mardi 17 août 2010

Entre les deux… (10)

Raison versus rationalité
On croit souvent que l’hémisphère gauche a un monopole sur la raison. Non, et on en revient à la distinction entre le quoi et le comment (whatness / howness). Il est vrai que c’est cet hémisphère qui exécute le mieux ce qui est logique, séquentiel et explicite.

Mais d’autres raisonnements moins explicites (déduction et résolution de problèmes comprises) dépendent du droit. L’amygdale de droite, notamment, fait le pont entre celui-ci et les émotions, ce qui contribue au déclenchement du plaisir de la découverte et de la prise de conscience (insight) (*). Cela se passe généralement quand on n’est pas trop concentré. Par ailleurs, la capacité qu’a l’hémisphère droit de détecter des anomalies, aide à s’apercevoir de l’incongruité d’hypothèses antérieures.
(*) Remarque personnelle : relire Essai sur l’invention dans le domaine mathématique, de Jacques Hadamard (1865-1963). Ce célèbre mathématicien, auteur de bien des découvertes dans son domaine, était par ailleurs distrait : c’est ce qui a notamment inspiré le personnage du Savant Cosinus.

Les mathématiques font appel aux deux hémisphères. Celui de droite joue un rôle important pour les calculs – notamment pour l’addition et la soustraction – et c’est sur lui de préférence que les calculateurs prodiges se reposent. Les tables de multiplication, en revanche, relèvent de l’hémisphère gauche. Le raisonnement déductif met en jeu les deux côtés à la fois : zones du langage à gauche et celles du visuel-spatial à droite. L’auteur souligne ici le rôle du précunéus (à cheval entre les deux hémisphères, légèrement en arrière sous la calotte crânienne) qui s’interconnecte profondément, et avec l’émotion et avec le sens de soi (il est en revanche au repos pendant le sommeil ou sous anesthésie), et qui se manifeste quand il s’agit de se placer dans la perspective du "je".

On verra aussi par la suite que l’hémisphère droit a un sens intuitif des nombres dont, approximativement leur grandeur relative. Le gauche est précis mais il n’a pas l’intuition de ce qu’il fait : il suit des règles et manipule des symboles. Tant que l’on est dans le quantitatif absolu, on reste dans l’hémisphère gauche. A partir du moment où on raisonne en termes de relations, le droit reprend la main.

Corps jumeaux
L’émotion est inséparable du corps qui la ressent – elle est à la base de notre engagement dans le monde. C’est l’hémisphère droit qui rend possible notre compréhension empathique, celle de ce que les autres ressentent par ce qu’expriment le langage du corps, ou le ton de la voix.

Chaque hémisphère détient une image de la partie opposée du corps mais seul le droit a accès aux deux côtés à la fois. Ce dernier en a une expérience vivante et identitaire (c’est l’en-soi de Jean-Paul Sartre, le Je suis un corps de Gabriel Marcel, le Leib en allemand, proche de live en anglais) ; expérience plus détachée de la part du gauche (le pour-soi, le J’ai un corps, le Körper en allemand, proche de corpse en anglais). Ce qui veut dire que si le lobe pariétal droit ne fonctionne plus, ce n’est pas seulement une représentation du monde qui disparaît mais de quelque chose de lié de façon vivante et affective à notre relation au monde – ce qui déclenche des troubles sérieux (dysmorphie, anorexie nerveuse…)

De plus, l’hémisphère non endommagé (le gauche) n’est en relation qu’avec la partie droite du corps et pas avec la gauche. Et il se représente le corps comme un assemblage de morceaux, ce qui peut faire croire à un patient que sa main gauche appartient au malade du lit voisin, ou encore à sa mère… D’autres en arrivent à penser qu’elle est télécommandée par des forces extérieures et vient se poser sur lui pour l’ennuyer.

Par ailleurs, une lésion de l’hémisphère droit entraîne une désorganisation de l’intégration corporelle du soi : ce corps peut alors se réduire à des pulsions (ex. : appétit excessif pour le sexe ou pour la nourriture) qui sont comme détachées du comportement naturel de l’individu en question.

S’agissant de l’équilibre sympathique / parasympathique, il faut rester prudent quant aux conclusions que l’on voudrait en tirer car elles ne sont pas pour le moment d’une évidente clarté. On se souviendra néanmoins que le premier système (le sympathique qui régule notamment les battements de cœur et la pression sanguine sous le coup de l’émotion, ainsi qu’à des moments d’incertitude) semble contrôlé plutôt par l’hémisphère droit, tandis que le second (plus orienté vers ce qui est familier et qui favorise une certaine relaxation) l’est par le gauche.

Le significatif et l’implicite
On sait que, plus que l’autre, l’hémisphère gauche dispose d’un vocabulaire étendu et d’un syntaxe subtile et complexe : cela élargit notre capacité de dresser une carte du monde et d’explorer les relations causales entre les choses. Il joue néanmoins sur un monde représenté, où les signes se substituent à l’expérience.

Ce n’est pas le cas sur le plan auditif. Ce que l’on appelle le cortex auditif, que l’on situe à gauche, ne décode pas des sons mais traite des signes déjà élaborés qui en sont une représentation. Idem sur le plan visuel-spatial. On verra bientôt aussi que c’est l’hémisphère droit qui sait le mieux apprécier la musique.

Même s’il se sent chez lui en matière de langage, c’est sa forme que l’hémisphère gauche contrôle, bien plus que sa signification – sur ce dernier point, il faut renvoyer l’ascenseur à son voisin de droite. Qu’il s’agisse de percevoir ou d’exprimer, ce dernier dispose d’un certain vocabulaire et d’une syntaxe – non tant pour jouer avec que pour comprendre ce que les autres veulent dire, et globalement et dans un contexte (ex. : la morale d’une histoire, la fine pointe d’une plaisanterie, l’emploi d’une métaphore, de la poésie…) Il s’appuie notamment sur l’intonation. Il s’y prend de façon pragmatique, pas comme un ordinateur.

L’hémisphère droit se spécialise dans la communication non-verbale, l’implicite, les perceptions inconscientes (ex. : à partir d’expressions du visage, en moins d’une demi-seconde), le mensonge à la différence de la plaisanterie… On sait que l’écriture a souvent du mal à faire passer ce qui est humainement important et les situations chargées d’émotion, tandis qu’une tape sur l’épaule, une main que l’on serre, un regard… peuvent en dire bien plus.

Le "moi" dont il est ici fait état est avant tout relationnel et social. En quelque sorte, un hémisphère gauche endommagé qui prive de l’usage de la parole, c’est moins grave que si c’est le droit : le handicap est beaucoup plus grand – la signification se situe bien au-delà des mots.

The Master and his Emissary – The divided brain and the making of the Western world – Iain McGilchrist – Yale University Press – 2009 – 597 pages..

Le présent billet fait suite à celui du 15 août. Il fait partie d’une séquence sur le Cerveau commencée le 4 juin 2010 (voir la liste des thèmes dans la marge de droite). Il n'est pas exclu qu'au cours de la traduction et en cherchant à condenser, il y ait eu des erreurs ou une mauvaise compréhension : se référer directement à l'ouvrage mentionné ci-dessus.
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