vendredi 19 février 2010

Nature humaine : une illusion ? (2)

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Nature humaine, péché originel, rôle de la société monarchique
Du Moyen-âge aux Temps modernes, ce n’est pas tant l’image d’une humanité formant une seule et même famille qui l’emporte. Avec une insistance sur le péché originel, c’est plutôt celle du revers de la médaille qui saute aux yeux.

Imbu de l’amour de soi l’homme, auteur de la méchanceté inhérente à notre nature, a désobéi : la société devient le nécessaire antidote coercitif à notre égoïsme et sa fonction, celle de la monarchie notamment, est d’en réprimer la bestialité. Or la royauté médiévale affiche une certaine parenté avec le divin. Selon les variantes, le roi est l’exécutant, le vicaire, le successeur de la divine Providence – à la limite, Dieu fait homme.

Au 13ème siècle, un docteur de l’Église dont la pensée a si bien marqué celle-ci que six siècles plus tard on la déclarera doctrine officielle – saint Thomas d’Aquin voit de la monarchie partout : pour toute unité organisée, il y a un principe qui domine le reste, en cascade depuis Dieu puis se fragmentant à mesure que l’on descend dans l’échelle des êtres, jusqu’au sein de la matière inanimée.

S’il se réfère à Aristote pour admettre que l’homme peut être naturellement sociable, il veut éviter qu’on le lave pour autant du péché originel, en arrive à distinguer l’âme de l’homme rationnel par laquelle il réfrène ses désirs intérieurs, de l’âme désirante qui est, elle, insatiable, rappelle qu’une société est fondée sur l’intérêt et le besoin et conclut que la royauté est un instrument nécessaire à la communauté. Ce faisant, il réduit l’homme qu’Aristote considérait comme un animal politique à une fonction économique – s’associer, égoïstement, au sein de la cité en vue d’assurer son existence matérielle. La vertu du roi est de permettre de concilier les conflits des hommes au profit de l’intérêt commun.

Va-et-vient entre hiérarchie et pulsion égalitaire
A la même époque pourtant, la pulsion égalitaire est au travail : certaines notions en transparaissent dans le système féodal, la royauté perd de ses prétentions pour devenir l’instrument de la société. Des cités aux guildes et jusqu’aux paysans, la lutte pour plus d’autonomie est à l’ordre du jour. Les hommes ne considèrent plus devoir vivre sous le joug des princes pour réprimer leurs vices – dès la fin du 11ème siècle, on voit naître des républiques dans des villes de Lombardie et de Toscane.

Mais, simple tentative d’assurer une harmonie entre classes sociales et intérêt collectif de l’État confié à des professeurs qui prêchent les vertus civiques, la formule n’arrive pas à tenir la route – à Florence près, à la fin du 13ème siècle c’est à un prince que l’on remet à chaque cas le pouvoir. Au début du 16ème siècle, Machiavel renverse l’idée d’une paix nécessaire à la grandeur civique, revient à la thèse de l’homme narcissique et de l’immoralité des sujets, conseille aux princes la duplicité précisément pour cette raison, et de laisser libre cours aux factions en vue de faire régner l’intérêt commun.

Et pendant ce temps là, dans l’Angleterre élisabéthaine, c’est bien l’univers hiérarchique qui l’emporte (relire Troïlus et Cressida). Quelques décennies plus tard, guerre civile, décapitation de Charles 1er et avènement de Cromwell puis restauration de la monarchie après le décès de ce dernier. C’est la période au cours de laquelle Thomas Hobbes, un royaliste, un passionné de Thucydide dont il a été le premier traducteur en anglais, rédige le Léviathan : à l’état de nature, l’homme primitif est principalement mû par la crainte et le désir (la guerre de tous contre tous) ; pour l’en faire sortir il faut fonder un état civil, artificiel, basé sur la raison car c’est aussi un être calculateur : par instinct de conservation et dans la perspective de satisfaire autrement ses désirs, chacun doit renoncer à certains de ses droits pour les transférer à un souverain (le Léviathan) dont il devient le sujet.

Entre pouvoir souverain et équilibre des pouvoirs
Projetons-nous d’un bon siècle de plus et (nous sommes entre Anglo-saxons – toute proximité de date avec la Révolution française ne justifie pas qu’on s’y attarde explicitement) voyons ce qui se passe avec les Pères fondateurs de ce qui deviendra les États-Unis. Ceux-ci ont de la nature humaine une vision pessimiste qu’ils font remonter à l’Antiquité, qui est également alimentée par la tradition chrétienne de la Chute de l’homme – épisode encore plus méprisable dans sa version calviniste.
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La république américaine sera ainsi fondée sur une interprétation à la Thomas Hobbes : l’état de nature de l’humanité, c’est la guerre. Pour ces Pères fondateurs, l’être humain est un atome d’égoïsme. On pourrait égrener bien des affirmations que l’on pourrait considérer comme réalistes mais qui sont, en fait, celles de grandes figures du commerce et de la finance qui pensent que la finalité du gouvernement s’identifie à la protection de la propriété privée et qui ont leurs raisons de craindre une révolte des pauvres (puisque le peuple est souverain), au nom de la liberté, de l’égalité et de la démocratie.

Comment inscrire cela dans la Constitution ? C’est là où John Adams – lecteur assidu de la Guerre du Péloponnèse de Thucydide, notamment de l’épisode de Corcyre… et futur vice-président auprès de Georges Washington, puis président des États-Unis, propose de faire jouer le pouvoir contre le pouvoir. Face à l’exécutif, deux chambres : celle des représentants élus par le peuple et une autre, composée par une aristocratie fondée sur la richesse... Ce n’est plus la monarchie comme chez Hobbes – mais ce sont toujours des désirs égoïstes, des pulsions dépravées, plus fortes mêmes que le lien social, avec laquelle il faut composer, alors que les vertus morales, les capacités intellectuelles, la richesse, la beauté, l’art ou la science ne sont d’aucun secours.

Une thèse pour conclure
De la Grèce antique à la naissance des États-Unis en passant par la tradition chrétienne, l’auteur a ainsi voulu souligner à quel point l’Occident s’était laissé enfermer dans une sombre vision de la nature humaine face à laquelle les lois et la culture, que ces mêmes hommes élaborent, ne peuvent mais. Il mentionne au passage la mise hors-jeu de ce que recèle une communauté fondée sur la parenté et l’exacerbation consécutive de la notion d’intérêt exclusivement personnel.

Un peu plus loin, il appellera Freud à la rescousse de saint Augustin (pour qui : si les enfants sont innocents, ce n’est pas parce qu’ils manquent du désir de faire mal, mais parce qu’ils manquent de la force de le faire) et de Hobbes (le homo homini lupus, emprunté à Plaute, refait vigoureusement surface dans Malaise dans la civilisation de Freud).

Fort de son bagage d’anthropologue - lui qui s’est, pour l’essentiel, intéressé aux peuples des îles Fidji et Hawaï, il se plaira à souligner qu’en de nombreuses régions de la planète – dont les Maori de Nouvelle-Zélande, les Chewong de Malaisie, les Yakouguires de Sibérie, ou les Indiens d’Amérique – on étend la parenté aux objets, rivières, plantes, animaux (notamment à l’occasion de la chasse) ou esprits…

Plus intéressante est la thèse par laquelle il conclut son ouvrage. Si, d’un point de vue anatomique, l’homme a 50 000 ans, les signes de culture dans son histoire remontent à près de 3 millions d’années : son évolution biologique aurait ainsi, sur toute cette période, obéi à une sélection culturelle – nous aurions alors été, corps et âme, façonnés pour vivre une existence culturelle, l’homo sapiens résultant de l’intégration du corps dans le champ des symboles. Marshall Sahlins prend l’exemple de l’eau bénite et de l’eau distillée : la différence n’est pas chimique mais de signification – et, en termes de désirs et de besoins, peu importe que ceux qui l’utilisent aient soif ou non. Mener une vie conformément à la culture revient à parachever ces tendances à la création de symboles, à ce qui pour nous a un sens.

Déterminée à produire du sens, la nature humaine est un devenir plutôt qu’un être-toujours-là. En disant : dans nos instincts (aujourd’hui : dans nos gènes), nous parlons de pratiques culturelles comme si elles y étaient inscrites. Estimant que la civilisation occidentale s’est construite sur une vision pervertie et erronée de la nature humaine, l’auteur estime que cette fausse idée met en danger notre vie.
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Marshall Sahlins - La nature humaine, une illusion occidentale - traduit par Olivier Renaut - L'Éclat / Terra incognita - 2009

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