrement actif, de choisir ce vers quoi nous dirigeons notre regard. D’un autre côté, si nous enregistrons d’une façon aussi fidèle qu’une plaque sensible (ou qu’une mémoire d’appareil photographique ou d’ordinateur), c’est une attitude relativement passive.
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Dans l’un et l’autre cas, nous sommes dans une ambiance hémisphère gauche, alors que la version d’en face est – d’entrée de jeu en relation avec le monde – celui-ci infléchit la direction dans laquelle nous portons notre attention, mais aussi que nous apportons nous aussi quelque chose à la vision que nous nous en formons finalement.
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Dans quelle mesure sommes-nous actifs dans nos choix ?
Dès qu’il aborde une phase où il est piloté par l’hémisphère gauche, l’œil se trouve en quelque sorte pris au piège par ce qu’il a été amené à regarder. Mais, avant de nous en rendre compte, un processus préconscient a pu sélectionner certains mots de la page que nous parcourons – ne serait-ce que parce qu’ils portent une charge affective, par exemple.
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De même, sommes-nous happés par ce qui bouge dans une pièce. Auparavant, c’étaient les lueurs du foyer (étymologiquement lié à focus) ; aujourd’hui, c’est la télé.
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Une fois happé, il est difficile de faire attention au reste. A l’occasion d’un match de basket-ball, on avait demandé à des téléspectateurs de s’intéresser entre les mains de quelle équipe était passé le le ballon. Après coup, aucun ne se souvenait qu’un hurluberlu déguisé en chimpanzé avait traversé l’écran en essayant de se faire remarquer. Ils en sont restés sidérés lorsqu’on leur a repassé cette séquence.
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Ce que nous voyons est filtré par ce que nous cherchons à voir – et l’hémisphère gauche est champion pour nous faire tourner en rond sur les mêmes sujets (ou ses marottes). Ce qui pose la question de notre capacité à percevoir ce à quoi nous ne nous attendons pas – c’est le boulot de l’hémisphère droit, dans la mesure où celui-ci a réussi à ne pas être mis sur la touche.
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Dans quelle mesure sommes-nous des récepteurs passifs ?
On peut trouver, dans l’Antiquité ou à la Renaissance, plusieurs exemples pour souligner que les yeux ne se contentent pas de recevoir les rayons lumineux, mais que du regard émane aussi une énergie qui pénètre l’objet de notre attention.
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On sait l’intensité de la communication par le regard dans une situation amoureuse. Il y a aussi des histoires de regard qui tue. Même à propos d’un regard apparemment détaché, voire scientifique l’intentionnalité peut en changer la signification. Opposons deux exemples : celui du chirurgien qui œuvre en vue d’obtenir une guérison ; et la manière de prendre en considération qui, dans un camp d’extermination, réduit les êtres et les corps à des objets comme des machines.
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Le détachement scientifique, typique de l’hémisphère gauche, n’implique pas l’absence d’une quelconque relation humaine, dans la mesure où celle-ci ne fait pas l’objet d’une dénégation. Le regard tel que supporté par l’hémisphère droit est, en revanche, empathique.
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La manière dont nous voyons le monde n’exerce pas seulement un effet sur les autres mais sur nous-même : notre comportement dépend souvent de ce que nous avons été amenés à valoriser au cours de périodes précédentes. Exemple : juste après avoir pratiqué des jeux vidéo agressifs, nous répondons de façon plus agressive à des provocations qui nous sont faites.
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En matière de regards, outre ceux qui sont échangés, il y a ceux qui sont partagés qui mettent en œuvre un riche réseau d’interconnexions au sein de l’hémisphère droit (à noter que, en dehors des humains, les chiens figurent parmi les rares espèces à comprendre la signification d’un regard ou d’un geste). On peut y ajouter ce qui se passe lorsque l’on regarde le visage de l’autre, ou encore les mouvements de la main : sur le plan artistique, on remarque que dans La Création de l’Homme de Michel-Ange, qui décore le plafond de la Chapelle Sixtine, Adam tend… sa main gauche, au moment où il va être vivifié par la communication divine.
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The Master and his Emissary – The divided brain and the making of the Western world – Iain McGilchrist – Yale University Press – 2009 – 597 pages...


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Le présent billet fait suite à celui du 15 juin. Il fait partie d’une séquence sur le Cerveau commencée le 4 juin 2010 (voir la liste des thèmes dans la marge de droite). Il n'est pas exclu qu'au cours de la traduction et en cherchant à condenser, il y ait eu des erreurs ou une mauvaise compréhension : se référer directement à l'ouvrage mentionné ci-dessus.
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dimanche 8 juillet 2012

Au-delà d'illusions et contradictions

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Récents billets sur l’Europe (rappels)
Au cours de ces dernières semaines et d’une démarche, reconnaissons-le un peu décousue, j’ai recueilli quelques réflexions sur l’évolution passée de Europe et sur son devenir, les ai arrangées à ma sauce et présentées sur ce bloc-notes.
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        Trois historiens…
Cela se trouvait d’abord dans des articles de trois historiens : un Allemand à propos de la dimension fédérative que pourrait prendre l’Europe dans la pensée de Montesquieu ; un Britannique qui imaginait, pour dans 10 ans, une Union européenne expurgée des Britanniques et des Scandinaves, et autour d’un pôle essentiellement germanique sur lequel se grefferaient une sous-traitance productive dans les autres pays de la Baltique et une sorte de Club Med au Sud ; tandis que, s’appuyant sur quelques analyses – de la Paix de Westphalie, de ce que sous-entendent les Lumières, et des retombées de la 2nde Guerre mondiale – un Polonais argumentait que la façon d’appréhender l’Europe avait tout lieu de différer, selon que l’on s’y trouvait plus à l’Ouest ou plus à l’Est.
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        … et un financier
Autre réflexion : celle de George Soros sur les raisons qui font que des bulles se développent et éclatent, tout en soulignant qu’il n’y a pas que des bulles financières – ici l’Euro – mais tout aussi bien des bulles politiques – ici l’Union européenne (UE) – et que l’autodestruction de cette dernière risquait d’être plus radicale que ce qui pourrait se passer pour l’Euro.
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Après le nième sommet de fin juin, à l’issue duquel des espoirs s’étaient temporairement exprimés, mon attention a été attirée par deux autres textes – dont les liens avec ce qui précède aussi bien qu’entre eux restent assez lâches mais qui me semblent également apporter quelques éclairages intéressants.
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Croissance et emploi : des gouvernements tout-puissants ?
L’auteur du premier texte n’est pas inconnu aux lecteurs de ce bloc-notes. Georges Ugeux, dont le parcours s’est essentiellement inscrit dans le monde de la finance, s’attache à en démystifier certains aspects dans un blog qu’il tient comme invité, dans l’édition électronique du journal Le Monde. J’en avais, à quatre reprises en 2010 et 2011, effectué une revue semestrielle avec quelques extraits significatifs – m’imaginant que les lecteurs les plus sensibilisés à ces questions continueraient à suivre par eux-mêmes son blog.
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Ce qu’il cherche à montrer dans son billet du 6 juillet est qu’il est parfaitement illusoire de croire que c’est aux gouvernements relancer la croissance et l’emploi : ils ne peuvent au mieux que faciliter une croissance  qui résulte de l’activité des entreprises, par les mesures macroéconomiques qu’ils prennent.
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Selon lui, la croyance au mythe de la toute-puissance gouvernementale en la matière repose sur quatre piliers :
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Les gouvernements eux-mêmes cherchent à maintenir ce mythe
Les exemples donnés valent aussi bien aux États-Unis qu’en Europe : les quantitative easings de la Federal Reserve, comme la facilité de 1000 milliards d’euros aux banques européennes, sont restées sans produire une hausse de l’activité.
Les entreprises évitent de se sentir concernées
Le mythe de la toute-puissance des gouvernements leur permet, et de les blâmer et de leur demander des cadeaux. De plus, les PME – potentielles créatrices d’une bonne part des emplois – considèrent que l’État les ignore délibérément : il part sauver les grandes banques et des États voisins en difficulté, il ne peut empêcher les grandes entreprises de se délocaliser et reporte impôts et charges sociales sur les PME : si l’opportunité se présente, elles se délocalisent alors en douce.
Les syndicats défendent plus l’augmentation des salaires (de ceux qui ont un emploi et élisent des représentants syndicaux) que la création de nouveaux emplois.
Au cours des cinq dernières années, le pouvoir d’achat des ménages a été détruit – notmment par le taux des cartes de crédit aux États-Unis (20% alors que les banques empruntent à 1%) et par la TVA en Europe.
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Plutôt que de continuer à vivre sur ce mythe et le mettre en scène à longueur de sommets de chefs d’États, ne vaudrait-il pas mieux chercher à construire – avec entreprises, syndicats, représentants des consommateurs – un modèle social et économique, en vue de la croissance, de l’emploi, du pouvoir d’achat et de la réduction de la dette souveraine ?
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Plus d’Europe - aux dépens de la démocratie ?
L’autre texte est paru dans Gazeta Wyborcza, également le 6 juillet. Il s’interroge d’abord sur la double signification (solidarité économique ou unité politique ?) de l’actuel maître-mot plus d’Europe mais, surtout, sur les fondements démocratiques des prises de décision qui vont dans ce sens. L’article est signé par Piotr Buras, du Centre pour les Relations Internationales de Varsovie.
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Si, en clair, la question du dernier sommet de l’Union européenne était de savoir jusqu’où l’Allemagne devrait mettre la main à la poche, n'est-il pas tout aussi essentiel de s'interroger si un tel sauvetage reste possible sans porter préjudice aux fondements démocratiques de ladite UE ?
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Monnaie commune vs jeux nationaux
Car il faut reconnaître que l’existence d’une monnaie commune n’a pas empêché que les États continuent de décider, chacun de leur côté, de leur budget, de leurs impôts, et donc du niveau d’endettement qui en résulte. Par ailleurs, et malgré nombre de décisions prises à l’échelle européenne, le vrai jeu politique (partis élections, rôle des médias…) se poursuit au niveau national. Enfin, la politique des petits pas (abaissement des barrières douanières, intégration des marchés, règles communes…) s’essouffle sérieusement.
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Un nouveau souverain qui a souvent le dernier mot
Alors que, derrière plus d’Europe, certains entendent plus d’argent allemand et d’autres des transferts de souveraineté nationale à l’échelle de l’UE, les souverains traditionnels (les nations) sont désormais aux prises avec la souveraineté des marchés. Et ces derniers ont généralement le dernier mot.
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        Petits arrangements entre soi
On s’est arrangé entre chefs de gouvernement. Ce qui a permis à Bruxelles d’imposer à la Grèce et l’Italie, devenues institutionnellement  muettes, des réformes présentées comme contrepartie de l’aide financière… et à l’Allemagne d’octroyer cette aide, en passant sur le dos de l’opinion publique et des procédures parlementaires.
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Ingérence ? Renforcer les structures parlementaires de l’UE
Avec ce qui se prépare en matière de supervision des banques ainsi que d’une garantie européenne sur les dépôts, les institutions européennes vont s’ingérer dans la politique budgétaire des États. Pour le ministre allemand des Finances, un tel transfert devrait s’accompagner d’un renforcement des structures parlementaires au niveau de l’UE – établissement d’une 2ème chambre (sur la base de représentants des parlements nationaux) et élection du président de l’UE au suffrage universel.
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        Il y a un mais… mais ce n’est pas une raison
Le problème est qu’il n’est pas évident que les Européens soient prêts à un tel transfert – considéré comme un renoncement à leur souveraineté nationale. En revanche, se contenter de seriner plus d’Europe sans y garantir les conditions d’une démocratie, serait de la plus grande naïveté.
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Sources :
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Le billet du 6 juillet 2012 de Georges Ugeux s’intitule : Croissance et Gouvernement : la grande illusion. Voir son blog Démystifier la finance : http://finance.blog.lemonde.fr/.
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La présentation de l’auteur précise notamment qu’il est docteur en Droit et licencié en Sciences Économiques de l'Université Catholique de Louvain. Sa carrière a été à la croisée des secteurs privés, publics et académiques, dominée à travers toutes ces étapes par la finance. Banquier commercial à la Société Générale de Banque, banquier d’affaires chez Morgan Stanley et Kidder Peabody, président du Fonds Européen d’Investissement, il est parti aux États-Unis en 1996 pour diriger la division internationale du New York Stock Exchange. En 2003, il fonde Galileo Global Advisors, une banque d’affaires active au niveau international, et exclusivement dans le conseil. Belge, il vient d'acquérir la nationalité américaine. Il est l'auteur d'un livre sur "La Trahison de la finance: douze mesures pour rétablir la confiance" édité en Septembre 2010 par Odile Jacob.
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L’article de Piotr Bura est paru dans Gazeta Wyborcza du 6 juillet 2012 sous le titre : DNA Europy, czyli jak uratować Unię Europejską i nie zniszczyć demokracji. Une version en français (traduction par Lucyna Haaso-Bastin) est diponible sur le site de Presseurop (Remodeler l’ADN de l’Europe) :
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Ce site indique par ailleurs que l’auteur est analyste politique, commentateur et collaborateur au Centre pour les relations internationales de Varsovie. Il est aussi un spécialiste de l’Allemagne. Professeur au centre Willy Brandt pour les études allemandes et européennes de l’université Wroclaw jusqu’en juin 2006, il a été maître de conférence à l’Institut d'études allemandes de l’université de Birmingham.
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L’illustration, redimensionnée et légèrement teintée (L’œuf de Colomb – gravure de William Hogarth), provient du site du Projet Gutenberg :
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vendredi 15 juin 2012

Entre les deux… (22)

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Heidegger et la nature de l’être
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Remarques préalables
Avant de reprendre mon adaptation très condensée  de l'ouvrage de Iain McGilchrist, je préfère indiquer ceci : près de la moitié du texte qui souligne l’intérêt de l’apport de philosophes relativement récents – de John Dewey à Max Scheler qui viendra clore cette liste – est consacrée à Martin Heidegger. C’est dire l’importance qui lui est accordée. Or on sait qu’Heidegger a été contesté, non seulement en raison de certains de ses engagements avec le nazisme, mais dans la mesure où sa pensée peut être considérée comme reflétant de tels engagements.
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L’auteur, qui lui reconnaît d’ardents admirateurs comme d’ardents détracteurs, se contente de quelques lignes à ce sujet : It is this extraordinary achievement which makes him, in my view, a heroic figure as a philosopher, despite all that might be, and has been, said against the ambivalence of his public role in the Germany of the 1930s. Ceci est suivi d’un renvoi en note : For an unbiased account, see J. Young, 1998. Ce qui, dans la bibliographie, donne : Young, J., Heidegger, Philosophy, Nazism, Cambridge University Press, Cambridge, UK, 1998, ainsi que : Heidegger’s Philosophy of Art, du même auteur et chez le même éditeur, 2004..
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C’est en 1927 qu’Heidegger publie Sein und Zeit – cette œuvre est immédiatement reconnue. Elle est motivée par son insatisfaction de voir l’être considéré jusque-là comme un attribut – pire, une chose – parmi d’autres attributs et d’autres choses : ce qui conduisait à une incompréhension, et du monde et de nous-même.
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À propos de la vérité
Pour lui, quelle que soit la chose que nous cherchons à appréhender, la démarche ainsi entreprise prend part dans ce que cette chose va devenir. Pas de vérité unique donc, ce qui ne veut pas dire qu’aucune ou que toutes les versions se valent, ni qu’il faille rejeter la vérité – ce qui reviendrait à dire que l’affirmation : la vérité n’existe pas serait une vérité plus forte que l’affirmation contraire. Et nous avons besoin d’un concept de vérité – ne serait-ce que pour pouvoir agir.
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Le mot vérité est lié à une croyance. Cela vaut pour le verum latin, dont la racine en sanskrit se rattache à choisir/croire. En anglais, true et trust (confiance) sont de la même famille. Heidegger rattache ce mot à aletheia, concept qui, en grec, peut être pris au sens de la découverte de quelque chose qui existait déjà ; ce peut aussi être la description en négatif d’une autre chose ; ou encore un processus de dévoilement (un-concealing) progressif. La vérité relève d’ailleurs de ce processus – ce qui s’oppose à l’idée d’une vérité statique qui serait donnée une fois pour toutes. L’être est caché et la vérité des choses requiert une attention patiente et empathique envers le monde.
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Mais, au même moment où elle dévoile certains aspects, la démarche de la vérité en masque d’autres : il n’y a pas de point de vue privilégié. Exemple : la couleur bleue correspond-elle à la longueur d’onde de 0,46µ ? A ce que l’on perçoit dans un tableau d’Ingres ? Ou au bleu du ciel ? En ce sens, nous créons le monde en fonction de la manière dont nous lui portons attention. Passons à un autre niveau : la vérité des choses est insaisissable, ineffable. Les voir véritablement n’est qu’un tour de passe-passe : on y substitue quelque chose de familier et de saisissable. On est dans le monde de la représentation – suivez mon regard : on est sous la coupe de l’hémisphère gauche.
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Être à l’écoute et prendre soin de
Se tournant vers l’œuvre d’art, Heidegger estime que le fait d’être caché n’implique pas qu’il faille se désespérer devant ce qu’elle a d’incompréhensible, ni y voir n’importe quoi. Sa signification s’y trouve totalement présente mais ne peut pas en être extraite ni mise en lumière tout de go. Il nous faut en avoir une idée, et sa  découverte sera liée à un patient mûrissement (la comparaison proposée ici est avec l’attitude d’écoute dans L’Annonciation de Fra Angelico). Il ne s’agit pas de répondre à mais d’entrer en correspondance avec.
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Pour Descartes (par exemple – mais aussi bien pour Platon ou Locke), la vérité est déterminée et validée par une certitude située dans un ego qui parvient ainsi à connaître et s’approprier le monde. Pour Heidegger, nous sommes un auditeur privilégié qui fait écho à l’existence : non pour savoir et utiliser, mais pour être à l’écoute, être en réponse/responsabilité. Ne pas se contenter de connaître mais pour prendre soin de.
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Ce qui est familier ne s’entend pas comme étant un cliché utilisé à force d’habitude dans le monde de la représentation – mais comme étant de la famille dont notre être au monde (Dasein) prend soin dans le monde concret de tous les jours (Sorge). Cela passe par notre corps et par nos sens : mais pas via ce corps étranger qui habite un être cartésien occupé à disséquer les choses de façon analytique et verbale.
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        Le temps vécu
De même que c’est le cas pour le corps, nous ne vivons pas au fil d’un temps qui est de notre conception : nous vivons le temps (l’ouvrage cité d’Heidegger s’intitule Sein und Zeit). Cette expérience fait du Dasein un être qui s’achemine vers la mort – en l’absence d’une telle perspective, notre existence ne prendrait pas soin de, il lui manquerait ce pouvoir qui nous attire vers les autres et vers le monde. Le temps ne se réduit pas à une succession de moments.
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        Décodage en hémisphère droit/hémisphère gauche
L’auteur fait ici un parallèle entre ce qu’exprime Heidegger à propos de la vie de tous les jours, et le sujet de son ouvrage consacré à l’hémisphère droit et à l’hémisphère gauche du cerveau. [Je le signalerai de façon abrégée dans ce paragraphe : D/G.] Il prend l’exemple du marteau : quand je l’utilise, c’est l’ensemble de cette action qui prime (D) mais quelque chose se met à clocher, il se peut que mon attention se focalise sur le marteau lui-même (G). La vie est pourtant plus complexe (D) que le simple schéma analytique (G) qui vient d’être esquissé. Il n’y a pas, d’un côté, une simple énumération d’objets (G) et, de l’autre, ceux-ci ne se contentent pas d’habiter un monde plus vaste (D) : il y a un va-et-vient entre les deux.
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Dans la vie courante, les choses trouvent leur place concrète (D), mais la routine peut les reléguer à une inauthenticité de représentation (G) ; à savoir que l’idée de marteau (G) se substitue à l’expérience que nous en faisons (D). Mais pourtant, si à quelque occasion inattendue nous sommes amenés à nous focaliser sur ce marteau (G), ce peut être une redécouverte, un retour étonné à son authenticité oubliée (D). Étonnement qui – pour bien des philosophes, dont Heidegger – est le point de départ de la philosophie.
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Les limites du langage
À partir du moment où les choses sont reléguées dans l’inauthentique, conceptualisées, elles sortent de leur contexte vivant et apparaissent comme à travers une fenêtre (référence à la démarche cartésienne), ou comme à l’intérieur du cadre d’un tableau ou d’un écran de TV ou d’ordinateur – avec une coupure à l’endroit des contours de ce cadre.
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De même, par rapport à une réalité ramifiée et interconnectée en réseau, le langage est, dans sa linéarité séquentielle, un intermédiaire qui fixe des limites et qui, éventuellement, fausse et distord. Heidegger l’estime néanmoins nécessaire. Mais il faut que l’écriture parvienne à épouser des images et des métaphores de cheminements, parcourir des circuits, procéder de façon indirecte. La vérité est un processus en marche, et non un objet dans sa fixité.
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On voit de nouveau ici la différence avec Descartes, pour qui embrasser plusieurs objets du regard était n’en voir aucun : il préconisait une démarche, un pas après l’autre. La réponse d’Heidegger a notamment été la métaphore. Il se plaignait cependant du caractère trop à sens unique du langage – surtout à l’arrivée de l’âge informatique – au point, comme Ludwig Wittgenstein, de recourir à la poésie, y compris en philosophie.
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        Écouter le langage, éveiller la compréhension qui est en nous
Pour lui, par ailleurs, il ne s’agit pas de manipuler les mots à notre usage : ce n’est pas nous qui parlons un langage mais un langage qui parle en nous. Il nous faut écouter ce que notre hémisphère droit (réputé silencieux) a à nous dire – ce qui n’est pas facile à partir du moment où nous sommes tentés d’entrer dans le monde de ce langage séquentiel linéaire dont l’autre hémisphère a le monopole.
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Nous en arrivons ainsi à cette expérience  - ô combien familière à l’expérience – que notre compréhension ne cherche pas à attraper une proie, mais qu’elle porte sur quelque chose qu’il nous faut éveiller et déployer en nous-même. De même, il n’est pas possible de faire comprendre quelque chose à d’autres, s’ils ne l’ont pas déjà compris : tout ce que nous pouvons faire dans ce cas est d’éveiller une compréhension latente qui est en eux.
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Remarques finales
Au moment de terminer l’exposé des réflexions que lui inspire Heidegger, l’auteur se dit convaincu que, en dépit des apparences, la philosophie prend sa source dans l’hémisphère droit et y retourne finalement, après passage par l’hémisphère gauche. Il souligne aussi que la philosophie n’est pas le chemin obligé de la compréhension du monde – Heidegger avait lui-même esquissé une échappatoire via la poésie. Arthur Schopenhauer, par ailleurs, estimait que les médiations de l’art – en particulier de la musique – sont mieux capables que la philosophie de révéler la nature de la réalité.
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S’appuyant enfin sur l’ouvrage Die Frage nach dem Technik (1949), l’auteur remarque qu’Heidegger avait estimé que, à la suite de la theoria grecque et de la contemplatio latine, une continuité fatale s’était établie entre le langage de la métaphysique occidentale (qui cherche à affirmer, prédire, définir, classifier) et une maîtrise technique rationnelle de la vie : l’évènement fondamental de l’âge moderne est la conquête du monde en tant qu’image. Ne considérant le capitalisme et le communisme que comme deux variantes de cette exploitation technique de la nature, Heidegger prédisait que l’oubli concomitant de l’être mènerait au désastre.
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Scheler : la valeur pour constituer la vérité
S’étant intéressé au développement de l’enfant et à la linguistique, Max Scheler a affirmé que notre première expérience du monde est intersubjective, au point de ne pouvoir distinguer soi-même de l’autre. Cela se base sur l’émotion et se rattache à une primauté de l’affect (et nous rappelle Pascal : Le cœur a ses raisons que la raison ne connait pas)… Mais pas n’importe quel affect : l’amour, pouvoir d’attraction aussi fondamental que la gravité pour l’univers physique.
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Pour lui, la valeur est un fait primaire, un aspect pré-cognitif du monde existant, ni purement subjectif ni purement consensuel – la même action peut, pour deux personnes différentes, avoir des valeurs différentes. Notre capacité d’apprécier les valeurs détermine l’attention que nous portons aux choses – en commençant par le tout, plutôt que par les parties.
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Scheler a hiérarchisé les valeurs. En commençant par le bas, il y aurait celles relatives à l’utilité et au plaisir (les sens), puis des valeurs de vitalité (courage, loyauté, traitrise…), celles de l’intellect ou de l’esprit (justice, beauté, mensonge…) et enfin le sacré. À noter que, pour revenir à l’hémisphère droit, les valeurs du niveau inférieur dépendraient de celles du haut – et à l’inverse pour l’hémisphère gauche.
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The Master and his Emissary – The divided brain and the making of the Western world – Iain McGilchrist – Yale University Press – 2009 – 597 pages...
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Le présent billet fait suite à celui du 15 mai. Il fait partie d’une séquence sur le Cerveau commencée le 4 juin 2010 (voir la liste des thèmes dans la marge de droite). Il n'est pas exclu qu'au cours de la traduction et en cherchant à condenser, il y ait eu des erreurs ou une mauvaise compréhension : se référer directement à l'ouvrage mentionné ci-dessus.
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