vendredi 15 juin 2012

Entre les deux… (22)

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Heidegger et la nature de l’être
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Remarques préalables
Avant de reprendre mon adaptation très condensée  de l'ouvrage de Iain McGilchrist, je préfère indiquer ceci : près de la moitié du texte qui souligne l’intérêt de l’apport de philosophes relativement récents – de John Dewey à Max Scheler qui viendra clore cette liste – est consacrée à Martin Heidegger. C’est dire l’importance qui lui est accordée. Or on sait qu’Heidegger a été contesté, non seulement en raison de certains de ses engagements avec le nazisme, mais dans la mesure où sa pensée peut être considérée comme reflétant de tels engagements.
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L’auteur, qui lui reconnaît d’ardents admirateurs comme d’ardents détracteurs, se contente de quelques lignes à ce sujet : It is this extraordinary achievement which makes him, in my view, a heroic figure as a philosopher, despite all that might be, and has been, said against the ambivalence of his public role in the Germany of the 1930s. Ceci est suivi d’un renvoi en note : For an unbiased account, see J. Young, 1998. Ce qui, dans la bibliographie, donne : Young, J., Heidegger, Philosophy, Nazism, Cambridge University Press, Cambridge, UK, 1998, ainsi que : Heidegger’s Philosophy of Art, du même auteur et chez le même éditeur, 2004..
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C’est en 1927 qu’Heidegger publie Sein und Zeit – cette œuvre est immédiatement reconnue. Elle est motivée par son insatisfaction de voir l’être considéré jusque-là comme un attribut – pire, une chose – parmi d’autres attributs et d’autres choses : ce qui conduisait à une incompréhension, et du monde et de nous-même.
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À propos de la vérité
Pour lui, quelle que soit la chose que nous cherchons à appréhender, la démarche ainsi entreprise prend part dans ce que cette chose va devenir. Pas de vérité unique donc, ce qui ne veut pas dire qu’aucune ou que toutes les versions se valent, ni qu’il faille rejeter la vérité – ce qui reviendrait à dire que l’affirmation : la vérité n’existe pas serait une vérité plus forte que l’affirmation contraire. Et nous avons besoin d’un concept de vérité – ne serait-ce que pour pouvoir agir.
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Le mot vérité est lié à une croyance. Cela vaut pour le verum latin, dont la racine en sanskrit se rattache à choisir/croire. En anglais, true et trust (confiance) sont de la même famille. Heidegger rattache ce mot à aletheia, concept qui, en grec, peut être pris au sens de la découverte de quelque chose qui existait déjà ; ce peut aussi être la description en négatif d’une autre chose ; ou encore un processus de dévoilement (un-concealing) progressif. La vérité relève d’ailleurs de ce processus – ce qui s’oppose à l’idée d’une vérité statique qui serait donnée une fois pour toutes. L’être est caché et la vérité des choses requiert une attention patiente et empathique envers le monde.
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Mais, au même moment où elle dévoile certains aspects, la démarche de la vérité en masque d’autres : il n’y a pas de point de vue privilégié. Exemple : la couleur bleue correspond-elle à la longueur d’onde de 0,46µ ? A ce que l’on perçoit dans un tableau d’Ingres ? Ou au bleu du ciel ? En ce sens, nous créons le monde en fonction de la manière dont nous lui portons attention. Passons à un autre niveau : la vérité des choses est insaisissable, ineffable. Les voir véritablement n’est qu’un tour de passe-passe : on y substitue quelque chose de familier et de saisissable. On est dans le monde de la représentation – suivez mon regard : on est sous la coupe de l’hémisphère gauche.
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Être à l’écoute et prendre soin de
Se tournant vers l’œuvre d’art, Heidegger estime que le fait d’être caché n’implique pas qu’il faille se désespérer devant ce qu’elle a d’incompréhensible, ni y voir n’importe quoi. Sa signification s’y trouve totalement présente mais ne peut pas en être extraite ni mise en lumière tout de go. Il nous faut en avoir une idée, et sa  découverte sera liée à un patient mûrissement (la comparaison proposée ici est avec l’attitude d’écoute dans L’Annonciation de Fra Angelico). Il ne s’agit pas de répondre à mais d’entrer en correspondance avec.
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Pour Descartes (par exemple – mais aussi bien pour Platon ou Locke), la vérité est déterminée et validée par une certitude située dans un ego qui parvient ainsi à connaître et s’approprier le monde. Pour Heidegger, nous sommes un auditeur privilégié qui fait écho à l’existence : non pour savoir et utiliser, mais pour être à l’écoute, être en réponse/responsabilité. Ne pas se contenter de connaître mais pour prendre soin de.
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Ce qui est familier ne s’entend pas comme étant un cliché utilisé à force d’habitude dans le monde de la représentation – mais comme étant de la famille dont notre être au monde (Dasein) prend soin dans le monde concret de tous les jours (Sorge). Cela passe par notre corps et par nos sens : mais pas via ce corps étranger qui habite un être cartésien occupé à disséquer les choses de façon analytique et verbale.
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        Le temps vécu
De même que c’est le cas pour le corps, nous ne vivons pas au fil d’un temps qui est de notre conception : nous vivons le temps (l’ouvrage cité d’Heidegger s’intitule Sein und Zeit). Cette expérience fait du Dasein un être qui s’achemine vers la mort – en l’absence d’une telle perspective, notre existence ne prendrait pas soin de, il lui manquerait ce pouvoir qui nous attire vers les autres et vers le monde. Le temps ne se réduit pas à une succession de moments.
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        Décodage en hémisphère droit/hémisphère gauche
L’auteur fait ici un parallèle entre ce qu’exprime Heidegger à propos de la vie de tous les jours, et le sujet de son ouvrage consacré à l’hémisphère droit et à l’hémisphère gauche du cerveau. [Je le signalerai de façon abrégée dans ce paragraphe : D/G.] Il prend l’exemple du marteau : quand je l’utilise, c’est l’ensemble de cette action qui prime (D) mais quelque chose se met à clocher, il se peut que mon attention se focalise sur le marteau lui-même (G). La vie est pourtant plus complexe (D) que le simple schéma analytique (G) qui vient d’être esquissé. Il n’y a pas, d’un côté, une simple énumération d’objets (G) et, de l’autre, ceux-ci ne se contentent pas d’habiter un monde plus vaste (D) : il y a un va-et-vient entre les deux.
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Dans la vie courante, les choses trouvent leur place concrète (D), mais la routine peut les reléguer à une inauthenticité de représentation (G) ; à savoir que l’idée de marteau (G) se substitue à l’expérience que nous en faisons (D). Mais pourtant, si à quelque occasion inattendue nous sommes amenés à nous focaliser sur ce marteau (G), ce peut être une redécouverte, un retour étonné à son authenticité oubliée (D). Étonnement qui – pour bien des philosophes, dont Heidegger – est le point de départ de la philosophie.
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Les limites du langage
À partir du moment où les choses sont reléguées dans l’inauthentique, conceptualisées, elles sortent de leur contexte vivant et apparaissent comme à travers une fenêtre (référence à la démarche cartésienne), ou comme à l’intérieur du cadre d’un tableau ou d’un écran de TV ou d’ordinateur – avec une coupure à l’endroit des contours de ce cadre.
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De même, par rapport à une réalité ramifiée et interconnectée en réseau, le langage est, dans sa linéarité séquentielle, un intermédiaire qui fixe des limites et qui, éventuellement, fausse et distord. Heidegger l’estime néanmoins nécessaire. Mais il faut que l’écriture parvienne à épouser des images et des métaphores de cheminements, parcourir des circuits, procéder de façon indirecte. La vérité est un processus en marche, et non un objet dans sa fixité.
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On voit de nouveau ici la différence avec Descartes, pour qui embrasser plusieurs objets du regard était n’en voir aucun : il préconisait une démarche, un pas après l’autre. La réponse d’Heidegger a notamment été la métaphore. Il se plaignait cependant du caractère trop à sens unique du langage – surtout à l’arrivée de l’âge informatique – au point, comme Ludwig Wittgenstein, de recourir à la poésie, y compris en philosophie.
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        Écouter le langage, éveiller la compréhension qui est en nous
Pour lui, par ailleurs, il ne s’agit pas de manipuler les mots à notre usage : ce n’est pas nous qui parlons un langage mais un langage qui parle en nous. Il nous faut écouter ce que notre hémisphère droit (réputé silencieux) a à nous dire – ce qui n’est pas facile à partir du moment où nous sommes tentés d’entrer dans le monde de ce langage séquentiel linéaire dont l’autre hémisphère a le monopole.
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Nous en arrivons ainsi à cette expérience  - ô combien familière à l’expérience – que notre compréhension ne cherche pas à attraper une proie, mais qu’elle porte sur quelque chose qu’il nous faut éveiller et déployer en nous-même. De même, il n’est pas possible de faire comprendre quelque chose à d’autres, s’ils ne l’ont pas déjà compris : tout ce que nous pouvons faire dans ce cas est d’éveiller une compréhension latente qui est en eux.
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Remarques finales
Au moment de terminer l’exposé des réflexions que lui inspire Heidegger, l’auteur se dit convaincu que, en dépit des apparences, la philosophie prend sa source dans l’hémisphère droit et y retourne finalement, après passage par l’hémisphère gauche. Il souligne aussi que la philosophie n’est pas le chemin obligé de la compréhension du monde – Heidegger avait lui-même esquissé une échappatoire via la poésie. Arthur Schopenhauer, par ailleurs, estimait que les médiations de l’art – en particulier de la musique – sont mieux capables que la philosophie de révéler la nature de la réalité.
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S’appuyant enfin sur l’ouvrage Die Frage nach dem Technik (1949), l’auteur remarque qu’Heidegger avait estimé que, à la suite de la theoria grecque et de la contemplatio latine, une continuité fatale s’était établie entre le langage de la métaphysique occidentale (qui cherche à affirmer, prédire, définir, classifier) et une maîtrise technique rationnelle de la vie : l’évènement fondamental de l’âge moderne est la conquête du monde en tant qu’image. Ne considérant le capitalisme et le communisme que comme deux variantes de cette exploitation technique de la nature, Heidegger prédisait que l’oubli concomitant de l’être mènerait au désastre.
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Scheler : la valeur pour constituer la vérité
S’étant intéressé au développement de l’enfant et à la linguistique, Max Scheler a affirmé que notre première expérience du monde est intersubjective, au point de ne pouvoir distinguer soi-même de l’autre. Cela se base sur l’émotion et se rattache à une primauté de l’affect (et nous rappelle Pascal : Le cœur a ses raisons que la raison ne connait pas)… Mais pas n’importe quel affect : l’amour, pouvoir d’attraction aussi fondamental que la gravité pour l’univers physique.
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Pour lui, la valeur est un fait primaire, un aspect pré-cognitif du monde existant, ni purement subjectif ni purement consensuel – la même action peut, pour deux personnes différentes, avoir des valeurs différentes. Notre capacité d’apprécier les valeurs détermine l’attention que nous portons aux choses – en commençant par le tout, plutôt que par les parties.
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Scheler a hiérarchisé les valeurs. En commençant par le bas, il y aurait celles relatives à l’utilité et au plaisir (les sens), puis des valeurs de vitalité (courage, loyauté, traitrise…), celles de l’intellect ou de l’esprit (justice, beauté, mensonge…) et enfin le sacré. À noter que, pour revenir à l’hémisphère droit, les valeurs du niveau inférieur dépendraient de celles du haut – et à l’inverse pour l’hémisphère gauche.
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The Master and his Emissary – The divided brain and the making of the Western world – Iain McGilchrist – Yale University Press – 2009 – 597 pages...
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Le présent billet fait suite à celui du 15 mai. Il fait partie d’une séquence sur le Cerveau commencée le 4 juin 2010 (voir la liste des thèmes dans la marge de droite). Il n'est pas exclu qu'au cours de la traduction et en cherchant à condenser, il y ait eu des erreurs ou une mauvaise compréhension : se référer directement à l'ouvrage mentionné ci-dessus.
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vendredi 8 juin 2012

Euro vs Europe ? (3)

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Ce billet est le dernier d'une suite de trois.
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A chaque fois que l’on ne saisit pas bien le problème et qu’on n’a pas de solution en vue, on cherche à gagner du temps. Souvent, ça marche… mais pas ici, en raison du couplage entre la crise financière et l’amorce d’une désintégration politique : le leadership qui cherchait jusqu’ici à promouvoir une plus grande intégration a basculé en faveur d’une préservation du statu quo… Ce statu quo devenant insupportable pour certains, ces derniers ont opté pour une attitude anti-européenne – une course à la désintégration s’est trouvée enclenchée : tel est le versant effondrement de la bulle politique.
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Marche arrière : de l’Europe aux nations
A fil de cette crise, le système financier s’est progressivement restructuré selon des critères nationaux. Ainsi, la Banque centrale européenne a lancé une opération de refinancement à long terme, ce qui a permis aux banques italiennes et espagnoles de se délester des obligations de leur propre pays et idem pour d’autres investisseurs vis-à-vis de la dette souveraine de pays à la périphérie de l’UE. 
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A ce rythme, on pourrait aboutir d’ici quelques années à un effondrement ordonné de l’euro – sauf que les banques centrales des pays créditeurs n’auraient aucune chance de récupérer leurs fonds auprès des banques centrales des pays débiteurs. Cela est notamment dû au fait que, contrairement à ce qui se passe au sein de la Réserve fédérale américaine, il n’y a pas de clearing interbancaire annuel et que les déséquilibres ne font que s’accentuer d'une année sur l'autre.
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Principale intéressée, la Banque centrale allemande (Bundesbank) a vu venir le coup. En mars de cette année 2012, elle avait déjà 660 milliards d’euros qui lui étaient dus par les banques centrales de la périphérie de l’UE. Elle a donc commencé à prendre ses dispositions pour limiter la casse en cas d’effondrement de l’euro. Ce que voyant, tout monde s’est empressé de faire de même – ce qui a accéléré la dynamique vers le bas.
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Que ce soient les banques ou les gestionnaires de fonds à risque, le motto devient de raisonner à partir du critère de frontière nationale (pays débiteur ou pays créditeur ? se demande-t-on à chaque coup) et non plus globalement, au sein de la zone euro.
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Dommage collatéral : un assèchement progressif du crédit, en particulier pour les PME pourtant les plus créatrices d’emplois. Sur le plan économique, l’Allemagne est en croissance alors que le reste est sur le déclin. Les résultats des élections, ailleurs en Europe, montrent que l’opinion n’est pas favorable à l’austérité et que ce n’est qu’un début.
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Rôle pivot de l’Allemagne
Selon George Soros, il n’y a guère plus que trois mois (l’été) pour renverser la vapeur et, pour lui, c’est l’Allemagne (gouvernement et Bundesbank) qui en détient les clés. A l’automne, en effet – et quel qu'y soit le résultat des élections – la crise va empirer en Grèce ; l’économie allemande va s’essouffler et la Chancelière aura du mal à demander à son opinion d'assumer des responsabilités accrues pour aller au secours de l’Europe.
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Renverser la vapeur signifie des mesures exceptionnelles : le système bancaire a besoin que ses dépôts soient garantis, si on veut éviter une fuite des capitaux ; il faut coupler le financement du Mécanisme européen de stabilité avec une supervision et une régulation pour la zone euro dans son ensemble ; et il est nécessaire d’alléger le coût de financement pour les pays les plus fortement endettés.
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Euro : 1 – Europe : 0
C’est là-dessus que l’Allemagne (gouvernement et Bundesbank) doit être d’accord et c’est là que se situe le blocage. D’une part, il est à craindre et quasiment certain que le sommet européen de fin juin n’ira pas plus loin que ce sur quoi tout le monde est prêt à se mettre d’accord ; et dans trois mois, d’autre part, la pression sera encore plus vive et personne n’aura de solution pour y faire face. On ne peut pas dire vers où ça ira, mais ce sera dans le désordre : un arrêt de Schengen vraisemblablement, un blocage du marché commun, la fin de l’UE.
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Ce à quoi on peut en revanche s’attendre, est que l’euro survivra : sa disparition serait non seulement un désastre pour les pays de la périphérie mais aussi pour l’Allemagne : à commencer par la Bundesbank qui va constater dès fin 2012 qu’on lui a laissé dans les 3000 milliards d’euros d’ardoises que personne n’est en mesure de lui rembourser. Un retour au DM signifierait pour l’Allemagne une éviction de ses positions à l’export. Conclusion : elle va préserver l’euro – rien de plus. Elle va dominer la zone euro ; la divergence entre pays créditeurs et débiteurs va s’accentuer ;  un Empire germanique dont la périphérie sera l’hinterland.
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Il ne faut pas attendre un quelconque sursaut de la part de l’opinion allemande : celle-ci ne peut pas comprendre pourquoi les réformes et l’austérité fiscale que les Allemands ont consenties et qui ont marché chez eux au cours de la réunification, ne marcheraient pas pour l’Europe aujourd’hui. On n’y constate pas de décroissance ; les salaires augmentent ; l’offre d’emplois qualifiés doit faire appel à des émigrés venus du reste de l’Europe ; par ces temps incertains ailleurs, l’épargne ainsi générée s’investit dans le pays même.
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On comprend que les autorités allemandes soient placées devant un sacré dilemme : il lui faut faire preuve de leadership dans les trois mois, avec une opinion qui n’y est pas préparée. Peut-on les y aider ? Il le faudrait.
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Euro vs Europe ? (2)

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Ce billet est le second d'une suite de trois.
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George Soros en vient alors à la crise de l’euro qui lui semble particulièrement instructive. Les autorités se sont imaginé que la crise était due à un problème de prélèvements (fiscalité) – alors que le problème était du côté des banques… plus un problème de compétitivité. Et [devant un public d’économistes] il prévient qu’il va sortir de l’économie pure et parler politique et dynamique du changement social.
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En résumé, il estime que, dans le cas présent, la bulle n’est pas financière mais politique, qu’il s’agit de l’évolution de l’Union européenne (UE), et que la crise de l’euro menace de détruire l’UE.
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L’Union européenne serait-elle une bulle ?
En fait, c’est l’UE qui fonctionne comme une bulle – elle est quelque chose d’irréel et de profondément attirant : une association de nations, fondée sur la démocratie, les droits de l’homme, la primauté du droit, sans qu’aucune des nation(alité)s soit en position dominante. Les visionnaires qui ont constitué le fer de lance de l’intégration européenne ont bien compris que, la perfection n’étant pas de ce monde, il valait mieux procéder par étapes limitées et que chaque pas franchi montrerait bien qu’un pas suivant serait vite nécessaire. Mais – à l’image des bulles financières – chaque pas du chemin déjà parcouru a conforté encore plus leur vision : on avait mis en place un feedback positif (qui s’entretient et qui enfle).
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L’Allemagne s’est trouvée au premier rang. Ainsi, après la chute du Mur, elle s’est dit que la réunification ne se comprenait qu’au sein d’un Europe elle-même unifiée et a été prête à des sacrifices importants pour qu’il en soit ainsi. Point d’orgue : Maastricht (dont : union monétaire sans qu’il y ait d’union politique) ; plus l’euro (dont : les États de la zone euro ont abandonné leur droit de créer de la monnaie et l’ont confié à la Banque centrale européenne). Est alors arrivée une période de stagnation, puis le crash de 2008. C’est là que la désintégration a commencé.
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L’euro et les banques
Sur le plan bancaire, l’introduction de l’euro a permis aux banques d’acheter autant d‘obligations souveraines (émises par les États) qu’elles le voulaient. Mais elles l'ont surtout fait sans immobiliser, en regard, une part de leur capital – les banques centrales acceptant sans sourciller de reprendre ces obligations au taux affiché. Dans un tel contexte, les banques ont de plus trouvé quelqu'avantage à acheter des obligations émises par des pays financièrement affaiblis.
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Résultat : les taux d’intérêt se sont mis à converger et, en contrepartie, les compétitivités à diverger. Alors que les efforts consécutifs à la réunification avaient incité l’Allemagne à se réformer, dans d'autres pays d’Europe – les bas taux d’intérêt aidant – ce sont l’accès à la propriété et la consommation qui se sont mis à fleurir.
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Le crash arrive. Plusieurs gouvernements sont acculés à inscrire dans les comptes nationaux ce qu'ils doivent aux banques [comme obligations à rembourser] : on glisse vers des déficits accrus et on met son mouchoir sur les critères de Maastricht. L’Europe se trouve clivée entre des pays créditeurs et des pays débiteurs. On finit par se rendre compte que des obligations souveraines – réputées jusqu'alors sans risque – peuvent devenir sujettes à des attaques spéculatives… et faire grimper les primes de risque de façon dramatique. Celles des banques qui ont acheté un trop grand nombre de ces obligations deviennent insolvables. En conclusion : une crise des dettes souveraines et une crise bancaire, fortement liées entre elles.
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Comme ce fut le cas en 1982, on assiste au scénario selon lequel, afin de protéger le système bancaire, les autorités financières sacrifient la périphérie pour sauver le noyau central. L’idée reste la même et c’est ce à quoi on assiste aujourd’hui de la part de l’Allemagne et d’autres pays créditeurs : on fait porter le poids de l’ajustement sur les pays débiteurs. A l’époque, c’est l’Amérique latine qui avait souffert : elle a ainsi perdu une décennie. C’est ce qui attend l’Europe aujourd’hui.
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Euro vs Europe ? (1)


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Dans les précédents billets, nous avons eu affaire à trois historiens. Ce n’est pas le cas ici avec George Soros que l’on considère plutôt comme un financier, un spéculateur, un philosophe ou un philanthrope.
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A mon sens, l’intérêt de son point de vue vient de ce qu’il est dans l’action et qu’il a affiché depuis assez longtemps quelle théorie sous-tendait cette action. Il a réussi d’assez jolis coups qui l’ont rendu multi-milliardaire. Il s’est tout aussi bien trompé mais affirme qu’il sait reconnaître quand il se trompe. L’intérêt complémentaire est que le texte que je vais chercher à condenser ici nous ramène à l’Europe et à l’Allemagne et – financier oblige – à l’euro. C’est tout récent – du 2 juin – et cela s’intitule : Remarks at the Festivals of Economics, Trento Italy.
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Ce billet est le premier d'une suite de trois.
On a accès au texte original en anglais par le lien suivant :
J’aurai pu faire appel à un autre financier, tel Georges Ugeux dont l’intéressant blog Démystifier la finance (http://finance.blog.lemonde.fr/) tourne autour des mêmes sujets, presque au jour le jour, mais sans s’insérer aussi bien dans la poursuite de ce que j’ai rassemblé ces derniers temps.
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L’économie : une science sociale qui se voudrait science dure
George Soros commence par ce qu’il pense être l’échec de la théorie économique : fondamentalement newtonienne à ses origines, elle cherche à formuler des lois qui seraient universelles. Or, à la différence des sciences qui portent sur des phénomènes naturels et qui se basent sur des faits, l’économie est une science qui relève du social : on a affaire à des acteurs qui pensent et qui prennent des décisions sur la base d’une interprétation souvent tordue de la réalité – décisions qui ont une influence sur le cours des évènements.
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Les économistes ont cru s’en sortir par une approche axiomatique – notamment avec leur théorie des attentes rationnelles et leur hypothèse d’un marché efficient. Il y a des cas où ça marche – ainsi la théorie d'une concurrence parfaite qui suppose elle-même une connaissance parfaite de la part des acteurs : elle semble convenir tant qu’on s’en tient aux échanges de biens physiques… Elle ne tient plus dès qu’on aborde la production, l’usage de la monnaie ou le crédit – car il faudrait alors que les acteurs sachent parfaitement ce qui va se passer dans le futur, ce qui n’est pas le cas.
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Finance : vouloir comprendre/influencer – pouvoir se tromper
Voilà pour l’économie. Il est clair que George Soros préfère s’avancer sur les marchés financiers qu’il connaît mieux. Ne pas confondre, note-t-il, la réalité et l’interprétation qu’on s’en fait : les gens cherchent effet à comprendre quelle est la situation dont on part (fonction cognitive) et à l’influencer (fonction manipulatrice). Ces deux fonctions agissent l'une sur l'autre : il se produit un feedback – c’est ce qu’il désigne par le terme réflexivité.
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L’autre terme qu’il emploie est la faillibilité (le fait de pouvoir se tromper). Il dit que la réflexivité et la faillibilité sont comme deux sœurs siamoises – à une nuance près : on peut se tromper même s’il n’y a pas de feedback entre chercher à comprendre et chercher à influencer ; en revanche, ce feedback ne s’amorcerait pas si on était infaillible. Quoi qu'il en soit, le résultat est qu'il y a une première divergence entre la façon dont les acteurs se représentent la réalité et se qui se passe en fait ; et il y a une autre divergence entre ce à quoi ils s’attendent et ce qui arrive finalement.
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Bulles financières, bulles politiques
Tel est le point de départ qui a conduit George Soros à élaborer le modèle d’une bulle qui ne résulte pas de chocs extérieurs mais qui est endogène aux marchés financiers. Le mécanisme est le suivant : on détecte qu'une tendance se manifeste mais cette tendance est interprétée de façon inexacte. Une bulle se forme quand la tendance et l'interprétation inexacte qu'on s'en fait se renforcent l’une l’autre. Au point de parvenir à une situation intenable : c’est là où l’effondrement survient. Si, enfin, la montée reste progressive, la chute est soudaine et dévastatrice. La direction que prennent les évènements, et le contrecoup à en attendre, peuvent être prévus – mais pas l’amplitude ni la durée.
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Les marchés financiers connaissent bien sûr des phases d’équilibre. Remarque, cependant : c’est à la suite de crises consécutives à des bulles que des régulations se sont mises en place et que les banques centrales ont pris de l’importance.
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Par ailleurs, les marchés financiers n’ont pas le monopole du duo réflexivité/faillibilité – on le trouve ailleurs, notamment dans la sphère politique… Le simple fait de parler de régulation, comme on vient de le faire, nous rapproche du politique : ce qui conduit à prendre conscience d'interactions possibles entre marchés financiers et sphère politique.
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dimanche 3 juin 2012

Europe – vision en relief ?

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Nous avions commencé avec un historien allemand, selon qui l’année et demi passée par Montesquieu à travers l’Empire germanique lui avait donné à un avant-goût de ce que pourrait être une Europe fédérale (billets des 30 et 31 mai).
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Suivi d’un autre historien, britannique, ayant un faible suffisant pour l’Allemagne au point d’imaginer que si on l’avait laissée gagner rapidement la 1ère Guerre mondiale l’Europe en serait sortie prospère et n’aurait pas été tentée par le fascisme ni par le communisme… et qui a livré récemment un autre scénario où, d’ici une dizaine d’années, cette même Allemagne serait au cœur d’États-Unis d’Europe – dont les Britanniques et les Scandinaves se seraient volontairement exclus (billet du 1er juin).
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Notre 3ème historien est un Polonais, Marek Cichocki, spécialiste de l’intégration européenne et de l’Allemagne : un entretien auquel il s’est prêté, pour Gazeta Wyborcza (*) laisse à penser qu’il considérait alors avec un relatif intérêt le rôle que ce pays  voisin de la Pologne assumait ces temps-ci dans le difficile concert européen.
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Conservateur ? Comme il a été conseiller diplomatique du président défunt Lech Kaczynski, ce qui correspond à la réponse spontanée serait : oui – d’autant que l’article ici présenté date de début novembre 2006. (**) Nuance pourtant : ledit article est paru dans Tygodnik Powszechny (L’Hebdomadaire universel – ou général), considéré d’excellente tenue et qualifié de catholique libéral (***) – et qui pour cette raison, il s’attire d’ailleurs régulièrement les foudres des catholiques conservateurs auxquels s’est progressivement ralliée une bonne partie du monde ecclésiastique polonais.
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(*) On peut lire une traduction en français de cet entretion, réalisé quelques semaines après le decès tragique de Lech Kaczynski et de la centaine de personnes qui l’accompagnaient lorsque l’avion présidentiel s’est écrasé près de Smolensk – voir le lien suivant :
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(**) Comme on peut le constater dans sa version polonaise d’origine, c’est un assez long article (http://tygodnik2003-2007.onet.pl/3229,12763,1370596,tematy.html). La traduction en français d’extraits, qu’en a faite Courrier International le mois suivant, correspond à une réduction en volume d’environ la moitié.
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(***) Créé en 1945, cet hebdomadaire a réussi à traverser toute la période communiste, à l’exception des années 1953-56 : à la mort de Staline, il avait refusé d’en publier une nécrologie.
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Quelle est la teneur du propos de Marek Cichocki ?
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Pourquoi l’UE ? Hier et aujourd’hui
Il rappelle les motivations qui ont conduit à créer la Communauté européenne, puis de quelle façon elles ont évolué au fur et à mesure de son élargissement – surtout avec l’arrivée des pays d’Europe centrale et orientale.
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Pour Robert Schuman, il s’agissait d’abord de de réconciliation franco-allemande, de paix, de stabilité et de croissance écnomique. Pour le premier président de la Commission, l’Allemand Walter Hallstein, (****) il fallait se fonder sur la raison et non sur les émotions… sur le savoir et non sur les mythes.
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(****) Walter Hallstein avait par ailleurs préconisé une organisation fédérale pour l’Europe – il se vit aussitôt opposer un veto sur ce point par le général de Gaulle.
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Or, d’une part, les nouveaux États-membres d’Europe centrale ou orientale n’ont aucune raison de réduire la raison d’être d’une Europe unie et pacifique à la seule réconciliation franco-allemende et, d’autre part, il semble que depuis longtemps dans les propos des dirigeants européens les émotions ont pris le dessus sur la raison – au point que, le préambule du Traité constitutionnel évoque une communauté de destin et une expérience historique comme étant les liens qui unissent, et les États-membres ainsi que leurs citoyens. L’auteur remarque que ce socle en arrive à servir de critère à l’Union européenne (EU) pour juger – de manière parfois autoritaire – du comportement de ses États-membres, ainsi que des relations entre eux ou avec des pays tiers.
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Se référer à la paix de Westphalie ?
On sait que cette paix avait mis fin à la Guerre de 30 ans qui avait ravagé le centre de l’Europe au cours de la première moitié du 17ème siècle. Plusieurs princes allemands s’étant rangés du côté de la Réforme protestante, (*****) le reste du Saint Empire romain germanique, mené par les Habsbourg, a voulu les ramener dans le droit chemin.
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(*****) Ils ont été notamment soutenus par les Suédois qui étaiens luthériens, et par les Français pour une tout autre raison : bien que cherchant à mater les protestants sur le territoire national, Richelieu souhaitait, en Allemagne, contrer les Habsbourg dont il craignait les visées hégémoniques. Plus tard dans le siècle, Louis XIV fera de même en ne s’opposant pas à l’Empire ottoman – il fut particulièrement chagriné que Jean Sobieski, dont il avait pourtant soutenu la candidature pour devenir roi de Pologne, soit accouru, en 1683, libérer Vienne qui était assiégée par les armées turques.
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Conclusion de ce long et tragique épisode, la paix de Westphalie sonne la fin d’une logique fondée sur la religion et fait entrer l’Europe dans une nouvelle période : des États souverains, dotés d’un centre de pouvoir et d’un terrritoire bien définis. L’État-nation ayant failli au 20ème siècle, on a pu considérer cette période comme intermédiaire, avant d’en arriver à une UE post-souveraine et supranationale.
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C’est une manière de voir que les Polonais se sentent en droit de ne pas approuver. A la même époque, ils ont vécu dans une république nobiliaire : les nobles avaient leur parlement/diète, et élisaient le roi – qui n’était donc pas héréditaire. La coopération des Polonais avec les Ruthènes, Ukrainiens Lituaniens… était fondée sur une fédération pacifique entre les peuples et sur une conception multi-ethnique de la citoyenneté, en symbiose avec la religion, dans la vie publique.
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Cette situation a duré pendant environ deux siècles jusqu’au partage de leur pays entre les empires russe, prussien et autrichien en 1795. Or, si la paix de Westphalie a instauré une coupure entre l’Église et la politique, on voit ici qu’elle a conduit à ce que les plus forts se mettent à phagocyter les plus faibles.
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Le partage de la Pologne a duré plus d’un siècle et elle n’a joui de son indépendance recouvrée en 1918 que pendant une vingtaine d’années, avant de se retrouver sous la coupe des nazis puis des communistes pour un demi-siècle. Tout ce qui précède laisse supposer que, vue par les Polonais, la question de la faillite de l’État-nation ne correspond pas à l’histoire directe de leur pays.
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Se référer aux Lumières ?
Les effets de la paix de Westphalie digérés, on aborde le siècle des Lumières. Il va de soi que celles-ci peuvent être considérées comme constituant un des principaux éléments de l’identité européenne. Mais on met trop souvent sous le boisseau qu’il y a Lumières et Lumières : celles des Français, guidées par la raison, ne sont ni celles des Britanniques (par la vertu sociale), ni celles des Américains (par la liberté politique), ni celles des Polonais qui, les premiers en Europe, sont parvenus à se donner une constitution (en 1791) à forte composante de républicanisme politique.
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On voit les effets de la cécité sur les différences ici rappelées : dans le préambule du Traité constitutionnel de l’Europe, l’absence de références à des valeurs chrétiennes correspond bien aux Lumières françaises mais se trouve en contradiction avec les autres.
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Se référer à la 2nde Guerre mondiale ?
Dans l’histoire de l’Europe, la 2nde Guerre mondiale succède à une longue série de conflits – elle apparaît comme la pire, comme suscitée par une idéologie aberrante, et se caractérise par des destructions massives et par l’Holocauste. L’intégration européenne est, à cet égard, une réponse institionnalisée pour en empêcher le retour.
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Mais qu’en est-il pour les pays qui ont vécu, plusieurs décennies durant, l’expérience du communisme et qui, depuis, rejoignent l’UE. Évoquer cette expérience donne parfois l’impresssion d’enfreindre un tabou. (******)
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(******) L’auteur pointe certaines réactions négatives exprimées dans la presse allemande, quand a été évoqué un projet d’interdire le symbole de la faucille et du marteau au même titre que celui  la croix gammée – au motif que ce n’était pas comparable. Notons incidemment que ce symbole figure dans les armoiries de l’Autriche, dont l’aigle tient, bien verticalement chacun d’entre-eux entre ses griffes. Aller au lien :
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L’illustration de ce billet se compose d’ailleurs d’armoiries de 12 des 27 pays de l’un – de gauche à droite et de haut en bas :
GB - DK - S - PL
F   -  NL -  D - A
P   -   E   -   I - GR.
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Ces pays sont-ils tenus de réciter comme un credo que l’UE ne peut se justifier que dans l’optique d’une réconciliation franco-allemande ? Qu’elle apporte une sécurité contre le retour du nazisme mais qu’il faut se taire, s’agissant de l’idéologie et des pratiques de l’ère communiste ? Qu’il faut la considérer comme une étape qui prolonge la dynamique de la paix de Wesphalie ? Qu’elle n’est héritière que de la seule version à la française des Lumières ?
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Ne vaudrait-il pas mieux remettre en perspective l’acquis historique communautaire ? Et, peut-être plus difficile encore, reprendre la réflexion sur les différentes philoophies de l’organisation de l’espace européen commun, quand on prend conscience que chacune de celles jusqu’ici avancées, si elle puise dans l’Histoire, cherche aussi à y trouver sa propre légitimité ?
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