lundi 26 octobre 2009

Vagabondage dans le temps

Amin Maalouf – du roman à l’essai
D’Amin Maalouf j’avais eu l’occasion de lire avec plaisir ses deux premiers romans qui datent des années ’80, l’un et l’autre inspirés par un personnage historique :
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Léon l’Africain dont la famille se réfugie à Fès, suite à la prise de Grenade par les Rois catholiques (il n’a que 4 ans), qui devient diplomate, voyageur et explorateur du Nord de l’Afrique – allant jusqu’à Constantinople. En 1518 (il a alors 30 ans), il est fait prisonnier par les chevaliers de l’Ordre de Saint Jean qui – impressionnés par sa culture – en font don au fils de Laurent le Magnifique, le pape Léon X, ami des arts plus que théologien. Adopté comme un fils par ce dernier, il en reçoit le nom en baptême – d’où : Léon l’Africain.
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Samarcande du nom de cette ville d’Ouzbékistan, à la limite entre les mondes turc et persan. Le personnage principal est le poète, mathématicien et astronome Omar Khayam d’origine perse, qui vécut quatre siècles avant Léon l’Africain, et séjourna à Samarcande quelques années alors qu’il avait dans les 25 ans.
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Ce n’est pas un roman mais un essai d’Amin Maalouf publié cette année qui m’a été récemment offert : Le dérèglement du monde, fruit d’une réflexion dont on souhaiterait qu’il en existe davantage par ailleurs et rédigé avec beaucoup de clarté. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille être en permanence en accord avec ce qu’exprime l’auteur – mais on en sort avec des points de repères plus riches que lorsqu’on y était entré.
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Rôles connus et inattendus de la papauté
Ce qui suit maintenant n’en est ni une analyse ni une recherche de points d’accord ou de désaccord mais le télescopage entre ce que j’ai trouvé dans l’un des chapitres et ce que j’ai croisé dans ma vie courante, au hasard de rencontres, d’autres lectures ou d’informations du moment.
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Premières lignes : «Ce qui a assuré la pérennité des papes et cruellement manqué aux califes, c’est une Église et un clergé.» Pas très nouveau me direz-vous. Ainsi, au chapitre sur "Le Corps médiateur" de son ouvrage Dieu, un itinéraire, Régis Debray fait remarquer aux chrétiens qu’ils seraient avisés de suivre le conseil de Nietzsche : «Ce que l’on te reproche, cultive-le : c’est ta meilleure part» ; que leurs Églises, c’est sans doute ce qu’ils auront fait de mieux. Bien sûr, il arrive à l’institution d’apparaître comme un contre-témoignage et il faut toujours en appeler à l’Évangile ; mais – ajoute-t-il aussitôt – désolante serait l’absence d’institution, qui verrait le témoignage disparaître.
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Intermédiation ou face-à-face ?
Mais Maalouf se place rapidement sous un autre angle : prenant appui sur ce réseau serré, il note que le souverain pontife a pu en son temps excommunier et faire trembler des empereurs. En tant que gardienne de l’orthodoxie, la papauté a contribué à préserver la stabilité (ne serait-ce qu’intellectuelle) des sociétés catholiques : en termes d’efficacité et sans discuter du bien-fondé ni des méthodes, elle a su s’opposer aux conceptions d’un Savonarole au XVe siècle et à la "théologie de la libération", il n’y a pas si longtemps.
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Il souligne alors le contraste avec la religion du Prophète qui a nourri dès les commencements une grande méfiance vis-à-vis des intermédiaires – l’homme étant supposé se trouver en tête-à-tête avec son créateur. Une institution ecclésiastique forte n’a ainsi pas pu émerger. Face aux califes, l’arbitraire des princes a pu s’exercer sans retenue. En l’absence d’une institution similaire à la papauté, des dissidences se réclamant de la religion ont pu fleurir dans le monde musulman et, aujourd’hui comme hier, les conceptions les plus radicales se propager parmi les fidèles sans qu’on parvienne à les contenir.
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Autres conséquences, paradoxales
- D’une part, la puissance des papes, en mesure de faire face à d’autres plus temporelles, a permis de tracer une frontière entre le politique et le religieux puis abouti à une réduction du religieux dans les sociétés catholiques tandis que la sensibilité a priori anticléricale de l’islam semble y avoir favorisé le déchainement du religieux – notamment parce que la contestation politique ou sociale peut se servir du religieux pour s’attaquer à un pouvoir en place.
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- D’autre part, la papauté – institution éminemment conservatrice, voire retardataire – a permis le progrès. Bribes extraites du livre de Maalouf : «Au début, on se rebiffe, on freine, on fulmine, on menace, on condamne, on interdit. Puis, avec le temps, souvent énormément de temps […] Ensuite […] on valide le changement […] A partir de ce moment-là, on ne tolèrera plus les zélateurs qui voudraient revenir en arrière.» (Sont mentionnées les théories de Galilée ou de Darwin, les prescriptions vestimentaires concernant les femmes…). A opposer à des retours en arrière sous forme de fatwa, aussi bien dans le domaine de la science que dans ceux de l’économie, de la politique ou du social.
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Réforme, individualisme et valeurs
Clin d’œil au passage à Léon l’Africain : au moment où il se fait adopter par le pape du moment, ce dernier cherche, sans succès, un terrain d’entente avec Luther. L’ironie de la situation est que, culturellement et intellectuellement, tout l’y pousse mais que – on n’est pas Médicis pour rien – le train de vie qu’il insuffle au Vatican, doublé par les besoins suscités par la construction de la Basilique Saint Pierre, lui font intensifier le recours aux indulgences comme source de financement – ce qui ne va pas du tout dans le sens des gens de la Réforme qui y voient un instrument de corruption.
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Revenons à la papauté catholique pour en opposer cette fois l’approche avec celle de la Réforme qui met préférentiellement l’individu face avec Dieu et ne cache pas ses réticences face aux institutions cléricales. A entendre désormais l’interprétation de textes sacrés que font certains prédicateurs évangélistes, à constater l’enseignement donné dans certaines écoles que l’univers a été précisément créé en 4004 avant JC, à voir l’influence qu’ont pu, que peuvent avoir de telles minorités qui fréquentent les allées du pouvoir et pèsent sur le comportement de la superpuissance mondiale... on est en droit de s’interroger.
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Or, dans la ligne de L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme de Max Weber, force est de constater que la recherche individuelle du salut a été en phase avec les développements économiques de ces tout derniers siècles et, plus généralement, avec ceux dans les domaines politiques et sociaux qui les ont accompagnés et sont plus ou moins devenus une référence sur l’ensemble de la planète. Dans son Cours familier de philosophie politique qui date lui aussi d’une petite dizaine d’années, Pierre Manent remarque cependant que la transition démocratique initialement destinée à contourner l’ancienne logique d’obéissance à des pouvoirs profanes ou religieux s’est progressivement vidée quant à son cadre public, en faveur de plus en plus de liberté privée – centrée sur le citoyen, elle a glissé vers l’individu. Mouvement qui semble s’étendre au détriment de l’autorité des Églises, de la Nation, ainsi que de la famille.
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Ces réflexions d’Amin Maalouf m’ont d’autant intéressé que, au même moment, quelques-unes des personnes qui avaient plus ou moins été imprégnées par un catholicisme social ambiant mais dont le parcours professionnel a non moins été imprégné par la mondialisation économique et ses valeurs, exprimaient un élan plus qu’œcuménique vers des communautés protestantes.
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Et l’art ?
Additif à ce vagabondage : Marc Fumaroli vient de tirer d’un séjour de six mois à l’université de Columbia les matériaux pour son récent Paris – New York et retour – Voyage dans les arts et les images. On sait que l’auteur juge sans indulgence l’art contemporain. Mais sans nous laisser retarder par le débat qui ne manque pas d’intérêt en soi sur ce positionnement, arrêtons-nous un instant sur quelques remarques (analyse proposée sur le site de Clio). La culture du Nouveau Monde lui apparaît consubstantielle au projet que nourrissaient les premiers colons de la Nouvelle Angleterre «de recommencer sur une table rase l'histoire du christianisme, déviée en Europe par le revival de l'idolâtrie païenne dans le culte des arts de l'Eglise romaine.» C'est, plus tard avec la photographie et le cinéma, que l'Amérique se réconcilie avec l'image dont elle est devenue d'autant plus consommatrice, dit-il, «qu'elle a ignoré la prière devant les icônes, la méditation des tableaux de dévotion et le repos délicieux que donnent les tableaux de délectation».
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Revenant à Paris et à des thèmes qui lui sont favoris, il oppose au rôle joué par l'Eglise catholique dans la production artistique aux époques médiévale et moderne, la fonction exercée ensuite en ce domaine par l'État. Et il ne voit dans le rôle actuel de Paris, premier foyer artistique d'Europe il y a un siècle, qu'une volonté d'imiter New York en tentant de s'imposer comme un pôle majeur de la nouvelle culture-monde qu'il juge mortelle pour «la culture de l'âme, dont l'esprit et le cœur ont un besoin intime, et le loisir contemplatif (otium vs negotium) qui est sa condition d’exercice.»
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