vendredi 15 juin 2012

Entre les deux… (22)

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Heidegger et la nature de l’être
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Remarques préalables
Avant de reprendre mon adaptation très condensée  de l'ouvrage de Iain McGilchrist, je préfère indiquer ceci : près de la moitié du texte qui souligne l’intérêt de l’apport de philosophes relativement récents – de John Dewey à Max Scheler qui viendra clore cette liste – est consacrée à Martin Heidegger. C’est dire l’importance qui lui est accordée. Or on sait qu’Heidegger a été contesté, non seulement en raison de certains de ses engagements avec le nazisme, mais dans la mesure où sa pensée peut être considérée comme reflétant de tels engagements.
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L’auteur, qui lui reconnaît d’ardents admirateurs comme d’ardents détracteurs, se contente de quelques lignes à ce sujet : It is this extraordinary achievement which makes him, in my view, a heroic figure as a philosopher, despite all that might be, and has been, said against the ambivalence of his public role in the Germany of the 1930s. Ceci est suivi d’un renvoi en note : For an unbiased account, see J. Young, 1998. Ce qui, dans la bibliographie, donne : Young, J., Heidegger, Philosophy, Nazism, Cambridge University Press, Cambridge, UK, 1998, ainsi que : Heidegger’s Philosophy of Art, du même auteur et chez le même éditeur, 2004..
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C’est en 1927 qu’Heidegger publie Sein und Zeit – cette œuvre est immédiatement reconnue. Elle est motivée par son insatisfaction de voir l’être considéré jusque-là comme un attribut – pire, une chose – parmi d’autres attributs et d’autres choses : ce qui conduisait à une incompréhension, et du monde et de nous-même.
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À propos de la vérité
Pour lui, quelle que soit la chose que nous cherchons à appréhender, la démarche ainsi entreprise prend part dans ce que cette chose va devenir. Pas de vérité unique donc, ce qui ne veut pas dire qu’aucune ou que toutes les versions se valent, ni qu’il faille rejeter la vérité – ce qui reviendrait à dire que l’affirmation : la vérité n’existe pas serait une vérité plus forte que l’affirmation contraire. Et nous avons besoin d’un concept de vérité – ne serait-ce que pour pouvoir agir.
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Le mot vérité est lié à une croyance. Cela vaut pour le verum latin, dont la racine en sanskrit se rattache à choisir/croire. En anglais, true et trust (confiance) sont de la même famille. Heidegger rattache ce mot à aletheia, concept qui, en grec, peut être pris au sens de la découverte de quelque chose qui existait déjà ; ce peut aussi être la description en négatif d’une autre chose ; ou encore un processus de dévoilement (un-concealing) progressif. La vérité relève d’ailleurs de ce processus – ce qui s’oppose à l’idée d’une vérité statique qui serait donnée une fois pour toutes. L’être est caché et la vérité des choses requiert une attention patiente et empathique envers le monde.
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Mais, au même moment où elle dévoile certains aspects, la démarche de la vérité en masque d’autres : il n’y a pas de point de vue privilégié. Exemple : la couleur bleue correspond-elle à la longueur d’onde de 0,46µ ? A ce que l’on perçoit dans un tableau d’Ingres ? Ou au bleu du ciel ? En ce sens, nous créons le monde en fonction de la manière dont nous lui portons attention. Passons à un autre niveau : la vérité des choses est insaisissable, ineffable. Les voir véritablement n’est qu’un tour de passe-passe : on y substitue quelque chose de familier et de saisissable. On est dans le monde de la représentation – suivez mon regard : on est sous la coupe de l’hémisphère gauche.
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Être à l’écoute et prendre soin de
Se tournant vers l’œuvre d’art, Heidegger estime que le fait d’être caché n’implique pas qu’il faille se désespérer devant ce qu’elle a d’incompréhensible, ni y voir n’importe quoi. Sa signification s’y trouve totalement présente mais ne peut pas en être extraite ni mise en lumière tout de go. Il nous faut en avoir une idée, et sa  découverte sera liée à un patient mûrissement (la comparaison proposée ici est avec l’attitude d’écoute dans L’Annonciation de Fra Angelico). Il ne s’agit pas de répondre à mais d’entrer en correspondance avec.
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Pour Descartes (par exemple – mais aussi bien pour Platon ou Locke), la vérité est déterminée et validée par une certitude située dans un ego qui parvient ainsi à connaître et s’approprier le monde. Pour Heidegger, nous sommes un auditeur privilégié qui fait écho à l’existence : non pour savoir et utiliser, mais pour être à l’écoute, être en réponse/responsabilité. Ne pas se contenter de connaître mais pour prendre soin de.
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Ce qui est familier ne s’entend pas comme étant un cliché utilisé à force d’habitude dans le monde de la représentation – mais comme étant de la famille dont notre être au monde (Dasein) prend soin dans le monde concret de tous les jours (Sorge). Cela passe par notre corps et par nos sens : mais pas via ce corps étranger qui habite un être cartésien occupé à disséquer les choses de façon analytique et verbale.
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        Le temps vécu
De même que c’est le cas pour le corps, nous ne vivons pas au fil d’un temps qui est de notre conception : nous vivons le temps (l’ouvrage cité d’Heidegger s’intitule Sein und Zeit). Cette expérience fait du Dasein un être qui s’achemine vers la mort – en l’absence d’une telle perspective, notre existence ne prendrait pas soin de, il lui manquerait ce pouvoir qui nous attire vers les autres et vers le monde. Le temps ne se réduit pas à une succession de moments.
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        Décodage en hémisphère droit/hémisphère gauche
L’auteur fait ici un parallèle entre ce qu’exprime Heidegger à propos de la vie de tous les jours, et le sujet de son ouvrage consacré à l’hémisphère droit et à l’hémisphère gauche du cerveau. [Je le signalerai de façon abrégée dans ce paragraphe : D/G.] Il prend l’exemple du marteau : quand je l’utilise, c’est l’ensemble de cette action qui prime (D) mais quelque chose se met à clocher, il se peut que mon attention se focalise sur le marteau lui-même (G). La vie est pourtant plus complexe (D) que le simple schéma analytique (G) qui vient d’être esquissé. Il n’y a pas, d’un côté, une simple énumération d’objets (G) et, de l’autre, ceux-ci ne se contentent pas d’habiter un monde plus vaste (D) : il y a un va-et-vient entre les deux.
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Dans la vie courante, les choses trouvent leur place concrète (D), mais la routine peut les reléguer à une inauthenticité de représentation (G) ; à savoir que l’idée de marteau (G) se substitue à l’expérience que nous en faisons (D). Mais pourtant, si à quelque occasion inattendue nous sommes amenés à nous focaliser sur ce marteau (G), ce peut être une redécouverte, un retour étonné à son authenticité oubliée (D). Étonnement qui – pour bien des philosophes, dont Heidegger – est le point de départ de la philosophie.
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Les limites du langage
À partir du moment où les choses sont reléguées dans l’inauthentique, conceptualisées, elles sortent de leur contexte vivant et apparaissent comme à travers une fenêtre (référence à la démarche cartésienne), ou comme à l’intérieur du cadre d’un tableau ou d’un écran de TV ou d’ordinateur – avec une coupure à l’endroit des contours de ce cadre.
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De même, par rapport à une réalité ramifiée et interconnectée en réseau, le langage est, dans sa linéarité séquentielle, un intermédiaire qui fixe des limites et qui, éventuellement, fausse et distord. Heidegger l’estime néanmoins nécessaire. Mais il faut que l’écriture parvienne à épouser des images et des métaphores de cheminements, parcourir des circuits, procéder de façon indirecte. La vérité est un processus en marche, et non un objet dans sa fixité.
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On voit de nouveau ici la différence avec Descartes, pour qui embrasser plusieurs objets du regard était n’en voir aucun : il préconisait une démarche, un pas après l’autre. La réponse d’Heidegger a notamment été la métaphore. Il se plaignait cependant du caractère trop à sens unique du langage – surtout à l’arrivée de l’âge informatique – au point, comme Ludwig Wittgenstein, de recourir à la poésie, y compris en philosophie.
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        Écouter le langage, éveiller la compréhension qui est en nous
Pour lui, par ailleurs, il ne s’agit pas de manipuler les mots à notre usage : ce n’est pas nous qui parlons un langage mais un langage qui parle en nous. Il nous faut écouter ce que notre hémisphère droit (réputé silencieux) a à nous dire – ce qui n’est pas facile à partir du moment où nous sommes tentés d’entrer dans le monde de ce langage séquentiel linéaire dont l’autre hémisphère a le monopole.
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Nous en arrivons ainsi à cette expérience  - ô combien familière à l’expérience – que notre compréhension ne cherche pas à attraper une proie, mais qu’elle porte sur quelque chose qu’il nous faut éveiller et déployer en nous-même. De même, il n’est pas possible de faire comprendre quelque chose à d’autres, s’ils ne l’ont pas déjà compris : tout ce que nous pouvons faire dans ce cas est d’éveiller une compréhension latente qui est en eux.
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Remarques finales
Au moment de terminer l’exposé des réflexions que lui inspire Heidegger, l’auteur se dit convaincu que, en dépit des apparences, la philosophie prend sa source dans l’hémisphère droit et y retourne finalement, après passage par l’hémisphère gauche. Il souligne aussi que la philosophie n’est pas le chemin obligé de la compréhension du monde – Heidegger avait lui-même esquissé une échappatoire via la poésie. Arthur Schopenhauer, par ailleurs, estimait que les médiations de l’art – en particulier de la musique – sont mieux capables que la philosophie de révéler la nature de la réalité.
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S’appuyant enfin sur l’ouvrage Die Frage nach dem Technik (1949), l’auteur remarque qu’Heidegger avait estimé que, à la suite de la theoria grecque et de la contemplatio latine, une continuité fatale s’était établie entre le langage de la métaphysique occidentale (qui cherche à affirmer, prédire, définir, classifier) et une maîtrise technique rationnelle de la vie : l’évènement fondamental de l’âge moderne est la conquête du monde en tant qu’image. Ne considérant le capitalisme et le communisme que comme deux variantes de cette exploitation technique de la nature, Heidegger prédisait que l’oubli concomitant de l’être mènerait au désastre.
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Scheler : la valeur pour constituer la vérité
S’étant intéressé au développement de l’enfant et à la linguistique, Max Scheler a affirmé que notre première expérience du monde est intersubjective, au point de ne pouvoir distinguer soi-même de l’autre. Cela se base sur l’émotion et se rattache à une primauté de l’affect (et nous rappelle Pascal : Le cœur a ses raisons que la raison ne connait pas)… Mais pas n’importe quel affect : l’amour, pouvoir d’attraction aussi fondamental que la gravité pour l’univers physique.
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Pour lui, la valeur est un fait primaire, un aspect pré-cognitif du monde existant, ni purement subjectif ni purement consensuel – la même action peut, pour deux personnes différentes, avoir des valeurs différentes. Notre capacité d’apprécier les valeurs détermine l’attention que nous portons aux choses – en commençant par le tout, plutôt que par les parties.
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Scheler a hiérarchisé les valeurs. En commençant par le bas, il y aurait celles relatives à l’utilité et au plaisir (les sens), puis des valeurs de vitalité (courage, loyauté, traitrise…), celles de l’intellect ou de l’esprit (justice, beauté, mensonge…) et enfin le sacré. À noter que, pour revenir à l’hémisphère droit, les valeurs du niveau inférieur dépendraient de celles du haut – et à l’inverse pour l’hémisphère gauche.
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The Master and his Emissary – The divided brain and the making of the Western world – Iain McGilchrist – Yale University Press – 2009 – 597 pages...
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Le présent billet fait suite à celui du 15 mai. Il fait partie d’une séquence sur le Cerveau commencée le 4 juin 2010 (voir la liste des thèmes dans la marge de droite). Il n'est pas exclu qu'au cours de la traduction et en cherchant à condenser, il y ait eu des erreurs ou une mauvaise compréhension : se référer directement à l'ouvrage mentionné ci-dessus.
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