jeudi 18 février 2010

Nature humaine : une illusion ? (1)


C’était vers le milieu de l’année dernière. Une personne dont j’apprécie les choix dans ce domaine me l’avait offert d’autant, ajouta-t-elle, que quelqu’un d’autre, qu’elle avait en estime, était tombé en arrêt sur ce petit bouquin d’une centaine de pages dans la librairie, et avait exprimé un vif intérêt pour ce qui lui semblait être une découverte.

Cela suffit-il pour y consacrer un (double) article dans ce bloc-notes ? Je me suis laissé séduire par cette grande fresque qui traverse les siècles et qui – même si cela mérite débat – permet de mieux situer des hommes et des courants d’idées dont je n’ignorais pas l’importance mais dont un certain brouillard m’estompait les contours.

Dans La Nature humaine, une illusion, occidentale, Marshall Sahlins qui a professé l’anthropologie à l’université de Chicago, fait un ou deux allers-retours avec l’Histoire. Je me permettrai de suivre ici l’ordre chronologique, de marquer une pause à mi-parcours et de mentionner la thèse de l’auteur en conclusion.

Grèce antique : des dieux et des mortelsNous commençons par une Grèce qui était en ces temps-là à l’honneur. Vers 700 avant JC, donc un peu après l’Iliade et l’Odyssée de Homère, on attribue au poète Hésiode d’avoir rédigé – à partir d’une multiplicité de versions (y compris quelques échos d’origine babylonienne) ce qui s’est par la suite imposé comme le meilleur récit mythique de l’origine des Grecs.

Commençons par les dieux : après une période de chaos et à l’issue d’une bataille longue et sans merci, Zeus sort victorieux et instaure le règne de la paix et de l’ordre. Certes les dieux se laissent encore aller à des disputes mais tout cela est encadré par des serments.

Passons aux mortels de l’Olympe : c’est une dégradation progressive, depuis l’Âge d’or paradisiaque jusqu’à l’Âge de fer, le pire, contemporain d’Hésiode qui s’en lamente – en passant par l’Âge d’argent, celui de bronze puis des héros (où se situe la guerre de Troie). Finis la justice, les liens filiaux, la morale, le respect des serments… C’est le chacun pour soi, le goût pour le pouvoir et l’argent – une ère de violence et de désir de destruction.

Entre dieux et humains, les rois des cités grecques. Chaque État y est un produit du Ciel et de la Terre : un héros, né de l’union de Zeus avec une mortelle, monte sur le trône du roi jusqu’alors en place, en épousant sa fille. L’autorité royale finit pourtant par être mise en cause par une élite, tandis qu’une notion d’égalité commence à faire tache d’huile et à s’opposer à celle de hiérarchie. En pratique, c’est l’époque de l’avènement de la démocratie athénienne.

Démocratie athénienne contre l’oligarchie soutenue par Sparte
Au 5ème siècle avant JC, l’opposition entre hiérarchie et égalité atteint son paroxysme avec la guerre du Péloponnèse : au sein de nombreuses cités, c’est la guerre civile entre élites et factions populaires ; à l’échelon de la Grèce, c’est une confrontation généralisée entre la démocratie (soutenue par Athènes, puissance maritime et commerçante) et le gouvernement par quelques-uns, l’oligarchie (soutenue par Sparte, puissance terrestre et militaire).

C’est à cette occasion que l’on peut passer le relais à Thucydide qui est non seulement un historien qui s’attache aux faits et cherche à en dégager une explication, mais aussi comme un journaliste puisqu’il est contemporain de ce qu’il relate. Son œuvre n’est autre que La Guerre du Péloponnèse. Arrêtons-nous un instant sur l’épisode de Corcyre, sur lequel on reviendra : la classe privilégiée (dont Sparte est l’alliée) se soulève contre le gouvernement démocratique en place dans cet État ; la flotte athénienne finit par encercler la cité et la fraction oligarchique sera écrasée dans le sang.

La loi/culture relève de l’humain, pas la nature
Faisons aussi une pause avant de reprendre le fil historique, ne serait-ce que pour faire un tour des concepts qui commencent à se dégager.

A Athènes, les citoyens (mais pas les femmes, les esclaves ni les étrangers) participent de façon égale dans un régime où ils concilient leurs intérêts privés, gérés dans le cadre de leur maison particulière, avec l’intérêt et le bien de la cité – bien public que définit la loi. Toujours en matière d’égalité, digression du politique vers la cosmologie : l’univers y est un système naturel autorégulé par des échanges entre quatre éléments à parts égales… et vers la santé : à l’origine des maladies on aurait la domination de l’une des fonctions du corps – la cure allopathique pratiquée par les disciples d’Hippocrate consiste à prescrire le contraire de l’élément en excès.

Toujours vers le 5ème siècle avant JC, on perçoit un clivage qui s’instaure entre la nature (physis) et la loi (nomos)… à savoir la culture. Les propriétés des choses naturelles (ex. : une pierre tombe vers le bas) ne peuvent pas être modifiées par la volonté des hommes : la nature renvoie à ce dont les hommes ne sont pas responsables… y compris leur vice et leur cupidité. La loi, en revanche relève de l’agir humain : sa connaissance et sa mise en pratique sont le fait d’un sujet.

Or, la nature ne se souciant pas de la loi, il ne reste à la culture qu’à s’accommoder de ceux qui ne poursuivent que leur intérêt et qui se montrent cruels envers les autres. La nature passe ainsi en première position devant l’art, la loi, la politique, les mœurs… Pis encore, on observera par la suite un glissement de la signification de nomos : de convention ou de conformément aux mœurs, il passera à par erreur, ce qui l’oppose à l’authenticité et à la réalité de la nature. Mais si cette dernière est mise en valeur, c’est sous deux aspects opposés : soit le mythe d’un bon sauvage malencontreusement placé sous le joug de la culture (il faut laisser faire la nature, consommer des produits bio…), soit celui de la cupidité naturelle de l’homme qui avance sous le masque d’une culture que la nature tient à sa botte (les soi-disant bons sentiments – autre exemple : en promouvant le règne de la justice et de l’équité, et en dissimulant leur intérêt personnel, la majorité des faibles s’octroie un avantage que la nature lui refuserait…).

Mise hors-jeu d’une communauté fondée sur la parenté
En regard de cette partition impeccable (et implacable ?) entre nature et culture, Marshall Sahlins avance ici une autre conception de la nature humaine. Il prend d’abord appui sur la tragédie de Sophocle qui repose sur l’incompatibilité entre les principes de parenté et la loi de l’État : Créon, tyran de Thèbes fait primer celle-ci sur les devoirs familiaux d’Antigone, lui interdisant d’inhumer son frère, précisément mort sous les coups de la cité dont il était l’ennemi.

Mais la tradition occidentale a mis pratiquement hors-jeu cette communauté fondée par la parenté – elle qui est pourtant à la source d’émotions parmi les plus profondes – et ce sont les philosophies de la nature humaine qui ont pris le dessus. L’auteur de l’ouvrage fait l’hypothèse que ladite nature s’y réfère d’abord aux désirs d’hommes adultes s’adonnant à la vie publique dans la cité. Ce qui exclut femmes, enfants et anciennes coutumes, ainsi que la sphère privée, c’est-à-dire le foyer où la bonté comme valeur pourrait conduire à renoncer à l’idée d’un intérêt exclusivement personnel.

Au 4ème siècle avant JC, Aristote avait néanmoins décrit la parenté comme un ensemble de relations à autrui, permettant de constituer l’identité subjective ainsi que l’identité objective de la personne. On ne se limite pas aux liens dus à la naissance mais on inclut ceux du mariage – inclusion qui, pour d’autres peuples à travers le monde, tend à mettre en commun un lieu, une histoire, des échanges ou des souvenirs, et à favoriser une assistance mutuelle).

Environ 400 ans après JC, l’un des Pères de l’Église, saint Augustin, fera de nous les descendants d’un même ancêtre, de l’humanité une seule et même large famille… et affirme que la famille, ainsi émanée de Dieu, constitue le premier ordre de cette humanité.

Nous venons ici de franchir plusieurs siècles, avant – dans le second article – de reprendre le parcours chronologique et nous rapprocher de l’époque actuelle.
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Marshall Sahlins - La nature humaine, une illusion occidentale - traduit par Olivier Renaut - L'Éclat / Terra incognita - 2009

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