vendredi 17 mai 2013

Alzheimer – a



Traversée de la vie. Âge de la retraite. Vie professionnelle qui s’estompe. Davantage de temps disponible pour se tenir au courant de ce qui s’agite dans la tribu.

Des petits-enfants entre émerveillement et momification. Des mamies qui mamifient comme se doit et quelques papys que l’on surprend à papyfier. Sujets d’intérêt commun. Coups de fils, e-mails, éventuelles occasions de rencontre. Liens familiaux qui se retissent.

Constat que soi-même, que les autres… n’ont pas changé mais qu’ils ont tout de même changé : Tu te souviens ? Oui, la petite brune avec une voix perchée… Ah ! Elle s’appelait comment ? Zut, c’est mon Alzheimer… Oui, Amanda – qu’est-ce qu’elle est devenue ?

Ouf pour l’Alzheimer, à partir du moment où le nom oublié revient un peu après, ou même beaucoup plus longtemps, voire reste passionnément fugitif sur le bout de la langue, à la folie, peut-être… Ou qu’il ne revient pas du tout : Alzheimer, avez-vous dit ?

Lorsqu’on le lui a diagnostiqué, Magali a pleuré. La fatalité qui vous dégringole dessus. Paradoxalement, un soulagement en même temps : ces difficultés dont elle prenait progressivement conscience avaient donc une cause externe formellement identifiée – ce qui la libérait en partie d’une potentielle culpabilité intérieure qui aurait pu la ronger : Qu’est-ce j’ai fait au Bon Dieu pour que… ?

Faire face

Autre retombée positive : faire face. Sa trajectoire de vie l’y prédisposait. Et elle avait l’exemple d’une tante maternelle dont elle était assez proche.

Celle-ci avait – c’était avant la guerre et le vaccin (1955) du Dr Salk n’existait pas – été touchée par la poliomyélite : les deux jambes paralysées, avec l’obligation de marcher difficilement avec une canne. Particulièrement courageuse, volontaire et entreprenante, elle avait contribué à fonder l’Association des paralysés de France (devise : Faire face), était devenue directrice de maison d’accueil d’enfants paralysés.

Ainsi, dans la région quelque peu montagneuse où elle les emmenait en promenade, elle leur faisait entonner la chanson fétiche :
Dans la troupe, y pas d’ jambes de bois
Y a des nouilles, mais ça n’ se voit pas
La meilleure façon d’ marcher
C’est sûr’ ment la nôtre
C’est d’ mettre un pied devant l’autre
Et d’ recommencer…

Attitude de Magali : reconnaître et nommer le mal qui la frappe, chercher autant que faire se peut à maîtriser ce qui se met à vous filer entre les doigts et les neurones – aussi bien dans la vie courante que pour l’image que l’on conserve de soi.

Concrètement – quand la mémoire spontanée ne lui permet plus de savoir quel jour on est, ce qu’elle doit faire dans l’heure qui suit ou demain, comment se rendre à tel endroit ou chez des amis : elle se met à noter dans un agenda (gestion du temps) ou sur des fiches (se déplacer) ; elle n'hésite pas à le demander ou se le faire confirmer (emploi intensif du téléphone), par des connaissances ou par des membres de la famille.

Concrètement aussi – ce n’est pas parce qu’elle fait appel aux autres que l’elle doit en devenir dépendante, y compris (et surtout) des plus proches. Faire face pour rester maîtresse de son destin.

Sa trajectoire de vie la prédisposait à faire face

Magali est née pendant la guerre, après un frère aîné et avant quatre autres sœurs. Son père avait connu la crise économique de 1929 et des années ’30 et il estimait que la culture réelle mais surtout classique de ses belles-sœurs les avait laissées démunies pour se défendre dans la vie. Les trente glorieuses aidant, il a poussé ses filles pour qu’elles aient non seulement une solide formation de base, mais que cela débouche aussi sur des compétences et un métier. Dans une famille aux revenus parfois modestes, Magali a pris conscience que son avenir, elle aurait à le construire par elle-même.

Aînée de ses sœurs, elle a rapidement été investie de responsabilités, à la fois assumées et pesantes. À l’adolescence, elle a cherché à s’en échapper – par le haut mais dans une certaine continuité – en prenant des responsabilités dans des mouvements de jeunesse.

Restée célibataire, malgré son désir de fonder un foyer, Magali a prolongé ces orientations initiales en se reportant vers d’autres responsabilités dans des associations culturelles et artistiques, par la pratique d’activités comme la danse, la peinture ou la chorale, par un approfondissement spirituel, par l’animation d’une paroisse au centre de Paris, comme présidente de copropriété… Sur le plan professionnel, le mélange résultant d’une rationalité reconnue et d’une ouverture à autrui lui a permis d’accéder à des places d’excellent niveau dans les domaines de la communication et de la formation d'une grande organisation.

Tout un ensemble qui a favorisé que se tisse autour d’elle un réseau de connaissances et d’amitié, diversifié et durable, dont on constate qu’il répond désormais présent, alors que des temps plus durs sont venus. Du côté familial, le bilan est nuancé.

À la question à qui faire confiance : c’est, sans hésiter, la fratrie qui vient en premier.

Mais, au long des décennies, le déclic d’une certaine complicité ne s’est pas fait entre les autres qui avaient des enfants et elle qui n’en n’avait pas. Peu de contacts avec nièces et neveux, d’où faible réciprocité. Ce n’est pas que les ponts aient été totalement coupés avec les générations suivantes : Magali est la marraine de plusieurs enfants… d’amies et d’amis. Elle a par ailleurs couché en noir sur blanc qu’à parts égales, lesdites nièces et lesdits neveux de la famille hériteront d’une partie de ses biens.

Faire appel à ses proches sans en devenir dépendante

Les proches de Magali sont sa fratrie et le solide réseau d’amitiés qui s’est constitué autour d’elle.

On l’a vu : quand la question lui est posée, c’est le noyau familial – en premier lieu ses sœurs et son frère – qui vient d’abord et auquel elle fait, de préférence, confiance. Véra, l’une de ses sœurs, et Trevor, son frère, vivent comme elle en région parisienne. Ils sont fréquemment présents auprès de leur sœur ou effectuent des démarches, relatives à sa santé, à son autonomie, à son environnement social ou à ses comptes.

L’une de ses trois autres sœurs, Carmen, vit désormais à l’étranger. Même à distance, elle reste de bon conseil car pendant quelques années elle a été responsable auprès d’un tribunal pour suivre des dossiers de personnes dont l’âge faisait qu’elles avaient besoin d’être assistées administrativement.

Héloïse et Solmaz, les deux autres sœurs, vivent l'une et l'autre en province mais viennent aussi en région parisienne retrouver des enfants et petits-enfants. De plus, elles invitent régulièrement Magali à passer quelques jours chez elles. Elles ont été parmi les plus actives dans la recherche d’un établissement qui pourrait intéresser cette dernière par la suite, et pour en visiter – si possible avec elle.

Cette fratrie a montré qu’elle savait coopérer : ainsi, au cours de la précédente décennie, il lui a fallu (à chaque fois pendant plus d’un an) se relayer pour être présents en quasi permanence auprès de leur père puis de leur mère en fin de vie.

De son côté, Magali n’hésite pas à prendre le téléphone pour bavarder avec ses sœurs et son frère et avoir un conseil pratique. Dans les entretiens qu’elle a régulièrement eus à l’hôpital où elle a été suivie, elle témoigne qu’elle s’en remet volontiers à eux. Elle les désigne spontanément aussi comme personnes de confiance auprès des organismes qui lui apportent leur assistance.

La fratrie est enfin attentive à ce que le réseau d’amis et de connaissances resté fidèle à Magali ne s’effiloche pas. Elle continue en quelque sorte de le tisser, en tenant ces personnes au courant et en facilitant les rencontres et les invitations qui l’entretiennent.

Tout est pour le mieux ? On est en fait en pleine valse-hésitation. À cette mémoire qui, dans la tête, s’échappe, on met de multiples béquilles. C'est la raison pour laquelle – sur son agenda, sur des feuilles qu'elle ne parvient plus trop à classer, sur des post-it qui transforment son logis en un feu d'artifice  multicolore... – Magali couche tout par écrit : aussi bien l’objet de ce qui est en jeu, que le contexte immédiat.

Exemple, sur une facture téléphonique : Cette facture est réglée par chèque n° … du samedi 23 février 2013, d’un montant de … €. Mise sous enveloppe puis confiée à Trevor pour qu’il la dépose à la boite à lettres. Il me rapportera une photocopie du chèque. Facture et copie du chèque à classer dans le dossier «Téléphone 2013».

De même, comme rappelé plus haut, son réseau familial et amical fait partie de ses mémoires externes de secours (ex. : au téléphone). Autant dire qu’il est souvent et longuement mis à contribution. Mais si Magali perçoit la moindre velléité d’agir à sa place, la réaction ne tarde pas – voire la méfiance s’installe. Certes, elle reconnaît et nomme son handicap ; certes, elle œuvre elle-même et active les autres pour en compenser les effets ; mais être dépossédée de la maîtrise de son propre destin : Jamais. Le simple terme de tutelle cristallise particulièrement cette crainte.

Ce billet sert d’introduction à une chronique vécue (et en cours) sur l’Alzheimer. Les noms des personnes et des organismes ont été changés, afin d’en préserver l’anonymat.